La Bête (Bertrand Bonello - 2024)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés à partir de 1980.

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Profondo Rosso
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La Bête (Bertrand Bonello - 2024)

Message par Profondo Rosso »

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Dans un futur proche où règne l’intelligence artificielle, les émotions humaines sont devenues une menace. Pour s'en débarrasser, Gabrielle doit purifier son ADN en replongeant dans ses vies antérieures. Elle y retrouve Louis, son grand amour. Mais une peur l'envahit, le pressentiment qu'une catastrophe se prépare.

Un certain pan de la filmographie de Bertrand Bonello le montre se faire le peintre d’une forme d’aliénation de l’individu à travers les époques. Il observe cette aliénation à travers la condition féminine oppressée de L'Apollonide (2011), la jeunesse agitée et en plein doute de Nocturama (2016) ou encore le rite et la malédiction vaudou de Zombi Child (2019). Le réalisateur parvient à chaque fois à conjuguer questionnement social aux résonances contemporaines avec une dimension existentielle, le pont entre les deux se faisant par l’incarnation d’un lieu. Le féminisme entrait en résonance avec l’espace de la maison close dans L’Apollonide, tous les doutes et contradictions des apprentis terroriste de Nocturama se matérialisaient dans la galerie marchande où ils s’étaient réfugiés, et la dimension mythologique du vaudou, politique du passé d’Haïti trouvaient un écho inattendu avec les amours adolescentes au sein d’un pensionnat. Bonello prolongera cette approche avec la chambre de la jeune fille de Coma (2022), exercice intéressant mais inabouti qui cependant annonçait la réussite majeure que serait La Bête.

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Le récit ambitieux a pour base le court roman La Bête dans la jungle d’Henry James. Le roman dépeignait la romance avortée mue en amitié ambiguë de deux personnages. John Marcher, rongé par l’angoisse qu’un grand malheur le guettait, choisissait d’en rester à une relation platonique avec May Bartram, réalisant trop tard qu’il était passé à côté du grand amour de sa vie. John Marcher est un personnage typique d’Henry James, tout en atermoiements, émotions refoulées, aussi agaçant que fascinant pour le lecteur. Bertrand Bonello prend le postulat du roman pour le tirer vers une réflexion plus vaste sur la place des affects dans nos sociétés passées, présentes et futures. La trame principale se situe dans un futur proche où justement les affects, considérés comme la cause de tous les maux passés de l’humanité, sont désormais étouffé. Pour accéder à de hautes fonctions, il s’agit de se délester des derniers résidus de cette « faiblesse » grâce à un système purifiant notre ADN en nous réincarnant dans nos vies antérieures. La jeune Gabrielle, attachée à ses émotions, hésite à céder à cette injonction mais va néanmoins tenter l’expérience. Nous avons un aperçu saisissant de ce futur à la fois loin et proche, où l’on déambule à l’extérieur avec une sorte de masque à oxygène dissimulant notre visage, dans lequel l’amitié et les confidences se font à une intelligence artificielle (Guslagie Malanda, l’accusée de Saint Omer (2022)) ou à une « amie » que l’on n’a jamais rencontrée (Julie Faure). Bonello propose dans cet avenir un prolongement non contraint des relations et interactions telles qu’elles ont pu évoluer après l’épidémie du covid, radicalisant et normalisant les liens distendus nés des nouvelles habitudes de ce moment. L’épure des environnements et de la technologie se conjugue au minimalisme des sentiments et, la visite de ses vies antérieures place ainsi l’héroïne et le spectateur face à l’espérance ou l’impossibilité de l’élan romanesque.

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Le segment se situant en 1910 est le plus fidèle au roman d’Henry James, mais l’anxiété et la peur d’une menace indicible sont désormais porté par la femme (Léa Seydoux) tandis que la tentation de la romance est représentée par l’homme (George MacKay). Bertrand Bonello déploie un espace chatoyant, fait de la rencontre une déambulation douce et feutrée faite de confidences, et la réalité du monde extérieur offre une imagerie divinement poétique avec ce Paris submergé par les crues. La digue des carcans intimes semble prête à céder malgré les hésitations, mais les amants ne pourront être réellement réunis que d’une façon tragique. Cependant, les sentiments sincères et l’appel de l’imprévisibilité du romanesque semblent encore vivaces dans ce passé, même doté d’une issue funeste, porté par les tableaux macabres et romantiques de Bonello – magnifique image des corps flottants et inanimés bien qu’enfin réunis.

