Re: Andrei Roublev (Andrei Tarkovski - 1966)
Publié : 7 févr. 16, 16:36
J'ai ressemblé mes idées sur le film pour en écrire une critique (que je viens de poster sur mon blog) - la voici pour les amateurs (et pour redonner envie, qui sait ?, à Demi-Lune de voir enfin le film).
Série des films-mondes.
Andreï Roublev : le film-monde d'Andreï Tarkovski
En Russie, au début du XVe siècle, Andreï Roublev, jeune et innocent peintre d'icônes touché par la grâce, quitte son monastère pour aller peindre la cathédrale de l'Annonciation de Moscou. Chemin faisant, il découvre le monde et fait l'expérience du mal. Voilà le résumé que l'on donne généralement d'Andreï Roublev (1966) d'Andreï Tarkovski, qui non content de ne pas rendre justice au film, décourage parfois les esprits curieux par son caractère général. Pourtant, sur ce canevas classique du récit d'apprentissage, Tarkovski a réalisé l'un des films les plus extraordinaires de l'histoire du cinéma, une toile de maître en noir et blanc où des observations sur l'art, le libre arbitre et le mal s'incarnent en images d'une puissance visuelle et d'une vérité expressive peu communes.
C'est le contraire d'un film d'idées, d'un film théorique. Ici, le verbe se fait vraiment chair, dans la chair des images. Ce miracle de l'incarnation se déroule sous notre regard : il est filmé par Tarkovski. Selon le christianisme, le principe esthétique de l'incarnation est au coeur de l'art, mais je peine souvent à y percevoir autre chose qu'un principe abstrait, en particulier dans l'art du Moyen-Age. Avec Andreï Roublev, au contraire, grâce à la magie de sa mise en scène, je "vois", je crois aux images. Le film est divisé en petits chapitres, chacun se suivant selon un ordre chronologique et illustrant le cheminement d'Andreï dans le monde. Si l'on excepte le prologue (une parabole), le début du film est assez austère et fait la part belle au dialogue. L'incarnation des mots dans les images a lieu sans crier gare, lors du quatrième chapitre : La Passion selon Andreï. C'est là que le film commence véritablement. Andreï y discute avec son maître, Théophane le Grec, de la violence de l'époque, qu'il ne comprend pas, et du peuple russe. Ils sont dans une forêt auprès d'une rivière. C'est une discussion de roman russe ; plus précisément, c'est une variation autour de la parabole du Grand Inquisiteur des Frères Karamazov de Dostoïevski. On connait l'argument que fait valoir Ivan Karamazov lors de sa discussion avec Aliocha : l'humanité est si mauvaise que si Jesus revenait sur Terre, il serait crucifié de nouveau. Théophane fait sien ce point de vue en affirmant que le peuple russe est ignare et bête, qu'il est la lie de la terre : il a abandonné Jesus, il le crucifierais de nouveau s'il en avait l'occasion et il mérite la violence exercée contre lui. Andreï s'oppose à cette vision du monde et lui répond. Alors qu'il parle, ses mots se transforment soudain en images ; ils s'incarnent en une nouvelle parabole d'une telle beauté formelle qu'elle nous oblige à abandonner les armes du rationalisme en laissant l'émotion que l'on ressent nous guider, à croire aux images. Voici ce que nous voyons, alors que la réponse d'Andreï continue en voix-off : un homme porte une croix sous la neige suivi par des gens en guenilles ; au fond, on voit un village, divisé en parcelles carrées ; c'est comme si le tableau Chasseur sous la Neige de Bruegel s'était animé. L'homme est crucifié ; mais ce n'est pas Jesus : le crucifié représente le peuple russe que Jesus a abandonné. La superbe musique de Viatcheslav Ovtchinnikov, un choeur élégiaque, porte toute cette séquence. A partir de ce chapitre, c'est par l'image que les doutes et les questionnements existentiels d'Andreï sont formulés. Le chapitre suivant, qui montre une cérémonie païenne ayant lieu dans une forêt de conte russe où dansent des torches et des lucioles illuminant la nuit, est visuellement sublime, avec un noir et blanc donnant l'impression d'un voile lumineux déposé sur l'écran par une caméra aussi agile qu'un esprit volant : Andreï y rencontre la tentation de la chair. C'est ensuite le scandale de la violence et du mal qu'affronte Andreï. Le Grand Prince Vassili Ier et son frère s'embrassent mais leur baiser est mortel et leur guerre fraternelle libère une violence effroyable sur le monde. Pourtant, Andreï refuse de croire cette violence consubstantielle à l'homme, il refuse l'art officiel, il refuse de peindre une fresque du jugement dernier, il refuse de juger et de condamner les hommes et de ne plus croire à la dimension spirituelle de l'individu. Des peintres ont les yeux crevés, la ville de Vladimir est livrée aux Tatars qui la mettent à sac, au cours d'une prodigieuse séquence pleine de bruits et de fureur, où la caméra s'envole dans le ciel et semble prendre le point de vue de Dieu. On en sort tétanisés, le spectateur aussi bien qu'Andreï, lequel ayant tué un homme pour défendre une jeune fille fait voeu de silence, qui est l'expression de son désespoir (car, pense-t-il, ce que je peins ne reflète pas ce monde violent que je vois et comment un art pur pourrait-il être créé par ce corps corrompu qui est le mien, moi qui viens de tuer et ne suis pas mieux qu'un autre ?). C'est l'art qui le sauvera, l'art que possède dans ses mains un jeune fondeur de cloche crotté, et qui redonnera à Andreï l'espérance que le monde sera sauvé (si lui peut créer et me redonner la foi, alors moi aussi je le puis). L'art et les artistes sauvant le monde : voilà le thème et le projet d'Andreï Roublev.
