Vos dernières lectures

Pour parler de toute l'actualité des livres, de la musique et de l'art en général.

Modérateurs : cinephage, Karras, Rockatansky

Avatar de l’utilisateur
poet77
Assistant opérateur
Messages : 2656
Inscription : 12 août 11, 13:31
Contact :

Re: Vos dernières lectures

Message par poet77 »

Image

Les nombreux lecteurs amateurs de polars scandinaves et, en particulier, suédois le savent : le fameux « modèle nordique » est loin d’être aussi idyllique que d’aucuns le prétendent. Les nombreux auteurs de polars des pays du nord nous le disent avec une telle constance et une telle insistance qu’il paraît difficile de persister dans des illusions à ce sujet. Cette remise en cause d’un prétendu idéal venu de Suède ne date d’ailleurs pas d’aujourd’hui. Dès les années 1960, Maj Sjöwall et Per Wahlöö, le couple d’auteurs qui initièrent le genre du polar nordique, se firent un devoir de mettre en évidence l’envers du décor de leur pays.
Dans Le Policier qui rit, leur quatrième roman, paru en 1968, les auteurs ne tardent pas à nous mettre dans le bain, si l’on peut dire. Après un premier chapitre décrivant une manifestation d’opposants à la guerre du Vietnam, ils nous font entrer frontalement dans le vif du sujet : le massacre de tous les passagers d’un bus assassinés à coups de pistolet mitrailleur. Parmi les victimes, figure Åke Stenström, un policier de la brigade criminelle dont ses collègues, dès que démarre l’enquête, se demandent ce qu’il faisait là.
Bien sûr, nous avons affaire à l’ensemble des personnages récurrents de la série des polars écrits par Sjöwall et Wahlöö, à commencer par l’inspecteur Martin Beck, le prototype de beaucoup des personnages du même style qui seront imaginés, par la suite, par d’autres auteurs (ainsi le Kurt Wallander de Henning Mankell). Homme désabusé, toujours enrhumé, inspecteur certes capable de sagacité mais aussi d’aveuglement, Martin Beck tranche avec les héros des livres policiers du passé.
La couleur propre aux romans de Sjöwall et Wahlöö vient aussi de l’attention portée aux signes des temps et à la volonté de sonder l’envers du décor de la société suédoise. Pour ce faire, rien de tel, évidemment, qu’une histoire policière. Même le rôle de la police est questionné par nos deux auteurs, qui se font un devoir, tout en conservant une intrigue presque conventionnelle dans le genre qu’ils illustrent, celui du Whodunit (en l’occurrence, qui est l’auteur du massacre perpétré dans le bus ?), de la dépasser par toutes sortes de remarques pertinentes à la fois sur les différents protagonistes et sur la société dans laquelle ils évoluent.
Même si l’on peut estimer que, parfois, l’enquête piétine un peu trop, nos auteurs savent la conduire comme il faut, tout en s’autorisant d’intéressantes analyses sur les signes des temps. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, cette phrase sur les préparatifs de la fête de Noël : « Bien qu’il y eût plus d’un mois à attendre avant Noël, l’orgie publicitaire avait déjà démarré et la frénésie d’achats se propageait, aussi rapide et impitoyable que la peste noire, dans les rues commerçantes décorées de guirlandes. » (Qu’écriraient donc nos auteurs aujourd’hui ?) Mais bien d’autres aspects, beaucoup plus sombres, de la société de leur pays apparaissent au fil des pages d’un roman qui, même après tant d’années, n’a perdu ni sa pertinence ni son intérêt. 8/10
Avatar de l’utilisateur
Shinji
Accessoiriste
Messages : 1678
Inscription : 31 août 18, 21:06
Contact :

Re: Vos dernières lectures

Message par Shinji »

Trouvé dans une boîte à livres, ce qui m'a permis de découvrir enfin cet auteur ; et j'ai été surpris par l'érotisme présent dans l'histoire.

Image
Avatar de l’utilisateur
poet77
Assistant opérateur
Messages : 2656
Inscription : 12 août 11, 13:31
Contact :

Re: Vos dernières lectures

Message par poet77 »