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La partie située en 2014 adopte une artificialité par l’univers dépeint (le monde du mannequinat), la ville des apparences et des relations factices qu’est Los Angeles (l’embryon d’amitié aussi vite noué qu’avorté entre Léa Seydoux et un autre mannequin) et le vrai fait divers en germe puisque le personnage de George MacKay s’inspire du véritable jeune auteur d’une tuerie dans ce quartier à cette période. La solitude et la distance entre les individus, la domination des apparences se ressent dans les errances solitaires de Léa Seydoux, sa silhouette isolée dans l’immense demeure qu’elle garde, les danses solitaires et le dialogue impossible dans les boites de nuits bondées. Nous sommes désormais dans un monde connecté et saturé où le lien à l’autre est impossible, dans lequel le refuge se trouve devant les écrans après un retour solitaire de soirée. Léa Seydoux en représente le versant mélancolique, et George MacKay la part névrosée puisqu’il confie son mal-être aux réseaux (Bonello reprenant les vraies tirades du meurtrier avant son passage à l’acte) mais se montre incapable de répondre à l’invitation sincère de Gabrielle. L’attente du romanesque est donc bien là, mais sa concrétisation impossible à cause des baumes artificiels (écrans, drogues, biens matériels) que nous avons érigés pour faire face à nos solitudes.

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Bertrand Bonello, par les rencontres impromptues de Léa Seydoux et George MacKay dans le monde futur entre deux sauts dans le passé, pose les bases d’un possible romanesque même dans cette ère aseptisée. L’impact de cette rencontre influence les visions de vie antérieures et crée une sorte de fil rouge mystique, bercé de karma et de destinée, qui rend le rapprochement inéluctable malgré les obstacles. Léa Seydoux dégage quelque chose d’assez unique pour exprimer cette vulnérabilité, ce sentiment d’attente, quand George MacKay paraît bien plus énigmatique. Tout appelle donc à transcender par les affects vivaces et le romanesque ce futur froid, même si la conclusion nous réservera une fatidique surprise. Bonello saisit vraiment quelque chose de notre individualisme 2.0 par lequel le lâcher-prise, le risque et l’abandon à l’autre apparaissent comme des passages amenés à disparaître. L’amour n’est plus empêché par les ressorts de la fiction et du mélodrame (Bonello assumant scruter son héroïne mais aussi l’actrice Léa Seydoux qui l’incarne) ou les aléas de la vie, mais par un sens des priorités plus froid et terre à terre. Un constat qu’il est d’ailleurs amusant d’observer dans les tentatives de romance et mélo récents, par exemple l’histoire d’amour du film Past Lives (2023) avortée avant de l’avoir tentée car aucun des amoureux n’est prêt à brièvement abandonner sa vie et ses projets pour simplement rencontrer l’autre. Une réaction impossible dans des postulats romantiques voisins comme Before Sunset ou même La la land (2016) dont l’amertume ne naît qu’après avoir essayé et échoué à s’aimer. Bonello a compris que le renoncement aux affects et le choix du pragmatisme représentent notre avenir, avec ce film captivant offrant une sorte de pendant moderne et désabusé à L’Année dernière à Marienbad (1961) ou Je t’aime, je t’aime (1968) d’Alain Resnais dont il partage les vertiges mentaux. 5/6
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Thaddeus
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Re: La Bête (Bertrand Bonello - 2024)

Message par Thaddeus »

Très belle critique qui donne bien envie.
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Jeremy Fox
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Re: La Bête (Bertrand Bonello - 2024)

Message par Jeremy Fox »

Très peu amateur du cinéma de Bonello, mais pour Lea Seydoux et au vu de l'avis détaillé de Profondo Rosso je vais peut-être me laisser tenter.
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Alibabass
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Re: La Bête (Bertrand Bonello - 2024)