Ces commentaires introductifs n'épuisent pas la beauté du film, ni n'expliquent entièrement son pouvoir de fascination. Dans Andreï Roublev, Tarkovski filme un monde d'eau et de terre. Les hommes et les femmes de son film en paraissent issus comme s'ils étaient faits de la texture même du limon, des alluvions des forêts et de la terre des campagnes. Les cadrages et les plans séquences du film sont si amples qu'ils finissent par nous envelopper, si bien que nous croyons nous baigner dans leur matière. Tarkovski est le cinéaste des plans d'eau et de limon, de ces images d'eau mouvante que l'on retrouve dans tous ses films, et qui bercent le spectateur. C'est comme si Tarkovski, en nous faisant voir ce limon et cette eau filante, nous rappelait notre nature malléable et changeante, toujours prête à faire une chose et son contraire. Il nous invite à voyager avec lui. En regardant ses films, nous avons parfois l'impression de nous dématérialiser en nous rapprochant de notre essence première et mouvante ; nous nous installons dans sa barque, qu'il guide sur des courants d'eau ; nous passons sur des tourbières, mais la barque ne s'y arrête pas et continue de glisser en un mouvement pur ; d'autres fois, la barque s'envole, et le bercement se fait aérien, sans que l'on sache à quel moment l'on est passé de l'eau à l'air. Car chez Tarkovski, la lumière est fluctuante aussi. C'est l'un des rares cinéastes à savoir aussi bien varier la luminosité dans ses plans séquences, faisant ainsi passer lors d'une même scène ses personnages (et nous avec eux) d'un monde à l'autre, du visible à l'invisible, du présent au passé, de la réalité au rêve. Quelque fois, ce passage d'un monde à l'autre se fait par le brouillard, d'autres fois par un simple contre-champ, ici par la lumière, là par la couleur (comme à la fin d'Andreï Roublev). C'est le cinéaste des brumes, des frontières mouvantes et du voyage. Comme aurait pu le dire Bachelard, Tarkovski fait passer le cinéma de l'état de mouvement contemplé à celui de mouvement vécu.