Image

Les deux romans de Benito Pérez Galdós (1843-1920) rassemblés sous le titre Les Romans de l’Interdit, parus en 2022 aux éditions « Le Cherche-Midi », m’avaient si fortement impressionnés que je ne pouvais pas manquer la sortie de ces Histoires fantastiques espagnoles rassemblant neuf nouvelles de ce même auteur, publiées, elle, par « Okno », petite maison d’édition spécialisée dans ce registre du fantastique. Considéré, dans son pays, comme l’équivalent de notre Balzac, Benito Pérez Galdós, tout comme l’illustre romancier français, s’est parfois éloigné du genre purement naturaliste pour s’aventurer du côté du fantastique. C’est une autre facette, non moins intéressante, d’un écrivain dont, décidément, il est à souhaiter qu’il soit entièrement traduit et publié en français.
Dans la lignée d’un E. T. A. Hoffmann (1776-1822), c’est avec malice et sans nullement se soucier de vraisemblance que Pérez Galdós s’est plu, dans ses nouvelles, à enchanter le quotidien le plus morne en s’autorisant toutes les fantaisies. Pour ce faire, il ne se soucia pas de limite, dotant, par exemple, l’objet le plus humble d’un pouvoir extravagant. Ainsi, dans l’un des contes où il est question d’une simple plume qui se met à voyager de lieu en lieu à la recherche de l’endroit qui lui conviendrait le mieux (elle passe, entre autres, par une église où, après avoir cru avoir atteint son but, elle finit par estimer qu’on s’y ennuie beaucoup trop !). Ou encore, dans un autre conte où il s’agit d’une poupée ayant l’apparence d’une princesse et dont tombe amoureux un garnement, prenant, sans s’en douter, le risque de devenir un pantin.
Si chacune des nouvelles qui composent ce recueil diffuse son petit pouvoir de séduction, ce sont les deux premières qui retiennent particulièrement l’attention. Dans la deuxième, intitulée Célin, l’écrivain eut l’idée géniale d’imaginer une ville mouvante : autrement dit, une ville se reconfigurant chaque nuit, ses rues se déplaçant et s’agençant différemment. De ce fait, chaque jour, le plan de la ville diffère de celui du jour précédent. Quant au fleuve qui la traverse, lui aussi, il adopte, chaque nuit, un cours nouveau. Et c’est dans ce cadre si particulier qu’une jeune femme dévastée par la mort de son fiancé et voulant se suicider rencontre le personnage étonnant qui donne son titre au récit, Célin, un être qui, comme la ville, ne cesse de changer d’apparence.
Quant au Roman dans le tramway, la nouvelle qui ouvre le recueil, elle en est la plus complexe, la plus aboutie et la plus fascinante de toutes. Pérez Galdós y entremêle finement et vertigineusement le réel et l’imaginaire dans une mise en abyme intelligemment orchestrée. En effet, il y est question d’un homme (le narrateur) qui, traversant Madrid en tramway, entend un passager raconter une histoire qui semble venir tout droit d’un des romans-feuilletons si prisés en ce temps-là, l’histoire d’une comtesse à l’âme torturée, d’un majordome malveillant, d’un jeune homme amoureux et d’un mari cruel. Or, le passager ayant quitté le tramway, voici que le narrateur découvre sur un journal laissé à l’abandon un extrait de roman racontant la même histoire que celle qu’il venait d’entendre dire de vive voix par quelqu’un qui la narrait comme s’il en avait été le témoin. Puis, après cela, voilà le narrateur qui s’assoupit et qui fait un rêve où se poursuit à nouveau cette même histoire. Et ainsi de suite jusqu’à ne plus pouvoir distinguer le réel de l’imaginaire, en un va-et-vient troublant entre la vraie vie, la fiction et l’onirisme. Qu’est-ce qui est réel ? Qu’est-ce qui ne l’est pas ? semble se demander Pérez Galdós dans ce récit qui, sans nul doute, est un modèle du genre. 8/10
Avatar de l’utilisateur
poet77
Assistant opérateur
Messages : 2656
Inscription : 12 août 11, 13:31
Contact :

Re: Vos dernières lectures

Message par poet77 »

Image

Avec Rafael Sabatini (1875-1950), aucun doute, nous avons affaire à un conteur de premier ordre dont l’abondante production littéraire se distingue, entre autres, par ses romans d’aventures maritimes tout comme par ses romans de cape et d’épée. On lui doit des romans et des nouvelles à caractère historique, mais aussi des romans d’amour ainsi que des « policiers », plusieurs de ces genres se confondant, bien souvent, dans des récits vibrants qui ne lâchent pas leurs lecteurs.
Avant d’écrire le fameux Captain Blood (1922), Sabatini écrivit, dès 1915, Le Faucon des Mers, un roman d’aventures d’allure classique mais ne manquant pas, cependant, de singularité, ne serait-ce que parce qu’il se réfère autant aux récits de cape et d’épée qu’aux histoires maritimes et aux aventures imprégnées d’exotisme.
Au centre de la trame imaginée par Rafael Sabatini, dans l’Angleterre du XVIème siècle, il y a un homme du nom d’Oliver Tressilian, un héros qui vient d’être anobli par la reine pour ses faits d’armes contre les galions de l’Invincible Armada. Cependant, dans sa Cornouailles où il s’est retiré, il doit se confronter à son demi-frère Lionel, un frère qui se révèle si félon qu’il le fait accuser d’un crime qu’il n’a pas commis. La première partie du roman raconte le piège qui se referme sur Oliver, l’éloignant, qui plus est, de Rosamonde, la femme qu’il aime éperdument. Trahi par Lionel, Oliver est pris par les Espagnols qui le condamnent aux galères, alors que, de son côté, le traître parvient à convaincre Rosamonde de l’épouser, ce qui le met à la tête des deux domaines, celui dont il s’est rendu maître par sa fourberie et celui dont il a hérité par son mariage.
Commence alors la deuxième partie du roman, la plus passionnante, la plus surprenante aussi car nous y découvrons Oliver sous un autre nom, Sakr El-Bahr, « le faucon des mers ». Que s’est-il passé ? Un combat entre Espagnols et Barbaresques a délivré Oliver de la chiourme et l’a bientôt transformé en un des corsaires les plus redoutables au service du pacha d’Alger et de la gloire de l’Islam. Oliver, qui avait déjà renié la foi anglicane pour la catholique, n’a eu aucune peine à embrasser celle de l’Islam, d’autant plus qu’il garde le souvenir cuisant d’un prêtre catholique qui, observant les galériens sur leurs bancs de misère d’un navire espagnol, ne manifesta pas le moindre geste de commisération pour eux. En vérité, Oliver/Sakr El-Bahr est totalement dénué de conviction religieuse.
Comme on peut aisément l’imaginer, notre héros, devenu le protégé du pacha d’Alger, va néanmoins devoir se heurter à lui, et ce à cause de celle qu’il a tant aimée, la belle Rosamonde. Car il n’en a pas fini, ni avec elle ni avec son demi-frère félon. Leurs routes se croisent à nouveau pour notre plus grand bonheur de lecteurs, car tous ces personnages se trouvent bientôt confrontés à des dangers extrêmes, à des dilemmes, à des changements de regards, à des conversions pourrait-on dire, à des affrontements. Jusqu’à la dernière page, Sabatini mène son récit avec un art consommé ressortissant au suspense ainsi qu’au drame qu’on peut dire cornélien.
Ajoutons qu’après avoir adapté Captain Blood en 1935, Michael Curtiz signa en 1940 un film intitulé The Sea Hawk (en français, L’Aigle des Mers), film au demeurant de grande qualité, mais qui, s’il s’inspira, au départ, du roman de Sabatini, s’en éloigna ensuite considérablement, au point qu’il n’en resta vraiment pas grand-chose. Le scénario du film n’a presque plus rien de commun avec le roman. 8/10
Avatar de l’utilisateur
poet77
Assistant opérateur
Messages : 2656
Inscription : 12 août 11, 13:31
Contact :