Message par Alibabass »

Très hâte de le voir ce week-end.
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MJ
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Re: La Bête (Bertrand Bonello - 2024)

Message par MJ »

Le temps de présence de Dasha Nekrasova à l'écran doit être assez court, je présume ? :oops:
"Personne ici ne prend MJ ou GTO par exemple pour des spectateurs de blockbusters moyennement cultivés." Strum
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Profondo Rosso
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Re: La Bête (Bertrand Bonello - 2024)

Message par Profondo Rosso »

MJ a écrit : 8 févr. 24, 10:34 Le temps de présence de Dasha Nekrasova à l'écran doit être assez court, je présume ? :oops:
Oui effectivement très petit rôle, mais pas insignifiant non plus :wink:
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Re: La Bête (Bertrand Bonello - 2024)

Message par Alexandre Angel »

Thaddeus a écrit : 8 févr. 24, 06:57 Très belle critique qui donne bien envie.
A n'en pas douter te concernant (et moi aussi d'ailleurs)!
Spoiler (cliquez pour afficher)
"Bonello a compris que le renoncement aux affects et le choix du pragmatisme représentent notre avenir, avec ce film captivant offrant une sorte de pendant moderne et désabusé à L’Année dernière à Marienbad (1961) ou Je t’aime, je t’aime (1968) d’Alain Resnais dont il partage les vertiges mentaux."
A Profondo Rosso, quand je devine le contenu du film en lisant ton texte, je pense aussi à Pinter (de Resnais à Harold Pinter, on les connaît les passerelles) et à La Maîtresse du Lieutenant français (ces va-et-vient temporels).
Comme "le Temps de l'innonce" et "A tombeau ouvert", "Killers of the Flower Moon" , très identifiable martinien, est un film divisiblement indélébile et insoluble, une roulade avant au niveau du sol, une romance dramatique éternuante et hilarante.

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Profondo Rosso
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Re: La Bête (Bertrand Bonello - 2024)

Message par Profondo Rosso »

Alexandre Angel a écrit : 8 févr. 24, 15:41
A Profondo Rosso, quand je devine le contenu du film en lisant ton texte, je pense aussi à Pinter (de Resnais à Harold Pinter, on les connaît les passerelles) et à La Maîtresse du Lieutenant français (ces va-et-vient temporels).
Oui complètement il y a le même jeu de porosité des les niveaux de réalité entre le réel futuriste et les vies antérieures passées qu'on pouvait trouver dans La Maîtresse du Lieutenant français concernant la fiction, le même vertige et doute sur lequel influe sur l'autre.
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Profondo Rosso
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Re: La Bête (Bertrand Bonello - 2024)

Message par Profondo Rosso »

poet77 a écrit : 12 févr. 24, 18:04 La Bête: 5/10

Cette adaptation de La Bête dans la Jungle d'Henry James, scénaristiquement et formellement ambitieuse, se fige dans sa sophistication au point d'annihiler toute émotion. Je préfère de beaucoup l'adaptation de Patrick Chiha qui avait été programmée sur les écrans en février de l'année dernière.
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Re: La Bête (Bertrand Bonello - 2024)

Message par Samuel73 »

Belle critique ; je pense voir le film, même si je conserve un souvenir très mitigé de Souvenirs de la maison close et n'ai rien vu d'autre du réalisateur. L'adaptation de James, en elle-même, constitue pour moi une bonne raison de me faire ma propre idée. Sinon, en te lisant j'ai pensé à d'autres films où une histoire d'amour empêchée se déploie dans plusieurs dimensions temporelles, mais du côté chinois avec le 2046 de Wong Kar Wai et surtout le Three Times de Hou Hsiao Hsien, que j'aime beaucoup, particulièrement le second. Raison supplémentaire pour me laisser tenter. :D
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Re: La Bête (Bertrand Bonello - 2024)

Message par Alibabass »

La final est prodigieux, en PLS. Léa Seydoux cache tout dans le film, tout émotion dans un monde qui annihile cela. Mais le regard, la perte et le bonheur en même temps qu'elle donne à voir est juste aussi sanglotant que le "Je ne vous aime pas, je ne vous aime pas ..." de Danielle Darrieux dans Madame De ... Je me suis enfoncé du siège, en vrai je ne m'attendais pas du tout à un tel sens du romanesque.