C'est peut-être parce que les images du film rendent compte d'une vérité intemporelle sur la nature changeante de l'homme qu'Andreï Roublev est un film qui donne au spectateur le sentiment d'avoir pris une machine à remonter le temps et de vivre le temps du film au moyen-âge russe. D'ailleurs, les costumes du film observent une certaine neutralité et les personnages sont vêtus simplement (c'est leur nature intérieure qui compte, pas leurs vêtements extérieurs), ce qui nous les rend plus proches. En 1962, lors du tournage du film, Tarkovski avait fait à ce sujet une déclaration qui me semble particulièrement intéressante, parce qu'elle est contre-intuitive (on part trop souvent du principe qu'on peut se contenter de reproduire ou d'utiliser des costumes et des décors d'époque pour susciter l'illusion d'historicité) : "Je ne me suis intéressé au style de l'époque qu'à un degré limité : les costumes, les décors, la langue, tout ce qui relève du détail historique ne doivent pas distraire l'attention du spectateur dans le simple but de lui faire croire que le film se passe réellement au XVe siècle russe. La neutralité des décors intérieurs, des costumes, des paysages et du langage me permettent de me concentrer uniquement sur ce qu'il y a de plus important". Pour Tarkovski, le "plus important", ce n'est pas le détail d'un costume, c'est l'incarnation de l'invisible ou du spirituel dans le plan, c'est l'idée que l'art peut sauver ce monde où vivent des hommes si malléables, c'est la première vision d'ensemble qu'un cinéaste a eu d'un film, dans le silence de sa chambre ou dans la fraicheur d'une nuit étoilée. On retrouve cette même leçon dans le beau livre que Tarkovski a écrit sur son parcours cinématographique, Le Temps Scellé. Il y souligne que la tâche la plus difficile d'un cinéaste est de rester fidèle à sa première idée, à sa vision d'ensemble. En restant en permanence soumis à un principe ordonnateur (à une vision d'ensemble) qui leur est supérieur, les détails du film qui sont de l'ordre de la représentation d'une époque (costume, décors, lumière) se fonderont naturellement dans un ensemble et trouveront alors leur cohérence. C'est en suivant jusqu'au bout ce principe d'ensemble, et en restant fidèle à sa conviction que l'art seul peut sauver ce monde, qu'Andreï Tarkovski a pu unir fond et forme dans les images d'Andreï Roublev et créer cette impression de voyage dans le temps, car c'est l'esprit qui compte et non la lettre de l'historien.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur Andreï Roublev, sur ce prologue en forme de parabole où une montgolfière s'envole, quittant la terre, ses eaux et son limon, comme si son pilote refusait d'accepter sa propre nature, et s'écrase par conséquent au sol, sur ces plans de chevaux souffrant représentant la souffrance humaine, mais je crois en avoir assez dit. Il faut aller découvrir le monde d'Andreï Roublev par soi-même. C'est l'un de mes dix films préférés, l'un de ceux, selon toute probabilité (car il ne faut jamais dire "jamais" du fait de notre nature changeante, qui est la leçon même du film), que je chérirai toute ma vie. Le film fut censuré pendant vingt années par le pouvoir soviétique, qui craignait que l'on établisse des parallèles entre le temps de violence du film et la violence que lui-même exerçait sur sa propre population et qui trouvait contraire à la doxa communiste le point de vue de Tarkovski sur l'importance de l'artiste dans la société et la dimension spirituelle de l'homme. Andreï Roublev de Tarkovski ne fut projeté en URSS qu'en 1988, année de la canonisation du peintre d'icônes.
Strum
Série des films-mondes.
Andreï Roublev : le film-monde d'Andreï Tarkovski
En Russie, au début du XVe siècle, Andreï Roublev, jeune et innocent peintre d'icônes touché par la grâce, quitte son monastère pour aller peindre la cathédrale de l'Annonciation de Moscou. Chemin faisant, il découvre le monde et fait l'expérience du mal. Voilà le résumé que l'on donne généralement d'Andreï Roublev (1966) d'Andreï Tarkovski, qui non content de ne pas rendre justice au film, décourage parfois les esprits curieux par son caractère général. Pourtant, sur ce canevas classique du récit d'apprentissage, Tarkovski a réalisé l'un des films les plus extraordinaires de l'histoire du cinéma, une toile de maître en noir et blanc où des observations sur l'art, le libre arbitre et le mal s'incarnent en images d'une puissance visuelle et d'une vérité expressive peu communes.