Re: Vos dernières lectures

Message par poet77 »

Image

À l’instar d’un Thomas Bernhard (1931-1989) en Autriche, le hongrois Imre Kertész (1929-2016) se distingua, entre autres, par sa critique acerbe de son propre pays et de ses propres compatriotes. Juif, déporté en 1944 à Auschwitz puis transféré à Buchenwald, il écrivit, au cours des années 1960, son « roman autobiographique » sur l’expérience des camps de la mort, intitulé Être sans destin, livre qui, après avoir été accueilli petitement à sa sortie, fut véritablement découvert à sa réédition en 1985 pour devenir son ouvrage le plus célèbre.
Néanmoins, on doit à Imre Kertész bien d’autres livres que celui que je viens de citer. L’ultime Auberge est son ouvrage testament, le dernier livre qu’il fit paraître, en 2014, deux ans avant sa mort. Âgé et atteint de la maladie de Parkinson, l’écrivain s’était cependant attelé à la rédaction d’un nouveau roman, un roman qu’il n’eut pas la force d’achever. Le livre qu’il fit, en fin de compte, paraître, rassemble donc, en un tout, les ébauches du roman en projet et des fragments d’un journal qu’il tint durant ces années-là. Or, ce qui aurait pu n’être qu’un objet hybride se présente, au contraire, à nous lecteurs, comme un témoignage harmonieux et touchant sur les dernières années d’un grand écrivain incapable de mener à terme son ultime projet.
Pas de faux-semblants, pas de détours inutiles, pas de fausses hontes chez Imre Kertész : « les humiliations physiques de la vieillesse », « le combat acharné contre la déchéance », il les enregistre, tout comme il consigne combien il lui devient difficile d’écrire : « Mes pensées grelottent, écrit-il. Le roman est au point mort. » Mais ces limites, si elles sont réelles, ne le restreignent pas au point de ne plus pouvoir rien exprimer de pertinent. Au contraire, que ce soit dans les fragments du journal ou dans l’ébauche du roman, le regard de Kertész reste d’une rare acuité, en particulier chaque fois qu’il est question des Juifs et du sort qui leur est réservé. Car, et il revient souvent sur ce sujet, de manière obsessionnelle, pour lui, le projet d’extermination des Juifs n’est pas du domaine de l’histoire, du passé, mais aussi du présent et du futur. « Quand Israël sera détruit, écrit-il par exemple, viendra le tour des autres Juifs ».
Il faut le préciser, le regard d’Imre Kertész sur le monde, tout comme sur lui-même, est sans aménité, presque uniformément sombre, pour ne pas dire désespéré. Pour lui, « l’histoire ressemble de plus en plus à un scénario américain débile », comme celui de Goldfinger, le film de la série des James Bond. Sa philosophie, si l’on peut employer ce mot, il la résume plus ou moins à la page 44 de L’ultime Auberge en ces termes : « Il n’y a aucune miséricorde, ni dans Dieu ni dans ses créatures. Le principe fondamental de la vie, c’est la méchanceté. Et l’homme se berce de l’illusion qu’il aura la vie éternelle pour avoir œuvré à la survie de l’espèce. »
Il convient, cependant, de ne pas trop se laisser impressionner par la noirceur de propos de ce genre. Un lecteur attentif remarquera que les déclarations très pessimistes de Kertész sur l’état du monde ou sur le devenir de l’humanité sont tempérées, de manière très concrète, par de nombreuses notes sur ce qu’observe l’auteur ou sur ce qu’il apprécie en dépit de tout. Ainsi, à Berlin, où il séjourne de plus en plus souvent, plutôt qu’à Budapest, il observe la présence d’un clochard et s’inquiète de lui lorsque, pendant plusieurs jours, celui-ci disparaît. Ou, dans un tout autre registre, on remarquera combien Kertész continue d’apprécier la musique, celle de Bartok, celle de Beethoven, celle de Mahler, et combien il aime à fréquenter Ligeti et, surtout, Daniel Barenboïm. Et puis, l’on sera certainement touché par les marques d’attention de Kertész envers sa femme Magda.
Avec Ligeti, curieusement, les relations se font plus distantes à partir du jour où Kertész reçoit le prix Nobel de Littérature (2002). Quoi qu’il en soit, on ne saurait définir une personnalité comme la sienne uniquement sous l’expression d’ « homme atrabilaire ». Ce serait injuste, même s’il est vrai que nous avons affaire à quelqu’un qui voit presque tout en noir. Pour lui, par exemple, l’Europe se suicide en ouvrant trop grande la porte aux musulmans. La démocratie lui paraît « stupide » et, cependant, il s’inquiète de la montée du nationalisme et du racisme, entre autres dans son pays, la Hongrie. Qu’écrirait-il aujourd’hui en constatant combien l’état du monde s’est encore dégradé ? 8/10
Avatar de l’utilisateur
poet77
Assistant opérateur
Messages : 2656
Inscription : 12 août 11, 13:31
Contact :