PS : Il y a quoi dans le code QR ?
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Re: La Bête (Bertrand Bonello - 2024)

Message par cinephage »

Alibabass a écrit : 14 févr. 24, 10:19 PS : Il y a quoi dans le code QR ?
Le QR code contient le générique, ainsi qu'une toute petite séquence, un peu épilogue, dont je recommande le visionnage. Evidemment, elle n'est pas indispensable au film, mais c'est un petit prolongement.

Internet ne passant pas dans la salle en sous-sol où j'ai vu le film, je me suis vu regarder le générique de fin dans la rue, sous la pluie... Une bien étrange expérience. :mrgreen:
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Re: La Bête (Bertrand Bonello - 2024)

Message par Alibabass »

J'avoue, c'est la première fois que je vois une idée Cross-Media de ce genre au cinéma. Arte avait il y a 10 ans ou plus produit une série utilisant la matière numérique d'une façon ambitieuse. Tellement en avance sur son temps qu'elle est passé inaperçu (elle était diffusé chaque vendredi vers minuit, pas d'idée de replay car ça n'existait pas). C'était un mélange entre les thématiques de Coma et des séances chez la psy. La notion de libre arbitre était là aussi. On pouvait participer en temps réel à la série, augmenter les détails sur une séquence.
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Profondo Rosso
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Re: La Bête (Bertrand Bonello - 2024)

Message par Profondo Rosso »

Alibabass a écrit : 14 févr. 24, 10:19 PS : Il y a quoi dans le code QR ?


Samuel73 a écrit : 13 févr. 24, 15:54 Sinon, en te lisant j'ai pensé à d'autres films où une histoire d'amour empêchée se déploie dans plusieurs dimensions temporelles, mais du côté chinois avec le 2046 de Wong Kar Wai et surtout le Three Times de Hou Hsiao Hsien, que j'aime beaucoup, particulièrement le second. Raison supplémentaire pour me laisser tenter. :D
C'est vrai qu'il y a quelque chose de 2046 je trouve aussi !
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Wulfa
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Re: La Bête (Bertrand Bonello - 2024)

Message par Wulfa »

Merci beaucoup pour cette critique qui m'a également motivé à aller voir ce dernier film de Bertrand Bonello auquel je souscris maintenant presque sans réserve. Je connais peu sa filmographie, très échaudé que je fus par Zombi Child. Mais à la lumière de La Bête, je pense avoir mieux compris son esthétique très intellectuelle. C'est un film très stimulant, et cela faisait quelque temps que je ne m'étais pas prêté à ce jeu d'interprétations poussées de la narration, comme on peut le faire avec les films de Lynch (une référence un peu trop présente d'ailleurs dans le film). Mais malgré cet intellectualisme assez froid, j'ai quand même été touché par cette histoire, véritablement ému par son épilogue. Et puis la photographie est somptueuse. Tout le segment 1910 est à tomber.

Un choix m'a cependant fait un peu de mal : celui de faire jouer par le protagoniste masculin des paroles tenues par le tueur Elliott Rodger durant le segment de 2014, aux mots près. C'est d'une grande violence, et jette un trouble vraiment très désagréable sur le personnage de Louis Lewanski auquel on a ensuite du mal à s'attacher encore. Mais ce choix permet sans doute de nourrir l'ambition de Bertrand Bonello de nous dire quelque chose des relations humaines et des contraintes qui pèsent sur elles selon les époques (l'honneur, l'idéalisme, le pragmatisme).

Merci également pour la vidéo cachée (très lynchéenne encore une fois) dans le QR Code que je n'ai pu scanner à la fin de la séance. Cependant, je ne me souviens plus exactement à quoi correspond la chambre 241. Est-ce la chambre d'opération en 2044 ?
Dernière modification par Wulfa le 16 févr. 24, 19:11, modifié 1 fois.
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