C'est le contraire d'un film d'idées, d'un film théorique. Ici, le verbe se fait vraiment chair, dans la chair des images. Ce miracle de l'incarnation se déroule sous notre regard : il est filmé par Tarkovski. Selon le christianisme, le principe esthétique de l'incarnation est au coeur de l'art, mais je peine souvent à y percevoir autre chose qu'un principe abstrait, en particulier dans l'art du Moyen-Age. Avec Andreï Roublev, au contraire, grâce à la magie de sa mise en scène, je "vois", je crois aux images. Le film est divisé en petits chapitres, chacun se suivant selon un ordre chronologique et illustrant le cheminement d'Andreï dans le monde. Si l'on excepte le prologue (une parabole), le début du film est assez austère et fait la part belle au dialogue. L'incarnation des mots dans les images a lieu sans crier gare, lors du quatrième chapitre : La Passion selon Andreï. C'est là que le film commence véritablement. Andreï y discute avec son maître, Théophane le Grec, de la violence de l'époque, qu'il ne comprend pas, et du peuple russe. Ils sont dans une forêt auprès d'une rivière. C'est une discussion de roman russe ; plus précisément, c'est une variation autour de la parabole du Grand Inquisiteur des Frères Karamazov de Dostoïevski. On connait l'argument que fait valoir Ivan Karamazov lors de sa discussion avec Aliocha : l'humanité est si mauvaise que si Jesus revenait sur Terre, il serait crucifié de nouveau. Théophane fait sien ce point de vue en affirmant que le peuple russe est ignare et bête, qu'il est la lie de la terre : il a abandonné Jesus, il le crucifierais de nouveau s'il en avait l'occasion et il mérite la violence exercée contre lui. Andreï s'oppose à cette vision du monde et lui répond. Alors qu'il parle, ses mots se transforment soudain en images ; ils s'incarnent en une nouvelle parabole d'une telle beauté formelle qu'elle nous oblige à abandonner les armes du rationalisme en laissant l'émotion que l'on ressent nous guider, à croire aux images. Voici ce que nous voyons, alors que la réponse d'Andreï continue en voix-off : un homme porte une croix sous la neige suivi par des gens en guenilles ; au fond, on voit un village, divisé en parcelles carrées ; c'est comme si le tableau Chasseur sous la Neige de Bruegel s'était animé. L'homme est crucifié ; mais ce n'est pas Jesus : le crucifié représente le peuple russe que Jesus a abandonné. La superbe musique de Viatcheslav Ovtchinnikov, un choeur élégiaque, porte toute cette séquence. A partir de ce chapitre, c'est par l'image que les doutes et les questionnements existentiels d'Andreï sont formulés. Le chapitre suivant, qui montre une cérémonie païenne ayant lieu dans une forêt de conte russe où dansent des torches et des lucioles illuminant la nuit, est visuellement sublime, avec un noir et blanc donnant l'impression d'un voile lumineux déposé sur l'écran par une caméra aussi agile qu'un esprit volant : Andreï y rencontre la tentation de la chair. C'est ensuite le scandale de la violence et du mal qu'affronte Andreï. Le Grand Prince Vassili Ier et son frère s'embrassent mais leur baiser est mortel et leur guerre fraternelle libère une violence effroyable sur le monde. Pourtant, Andreï refuse de croire cette violence consubstantielle à l'homme, il refuse l'art officiel, il refuse de peindre une fresque du jugement dernier, il refuse de juger et de condamner les hommes et de ne plus croire à la dimension spirituelle de l'individu. Des peintres ont les yeux crevés, la ville de Vladimir est livrée aux Tatars qui la mettent à sac, au cours d'une prodigieuse séquence pleine de bruits et de fureur, où la caméra s'envole dans le ciel et semble prendre le point de vue de Dieu. On en sort tétanisés, le spectateur aussi bien qu'Andreï, lequel ayant tué un homme pour défendre une jeune fille fait voeu de silence, qui est l'expression de son désespoir (car, pense-t-il, ce que je peins ne reflète pas ce monde violent que je vois et comment un art pur pourrait-il être créé par ce corps corrompu qui est le mien, moi qui viens de tuer et ne suis pas mieux qu'un autre ?). C'est l'art qui le sauvera, l'art que possède dans ses mains un jeune fondeur de cloche crotté, et qui redonnera à Andreï l'espérance que le monde sera sauvé (si lui peut créer et me redonner la foi, alors moi aussi je le puis). L'art et les artistes sauvant le monde : voilà le thème et le projet d'Andreï Roublev.
Ces commentaires introductifs n'épuisent pas la beauté du film, ni n'expliquent entièrement son pouvoir de fascination. Dans Andreï Roublev, Tarkovski filme un monde d'eau et de terre. Les hommes et les femmes de son film en paraissent issus comme s'ils étaient faits de la texture même du limon, des alluvions des forêts et de la terre des campagnes. Les cadrages et les plans séquences du film sont si amples qu'ils finissent par nous envelopper, si bien que nous croyons nous baigner dans leur matière. Tarkovski est le cinéaste des plans d'eau et de limon, de ces images d'eau mouvante que l'on retrouve dans tous ses films, et qui bercent le spectateur. C'est comme si Tarkovski, en nous faisant voir ce limon et cette eau filante, nous rappelait notre nature malléable et changeante, toujours prête à faire une chose et son contraire. Il nous invite à voyager avec lui. En regardant ses films, nous avons parfois l'impression de nous dématérialiser en nous rapprochant de notre essence première et mouvante ; nous nous installons dans sa barque, qu'il guide sur des courants d'eau ; nous passons sur des tourbières, mais la barque ne s'y arrête pas et continue de glisser en un mouvement pur ; d'autres fois, la barque s'envole, et le bercement se fait aérien, sans que l'on sache à quel moment l'on est passé de l'eau à l'air. Car chez Tarkovski, la lumière est fluctuante aussi. C'est l'un des rares cinéastes à savoir aussi bien varier la luminosité dans ses plans séquences, faisant ainsi passer lors d'une même scène ses personnages (et nous avec eux) d'un monde à l'autre, du visible à l'invisible, du présent au passé, de la réalité au rêve. Quelque fois, ce passage d'un monde à l'autre se fait par le brouillard, d'autres fois par un simple contre-champ, ici par la lumière, là par la couleur (comme à la fin d'Andreï Roublev). C'est le cinéaste des brumes, des frontières mouvantes et du voyage. Comme aurait pu le dire Bachelard, Tarkovski fait passer le cinéma de l'état de mouvement contemplé à celui de mouvement vécu.