Re: Vos dernières lectures

Message par poet77 »

Image

Il n’est sans doute pas inutile de commencer cette recension par une mise en garde. Ce roman, où l’on retrouve, après L’île des âmes, les deux chargées d’enquêtes Mara Rais et Eva Croce, cette fois-ci épaulées par le criminologue Vito Strega, réserve aux lectrices et lecteurs quelques scènes particulièrement gratinées susceptibles de provoquer des cauchemars. Il est donc à déconseiller aux âmes sensibles, comme on dit.
Cela étant énoncé, ajoutons aussitôt que l’on a affaire à un polar de grande facture, composé de chapitres très courts dont pas un ne peut laisser de marbre. Nous sommes en Italie, entre la Sardaigne et Milan, dans un pays où, si l’on en croit la teneur du roman, le système judiciaire s’avère être particulièrement défaillant. D’où l’intrigue extrêmement impressionnante de ce roman.
Et cela commence, dès les premières pages, en nous prenant à la gorge. Voici en effet qu’à cause des déficiences de la justice, un homme reconnu comme étant un pédophile avéré se retrouve néanmoins acquitté et libéré, provoquant un scandale dans le pays et, bien entendu, attisant la colère des victimes. Or, peu de temps après cette choquante mise en liberté, apparaît sur le réseau social WhattsApp une vidéo qui ne tarde pas à être virale. La vidéo a pour titre « La loi, c’est toi » et l’on y voit le pédophile séquestré par un inconnu masqué qui a commencé de le torturer en lui arrachant toutes les dents de la mâchoire, dents qu’il a fait parvenir à une des victimes du pédophile. Mais cela ne s’arrête pas là : le tortionnaire, aussitôt surnommé « le Dentiste », demande le concours du peuple pour cautionner ce qu’il convient de faire ensuite. Autrement dit, à la fin de la vidéo, figure un lien sur lequel les gens peuvent voter et décider ainsi de la vie ou de la mort du pédophile.
C’est le début d’une course haletante pour les policières et policiers chargés de l’enquête, course que le romancier rapporte au moyen d’une écriture quasi cinématographique, le livre étant, pour ainsi dire, découpé en scènes prêtes à être filmées (cela étant, certaines d’entre elles, sur un écran, seraient probablement insoutenables). Une telle intrigue oblige, par ailleurs, le lecteur à se poser quelques questions de fond. Est-il licite de se substituer à la justice quand celle-ci ne fait pas son travail ? Peut-on admettre qu’elle soit exercée par le peuple sous forme de vote ? Comme on peut le prévoir, pour ce qui concerne le pédophile, le décompte des votes est massivement en faveur de la peine de mort. Est-il cependant acceptable de se plier à cette majorité ?
Pour ce qui concerne les policiers eux-mêmes, le malaise est parfois tangible, certains étant tentés de quasiment approuver la détermination du « Dentiste », alors qu’ils sont chargés de l’arrêter et de le mettre hors d’état de poursuivre ce qu’il considère être son œuvre de justice. Quelle est la limite entre le bien et le mal dans une histoire de cette sorte ? La foule, qui se prononce en masse en faveur du « Dentiste », comment la qualifier ? L’affaire du pédophile, précisons-le sans trop dévoiler l’intrigue du roman, n’est d’ailleurs que la première étape d’une succession d’enlèvements de personnalités plus ou moins médiatiques (dont une bimbo sur le retour animant une émission de télévision particulièrement racoleuse) que le « Dentiste » (ou les « Dentistes », car il n’y en a peut-être pas qu’un) donne, à chaque fois, en pâture à la foule, si l’on peut dire, après leur avoir arraché les dents.
Mara Rais, Eva Croce et Vito Strega, ainsi que leurs acolytes, personnages avec lesquels on n’a pas de peine à se familiariser, à qui le romancier se plaît à faire prononcer des formules en patois sarde, ne sont pas au bout de leurs surprises. Cet excellent thriller en ménage habilement plusieurs, à la manière des meilleurs récits de ce genre, pour nous tenir en haleine jusqu’au bout. 8/10
Avatar de l’utilisateur
poet77
Assistant opérateur
Messages : 2656
Inscription : 12 août 11, 13:31
Contact :

Re: Vos dernières lectures

Message par poet77 »

Image

En situant l’intrigue de ses romans en pleine nature, si possible la plus sauvage possible, l’écrivain américain Pete Fromm sait de quoi il parle. Jeune, alors qu’il avait une vingtaine d’années, il fut embauché par l’office de réglementation de la chasse et de la pêche de l’Idaho pour surveiller, seul dans les montagnes pendant plusieurs mois, l’éclosion des œufs de saumon. Plus tard, il travailla en tant que ranger dans un parc du Wyoming. Cette proximité d’avec la nature, dès qu’il s’est mis à écrire des nouvelles et des romans, il en a fait la substance de tous ses récits.
Dans Le Lac de Nulle Part, le narrateur se prénomme Trig et il a une sœur jumelle dont le prénom est Al. C’est Bill, leur père, qui les a affublés de ces prénoms de matheux (Trig comme trigonométrie et Al comme algèbre), un père qui, ayant divorcé d’avec son épouse et mère des jumeaux, a disparu depuis plusieurs années lorsque, tout à coup, il ressurgit. Désireux de renouer des liens avec ses enfants, il leur propose de randonner et de pagayer dans une région du Canada où les lacs sont surabondants, au point qu’il est difficile de s’y orienter si l’on n’est pas suffisamment équipé. Or, dès le début de cette expédition, les jumeaux perçoivent des étrangetés : leur père se conduit de manière bizarre et semble n’avoir guère préparé le périple. Qui plus est, l’équipée commence hors saison, au début de l’automne, à une période de l’année où plus personne ne se risque à sillonner la région des lacs.
Perdus au cœur d’une nature sauvage, dans des contrées où tout se ressemble, où il n’y a que des lacs et des forêts, et parfois la présence inquiétante des ours, le trio s’enfonce dans une aventure à risque, d’autant plus que le comportement du père ne s’arrange pas, c’est le moins qu’on puisse dire. Pete Fromm ménage quelques surprises de taille au sujet de cette famille, des secrets enfouis qui, du fait de certains événements, du fait de la complicité qui unit Trig et Al, de la nécessité de s’unir encore davantage pour se sortir vivants de leur épreuve, apparaissent au grand jour. À vrai dire, tout est suggéré plutôt que raconté explicitement, mais le lecteur attentif comprend. Le père porte le poids d’une grande culpabilité.
Pete Fromm parvient, à chaque chapitre de ce roman, à renouveler son approche, à apporter des éléments nouveaux à un récit qui, sans cela, aurait vite fait d’ennuyer le lecteur. Mais non, au contraire, nous avons affaire à un romancier habile qui, quittant, de temps à autre, son narrateur Trig et sa sœur Al, donne la parole à Dory, leur mère, forcément inquiète, ou à Chad, le ranger qui les a accueillis au début de leur expédition. Mais ce sont bel et bien les jumeaux Trig et Al qui nous touchent, nous bouleversent même, plus que tout autre personnage. Ils ne peuvent laisser indifférent. 7,5/10
Avatar de l’utilisateur
poet77
Assistant opérateur
Messages : 2656
Inscription : 12 août 11, 13:31
Contact :

Re: Vos dernières lectures

Message par poet77 »

Image

Avec Héloïse et Abélard, avec Roméo et Juliette et quelques autres, si les noms de Tristan et Iseut nous sont aujourd’hui familiers, c’est au titre d’un idéal de l’amour. Mais que savons-nous vraiment de la légende de ces deux amants ? Peut-être idéalisons-nous cette passion en nous référant au célèbre opéra de Richard Wagner. Sans rien ôter au génie de ce dernier, Michel Zink, écrivain, médiéviste, nous propose, quant à lui, d’en revenir aux sources du conte des deux amants. Du conte, ou plutôt des contes, car, et c’est un des points sur lesquels insiste Michel Zink, il existe de multiples variantes ainsi que de multiples approches à l’histoire de Tristan et Iseut.
Au XIIe et au XIIIe siècle, nombreux sont ceux qui racontèrent la légende et, si les manuscrits qui sont parvenus jusqu’à nous sont tous incomplets, il n’en saute pas moins aux yeux de qui, à l’exemple de Michel Zink, les étudie de près, que le regard qu’ils portent sur les célèbres amants diffère d’un auteur à l’autre. D’une manière générale, le Moyen Âge se montrait beaucoup plus prudent et ambivalent quant à une supposée exemplarité de l’amour qui unissait Tristan et Iseut. Cela étant, chaque auteur, de Bernard de Ventadour et d’autres troubadours de langue d’oc à Chrétien de Troyes en passant par Béroul ou l’Allemand Eilhart d’Oberg et d’autres écrivains encore, chacun donne des amants une image particulière.
Si le livre de Michel Zink est un modèle d’érudition, il l’est aussi et surtout en réussissant à mettre à la portée de tous les lecteurs le contenu de récits écrits dans des langues que nous ne comprenons plus. Tous les aspects de l’histoire passionnée de Tristan et Iseut sont finement analysés et ce qui apparaît clairement, ce sont surtout les facettes les plus dérangeantes de la légende. Car il s’agit d’une histoire d’adultère et d’un amour qui n’est obtenu qu’au moyen d’un philtre magique, d’un poison qui, certes, exalte l’amour mais pour faire des amants à la fois des parias et des aliénés.
C’est le personnage d’Iseut qui, des deux, est le plus ambivalent car, mariée au roi Marc, elle doit feindre d’être éprise de celui-ci tout en cherchant à passer le plus de temps possible avec Tristan, un Tristan que certains auteurs décrivent rongé de jalousie car il sait que son amante ne peut pas s’empêcher de jouir quand elle couche avec son mari légitime.
Mais qu’en est-il vraiment de l’amour éprouvé (dans la joie mais aussi dans beaucoup de souffrance) par Tristan et Iseut ? Un amour obtenu par le moyen d’un philtre magique peut-il être présenté comme un modèle ? Michel Zink insiste à nouveau sur la diversité des approches. Si un moraliste comme Chrétien de Troyes se fait un devoir de condamner les amants adultères, d’autres, quel que soit la durée d’action du philtre, se plaisent à montrer, qu’au fil du temps, l’amour contraint par le poison absorbé par les amants se change en amour véritable.
Passionné et, de ce fait, passionnant, le livre de Michel Zink abonde en remarques pertinentes, en analyses pleines de finesse. Nous, lecteurs, nous en apprenons beaucoup car, en vérité, ce que nous savions de l’histoire de Tristan et Iseut était peu de chose. 8,5/10
Avatar de l’utilisateur
karadoc
Independence Day
Messages : 5250
Inscription : 22 juin 06, 19:55
Localisation : Somewhere in Time