C'est peut-être parce que les images du film rendent compte d'une vérité intemporelle sur la nature changeante de l'homme qu'Andreï Roublev est un film qui donne au spectateur le sentiment d'avoir pris une machine à remonter le temps et de vivre le temps du film au moyen-âge russe. D'ailleurs, les costumes du film observent une certaine neutralité et les personnages sont vêtus simplement (c'est leur nature intérieure qui compte, pas leurs vêtements extérieurs), ce qui nous les rend plus proches. En 1962, lors du tournage du film, Tarkovski avait fait à ce sujet une déclaration qui me semble particulièrement intéressante, parce qu'elle est contre-intuitive (on part trop souvent du principe qu'on peut se contenter de reproduire ou d'utiliser des costumes et des décors d'époque pour susciter l'illusion d'historicité) : "Je ne me suis intéressé au style de l'époque qu'à un degré limité : les costumes, les décors, la langue, tout ce qui relève du détail historique ne doivent pas distraire l'attention du spectateur dans le simple but de lui faire croire que le film se passe réellement au XVe siècle russe. La neutralité des décors intérieurs, des costumes, des paysages et du langage me permettent de me concentrer uniquement sur ce qu'il y a de plus important". Pour Tarkovski, le "plus important", ce n'est pas le détail d'un costume, c'est l'incarnation de l'invisible ou du spirituel dans le plan, c'est l'idée que l'art peut sauver ce monde où vivent des hommes si malléables, c'est la première vision d'ensemble qu'un cinéaste a eu d'un film, dans le silence de sa chambre ou dans la fraicheur d'une nuit étoilée. On retrouve cette même leçon dans le beau livre que Tarkovski a écrit sur son parcours cinématographique, Le Temps Scellé. Il y souligne que la tâche la plus difficile d'un cinéaste est de rester fidèle à sa première idée, à sa vision d'ensemble. En restant en permanence soumis à un principe ordonnateur (à une vision d'ensemble) qui leur est supérieur, les détails du film qui sont de l'ordre de la représentation d'une époque (costume, décors, lumière) se fonderont naturellement dans un ensemble et trouveront alors leur cohérence. C'est en suivant jusqu'au bout ce principe d'ensemble, et en restant fidèle à sa conviction que l'art seul peut sauver ce monde, qu'Andreï Tarkovski a pu unir fond et forme dans les images d'Andreï Roublev et créer cette impression de voyage dans le temps, car c'est l'esprit qui compte et non la lettre de l'historien.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur Andreï Roublev, sur ce prologue en forme de parabole où une montgolfière s'envole, quittant la terre, ses eaux et son limon, comme si son pilote refusait d'accepter sa propre nature, et s'écrase par conséquent au sol, sur ces plans de chevaux souffrant représentant la souffrance humaine, mais je crois en avoir assez dit. Il faut aller découvrir le monde d'Andreï Roublev par soi-même. C'est l'un de mes dix films préférés, l'un de ceux, selon toute probabilité (car il ne faut jamais dire "jamais" du fait de notre nature changeante, qui est la leçon même du film), que je chérirai toute ma vie. Le film fut censuré pendant vingt années par le pouvoir soviétique, qui craignait que l'on établisse des parallèles entre le temps de violence du film et la violence que lui-même exerçait sur sa propre population et qui trouvait contraire à la doxa communiste le point de vue de Tarkovski sur l'importance de l'artiste dans la société et la dimension spirituelle de l'homme. Andreï Roublev de Tarkovski ne fut projeté en URSS qu'en 1988, année de la canonisation du peintre d'icônes.
Strum