Re: Vos dernières lectures

Message par karadoc »

Image

1627. Marie tente d'échapper aux autorités en se réfugiant dans une communauté de pilleurs d'épaves dirigée par un homme violent. Au Brésil, Diogo, orphelin, s'engage dans la guérilla portugaise qui souhaite reprendre Salvador de Bahia aux Hollandais. A Goa, Fernando, engagé dans l'armée portugaise, est prêt à tout pour échapper à sa condition.
Pris dans les affres de l'Histoire ces trois héros ordinaires verront leurs destins réunit par une tempête dantesque.
Fruit d'un travail de recherche historique colossal, porté par un véritable souffle romanesque et hommage avoué au feuilleton populaire, préparez-vous à embarquer pour une grande aventure, un voyage épique aux confins d'un monde en pleine mutation.
Un plaisir de lecture rare et précieux !
Telmo
Décorateur
Messages : 3622
Inscription : 4 mars 15, 02:40
Localisation : Lutetia

Re: Vos dernières lectures

Message par Telmo »

Roman d'aventures historiques à l'ancienne ? Intéressant. Merci pour le partage.
Avatar de l’utilisateur
Papus
Machino
Messages : 1354
Inscription : 1 juin 20, 13:48
Localisation : L'entre-terre

Re: Vos dernières lectures

Message par Papus »

Oui ça peut m'intéresser aussi merci pour le retour Kara. Mais ça sera pas pour tout de suite, me suis lancé dans Le Livre des Martyrs de Steven Erikson, monument d'heroic fantasy (aux accents parfois Dark à certains moments) en 10 tomes côtoyant chacun les 1000 pages, autant dire que j'en ai pour un moment, et j'en suis ravi, c'est un véritable délice.
Pléthore de personnages tous intéressants (et pour certains vraiment très charismatiques) issus de peuples divers, sorcellerie, assassins, guerriers, divinités, dragons, tout est là dans cet univers titanesque, le lore est très riche, on y est d'ailleurs un peu paumé au début, mais la plume est excellente et on finit par se laisser embarquer même si des enjeux restent flous et qu'on peine à se situer, on avance avec un grand plaisir , tenu par une action quasi continue et on y voit plus clair au fur et à mesure, prenant petit à petit du recul sur ce tableau gigantesque. Une bonne claque.
Avatar de l’utilisateur
poet77
Assistant opérateur
Messages : 2656
Inscription : 12 août 11, 13:31
Contact :

Re: Vos dernières lectures

Message par poet77 »

Image

« Si la Sibérie était détachée de la Russie, elle resterait de loin le plus grand pays du monde. Avec ses quelque treize millions de kilomètres carrés, sa surface dépasse le total de celle des États-Unis (Alaska comprise) et de l’Europe occidentale. » Ce territoire immense et méconnu, l’anglais Colin Thubron l’a traversé quelque temps après l’effondrement du régime soviétique et il en a rapporté ce récit captivant. Voyageant à bord du transsibérien ou utilisant d’autres moyens de locomotion, l’écrivain-voyageur s’est efforcé de ne rien laisser de côté, autant qu’il lui était possible étant donné l’immensité du territoire.
Quoi qu’il en soit, en parcourant de telles étendues mais en s’attardant dans des lieux emblématiques, l’auteur nous aide à percevoir quelques-unes des réalités les plus significatives et, souvent aussi, les plus tragiques de la si vaste Sibérie. Car, aussi gigantesque soit-elle, cette terre est marquée de souillures, de pollution et de souffrances dont la somme est telle qu’elle dépasse ce que nous sommes capables de compter.
Dès Ekaterinbourg où furent massacrés les membres de la famille Romanov, Colin Thubron souligne l’aspect tragique du territoire sibérien. Si la famille impériale mourut assassinée, en bien d’autres lieux, ce sont des gens de toutes conditions qui furent déportés et moururent à la peine dans des mines d’or ou d’uranium. À Vorkouta, à Omsk, à Akademgorod, à Irkoutsk, dans la sinistre Kolyma, combien d’hommes périrent dans les goulags et dans les conditions les plus effroyables.
Comme c’est justice, l’auteur s’attarde longuement sur ces pages épouvantables de l’histoire de la Sibérie. Mais son récit abonde également en rencontres mémorables. Colin Thubron se fait un devoir de rencontrer des habitants, en particulier les membres restants de peuples oubliés ou méconnus comme les Yakoutes ou les Bouriates, tout comme il s’attache à faire mémoire des dissidents religieux qui tentèrent de fonder des communautés en Sibérie afin d’échapper à leurs persécuteurs. Ce fut le cas de ceux qu’on appelle, chez les Orthodoxes, les Vieux-Croyants. Mais il y eut aussi l’implantation d’une communauté baptiste ainsi que de communautés juives. Notons aussi la longue évocation que fait l’auteur à propos des chamans.
Prix Nicolas Bouvier en 2010, le livre de Colin Thubron, s’il prend le temps d’analyser les multiples aspects (géographique, historique, politique, économique, religieux) du territoire visité, ce livre se savoure aussi et surtout parce qu’il est écrit par un conteur de talent et par quelqu’un qui, manifestement, ne se contentait pas de visiter des lieux mais se plaisait à rencontrer des personnes. 8,5/10
Avatar de l’utilisateur
poet77
Assistant opérateur
Messages : 2656
Inscription : 12 août 11, 13:31
Contact :

Re: Vos dernières lectures

Message par poet77 »

Image

Je suis de ceux qui peuvent lire et écouter de la musique en même temps, à condition que ce soit de la musique instrumentale, classique tout particulièrement. Ce n’est probablement pas le cas de tous les lecteurs mais, pour ce qui concerne Âme brisée, un roman qu’on pourrait dire gorgée de musique du début à la fin, c’est presque une nécessité. Comment lire ce roman sans être pris du désir irrépressible d’écouter les œuvres dont il y est question et dont l’auteur nous parle avec une passion pour ainsi dire contagieuse ? Ces œuvres sont au nombre de trois : le quatuor n° 13 en la mineur D. 804 « Rosamunde » de Schubert, le concerto pour violon « À la mémoire d’un ange » d’Alban Berg et la Gavotte en rondeau de la Troisième partita pour violon seul de Bach. Nul besoin de préciser que ces pièces musicales sont des chefs d’œuvre, en particulier le bouleversant quatuor de Schubert.
Or le roman de Akira Mizubayashi non seulement débute avec l’évocation de cette œuvre mais il est construit tout entier sur elle, adoptant, pour les quatre chapitres qui le composent, les indications de tempo de chacun de ses mouvements : I. Allegro ma non troppo. II. Andante. III. Menuetto : Allegretto. IV. Allegro moderato. L’écriture en est simple et limpide, épousant parfaitement les infinies nuances de la musique.
Tout commence par le souvenir douloureux d’un événement s’étant déroulé dans le Tokyo de 1938, alors que le Japon, en proie à ses démons nationalistes, faisait la guerre à la Chine. Or un Japonais du nom de Yu Mizusawa, ne tenant aucun compte des obsessions bellicistes de son pays, répète, avec trois musiciens chinois (deux hommes et une femme), le quatuor de Schubert. Mais le pire survient le jour où les musiciens sont interrompus par l’irruption de soldats japonais. Le fils de Yu, un garçon de onze ans prénommé Rei, n’a que le temps de se cacher dans une armoire. Un militaire arrache alors des mains de Yu son violon et le jette à terre pour le briser. Survient ensuite un autre militaire, un lieutenant du nom de Kurokami qui, désapprouvant la destruction du violon de Yu, lui demande de jouer sur un autre instrument une œuvre de son choix. Ce sera la Gavotte de Bach. Malheureusement, malgré cette intervention, les quatre musiciens sont emmenés, Yu étant soupçonné de comploter contre son pays. Resté seul sur le lieu, le lieutenant Kurokami découvre Rei dans sa cachette et lui confie le violon brisé avant de s’en aller.
Telle est la terrible blessure initiale qui, bien sûr, restera vive en Rei pour le restant de ses jours. L’âme brisée, qui donne son titre au roman, c’est à la fois celle de Rei et celle du violon. Or, toute la suite du roman, les trois chapitres suivants auxquels se rajoute un épilogue, ne nous parle que de la réparation de ce qui fut foulé aux pieds un triste jour de 1938. L’itinéraire de Rei le conduit du Japon à la France et à l’Italie. Adopté par un couple de Français au lendemain de la guerre, Rei, devenu Jacques Maillard, se passionne bientôt pour la lutherie au point d’en faire à la fois sa passion et son métier. Pour appendre et parfaire ce métier-là, il faut aller à Crémone, la célèbre ville italienne où s’illustrèrent Stradivari, Amati et Guarneri, mais on peut aussi séjourner dans la petite ville lorraine de Mirecourt qui fut le berceau de deux luthiers de renom, Jean-Baptiste et Nicolas François Vuillaume, et reste une cité de luthiers, même si leur nombre s’est considérablement réduit. Or le violon qui fut brisé en 1938 est précisément un Vuillaume.
Akira Mizubayashi imagine alors les rencontres de personnes aptes à réparer ce qui fut détruit par le militaire obtus de 1938, celle, en particulier, de Rei Mizusawa (Jacques Maillard de son nom français) avec Midori Yamazaki, une jeune violoniste de renom dont le grand-père n’est autre que Kurokami, le lieutenant qui avait surpris le jeune Rei dans sa cachette et lui avait remis le violon cassé. Au moyen de sa langue si épurée, si belle, si musicale, Akira Mizubayashi nous emporte dans l’élan de ce qu’il ne craint pas d’appeler une résurrection (il emploie même le mot inventé de ressuscitation) : celle d’un violon que Jacques Maillard a, bien sûr, emporté avec lui pour patiemment non seulement le réparer mais le magnifier. L’auteur a beau préciser que son personnage n’est pas croyant, en rendant son âme au violon, en le confiant à Midori, en lui faisant jouer le concerto « À la mémoire d’un ange », on a le sentiment que, malgré les laideurs du monde, c’est la beauté, et la beauté seule, qui reste pour l’éternité. 8/10
Avatar de l’utilisateur
poet77
Assistant opérateur
Messages : 2656
Inscription : 12 août 11, 13:31
Contact :

Re: Vos dernières lectures

Message par poet77 »

Image

Parmi les écrivains juifs ayant composé leurs ouvrages en yiddish, Isaac Bashevis Singer (1904-1991) reste sans doute l’un des plus célèbres. Prix Nobel de Littérature en 1978, Juif polonais exilé aux Etats-Unis, il prit la nationalité américaine et fut l’auteur de nombreux romans et nouvelles et de récits autobiographiques. Pour avoir déjà lu une grande partie de son œuvre, je peux affirmer que l’on a affaire à un conteur de premier ordre sachant à merveille témoigner, en la restituant de manière imagée, des conditions de vie des Juifs des pays de l’Est avant la Deuxième Guerre mondiale et le déferlement de haine des nazis.
Dans l’abondante production de ce précieux auteur, certains récits nous font remonter dans le temps. Ainsi en est-il de L’Esclave dont l’action se situe dans la Pologne du XVIIème siècle, autrement dit en une période de l’histoire extrêmement troublée par des guerres et des invasions, en particulier de Russes, de Suédois (ces Suédois qui ravagèrent également la Lorraine à la même époque) et des redoutables Cosaques. En Pologne, le fanatisme religieux occasionna de sanglants pogromes auxquels se firent un devoir de participer, au nom d’un catholicisme dévoyé, certains potentats polonais. Chmielnicki, un chef militaire cosaque, met à feu et à sang la bourgade de Josefov où vivent Jacob, un juif pieux, et les membres de sa famille. Cependant, alors que beaucoup de Juifs sont tués, Jacob, lui, est vendu comme esclave à un Polonais du nom de Jan Bzik.
C’est alors que le romancier fait entrer son lecteur dans le vif de son sujet. Car, même si Jacob est envoyé par Jan Bzik dans un coin reculé de montagne où il doit travailler pour son maître et même s’il s’agit d’un homme s’efforçant de respecter les lois et coutumes juives, il n’en est pas moins régulièrement visité par Wanda, qui n’est autre que la fille du paysan son maître. Or Jacob plaît à Wanda, bien davantage que tout autre courtisan polonais. C’est lui qu’elle aime et qu’elle veut. Mais, comme on l’imagine aisément, un tel dessein se heurte aux lois en vigueur, tant du côté juif que du côté polonais. Personne ne veut d’un couple mixte. Jacob, lui, en dépit de sa ferveur religieuse et malgré tous ses scrupules, ne peut s’empêcher d’être séduit par la jeune femme.
Le roman d’Isaac Bashevis Singer est donc, d’abord et avant tout, un grand roman d’amour. Tous les obstacles, en particulier ceux qui ressortent de la religion étriquée de Jacob, ne changent rien à l’affaire. Jacob, tout en estimant qu’il se conduit comme un pécheur, est obsédé par Wanda qui, de son côté, se sent prête à tout quitter pour suivre celui qu’elle aime. Or voici que meurt Jan Bzik, le père de Wanda et maître de Jacob, tandis que ce dernier est racheté par la rançon que sont venus verser des Juifs désireux de mettre un terme à l’esclavage d’un de leurs coreligionnaires.
Tout devrait donc pouvoir s’arranger, mais ce n’est pas si simple. Jacob peut-il prendre pour épouse une Polonaise ? Les circonstances, les aléas d’une époque troublée, séparent, pour un temps, les deux amants. Et, quand ils se retrouvent, alors que viennent d’avoir lieu des massacres de Juifs, ils estiment ne pouvoir cohabiter que dans la mesure où Wanda se fait passer pour Juive. Pour ce faire, elle prend le nom de Sarah et, pour ne pas se trahir par son accent, fait croire qu’elle est muette. Comme on peut l’imaginer, Jacob et celle qui se fait désormais appeler Sarah n’ont pas fini de connaître frayeurs et déboires.
Ce roman qui, comme je l’écrivais, est, sans conteste, un grand roman d’amour, aborde aussi les questions de la foi dans un contexte où, peut-être par la force des choses (mais pas seulement), règnent volontiers l’hypocrisie et le mensonge. Isaac Bashevis Singer ne manque pas une occasion de souligner cet aspect. Ainsi, après une période de pogrome : « Partout [Jacob] entendait les gens affirmer ce que leurs regards démentaient. La piété était le manteau dont se couvraient l’envie et la cupidité. Leurs épreuves n’avaient rien enseigné aux Juifs ; la souffrance les avaient plutôt avilis. » Ou encore, ces paroles émanant de la bouche de Sarah, alors qu’elle a dû cesser de feindre d’être muette : « Vous prétendez être des Juifs, mais vous n’obéissez pas à la Torah. Vous priez et courbez la tête, mais vous dites du mal de tout le monde… ».
Sous couvert d’un conte, Isaac Bashevis Singer se permet toutes les audaces, sans craindre de grands contrastes. Ainsi, s’il évoque volontiers, au cours de son récit, tous les esprits malicieux auxquels croient les gens du peuple, ceux qui hantent les campagnes ou les greniers des maisons, il lui arrive aussi, face aux malheurs dont sont victimes les uns alors que d’autres « se pavanent dans leur richesse », de douter même de l’existence de Dieu : « Où était Dieu ? Comment pouvait-il jeter un regard sur tant de besoins et ne rien dire ? A moins que, le Ciel nous en préserve, il n’y eût pas de Dieu. » 8/10
Avatar de l’utilisateur
nunu
Machino
Messages : 1151
Inscription : 20 avr. 23, 16:02

Re: Vos dernières lectures

Message par nunu »

Image

Je viens d'entamer celui-la. Si ça vous dit quelque chose c'est normal. Il vient dêtre réédité sous un autre titre. C'est en effet le livre dont est tiré Killers of the Flower Moon
« Quand des hommes, même s’ils s’ignorent, doivent se retrouver un jour, tout peut arriver à chacun d’entre eux, et ils peuvent suivre des chemins divergents, au jour dit, inexorablement, ils seront réunis dans le cercle rouge. »
Répondre