Le roman est un des plus grands jamais écrits, prodigieux de bout en bout.
Je parle notamment des différences entre le livre et le film dans ma critique ci-dessous. J'ai trouvé que le film était réussi, avec un découpage vif, sans être certes à la hauteur du roman :
Faîte de la Comédie Humaine, roman prodigieux et foisonnant, où Balzac raconte l’innocence foudroyée aussi bien que le talent dévoyé, récit aux intrigues parallèles divisées en trois parties, où la descente aux enfers du beau et vaniteux Lucien de Rubempré à Paris est l’écho inversé des tribulations in fine heureuses du fidèle et valeureux David Séchard à Angoulême, cadre du retour du machiavélique Vautrin sous le déguisement imprévu d’un mystérieux chanoine espagnol, Illusions Perdues est un livre inadaptable au cinéma dans sa globalité. Trop de personnages, de considérations morales et sociologiques, de descriptions des mécanismes économiques du secteur de la presse pendant la Restauration, de difficultés structurelles surtout pour l’adaptateur ambitieux qui gravit les versants de cette montagne de la littérature mondiale. Aussi Xavier Giannoli a-t-il eu raison, dans son adaptation réussie du grand oeuvre de Balzac, de se rendre à cette évidence qu’il fallait choisir entre Lucien et David, Paris et Angoulême, et admettre, qu’à moins de vouloir tourner plus tard la suite du récit, Splendeurs et Misères des courtisanes, il ne restait pas de place pour faire apparaître Vautrin.
Giannoli n’adapte donc, pour l’essentiel (car le prologue du film emprunte certains événements à sa première partie « Les Deux Poètes »), que la deuxième partie du roman, « Un Grand Homme de Province à Paris » ; titre ironique quand on sait quel homme faible et imprudent va se révéler être l’inconstant Lucien, trop dépourvu « de reins et d’épaules » pour vaincre Paris. Mais que l’on ne s’y trompe pas : chez Balzac, l’ironie reste cantonnée au titre. Il a trop de générosités en lui, trop de génie qui déborde, trop d’amour et de compréhension pour son héros pour se moquer de lui, et il y a un océan de tendresse entre Balzac et Thackeray, qui raconta lui aussi une histoire d’ascension sociale et de chute dans Barry Lyndon, mais avec des accents ironiques rendant le personnage souvent ridicule. Certes, comme dans Barry Lyndon de Kubrick, Giannoli a recours dans son film à une voix off qui décrit la société où va entrer Lucien et nous annonce par avance « sa fatale semaine », tandis que les éclairages du début font parfois penser à ceux du film de Kubrick. Cela a suscité certaines comparaisons avec ce dernier, mais ce qui distingue les deux films est en réalité beaucoup plus significatif que ce qui les rapproche. Car la voix off chez Giannoli est exempte de cette froide ironie qui caractérise Barry Lyndon et les choix de mise en scène du réalisateur français, qui accompagne ses personnages par des travellings et des échelles de plan rapprochées, sont fort éloignés des dézooms que Kubrick érige en système. On ne s’en plaindra pas.
Dans Illusions Perdues, les choix d’adaptation, l’indulgence du ton, le respect de l’esprit de joute des dialogues balzaciens assuré à travers la vivacité du découpage, et le soin avec lequel Giannoli et son équipe technique filment décors et costumes se conjuguent donc pour produire cette chose rare : un beau film qui est en même temps une belle adaptation, un film français contemporain aussi soucieux de reconstitution historique et de mise en scène (Marguerite du même Giannoli ayant servi de terrain d’apprentissage dans ce domaine) que de ses personnages. Le Lucien de Giannoli reste celui de Balzac : un ambitieux qui a pour lui sa belle plume, sa beauté, mais qui ne peut offrir un caractère égal à son talent et qui, poussé par l’esprit diabolique de la vanité, va justifier à ses propres yeux « les choses les plus contraires à ses principes », trahissant ses amis et se livrant démuni à ses ennemis. « Le repentir périodique est une grande hypocrisie« , écrit Balzac. Le cheminement de l’intrigue du film reflète également celui du livre : Lucien abandonné par Mme de Bargeton et éprouvant les affres de la pauvreté, initié par Etienne Lousteau aux absences de scrupules des journalistes comme aux relations avec les comédiennes des Théâtres de Boulevard, aimé d’un amour pur par Coralie, piégé successivement par le camp royaliste et ultra, et en particulier la Marquise d’Espard (Jeanne Balibar), et le camp républicain et romantique où il avait fait ses premières armes et qui se venge de l’inconstant journaliste. Plusieurs épisodes sont modernisés par Giannoli qui parle à travers son film de l’influence des réseaux sociaux (les pigeons faisant allusion à twitter), des masques et de la versatilité de certains critiques, avec une férocité revendiquée, mais pas moins que celle de Balzac dont le livre était une charge terrible contre le milieu journalistique et littéraire qu’il a bien connu, dont la publication fut accueillie par des cris d’orfraie, certaines critiques rageuse lui déniant tout « talent » avec une mauvaise foi caractéristique.
Il est une chose cependant qui manque au film de Giannoli pour en faire un grand film totalement fidèle à Balzac, je crois, ce surplus de générosité balzacienne et de grandeur morale que l’on trouve dans le Cénacle de la rue des Quatre-Vents, qui est absent du film. Dans le livre, Balzac met en perspective les compromissions et la déchéance de Lucien avec la patience de caractère et la noblesse de coeur et d’esprit de David Séchard à Angoulême et des membres du Cénacle à Paris, qui « portent au front le sceau d’un génie spécial » et qui accueillent Lucien en leur sein et en font l’un des leurs : d’Arthez, Michel Chrestien, Bianchon, Louis Lambert, tous ces noms dont le souvenir emplit de joie et d’un sentiment d’élévation le coeur du lecteur balzacien. Ils ont tous disparu du film et ce n’est pas sans conséquence. Car Illusions perdues de Balzac n’est pas seulement le portrait d’une époque et d’un milieu, impitoyable et enlevé, pas seulement l’histoire d’un provincial happé par Paris et sa « monstrueuse nudité », c’est aussi l’histoire d’une conscience ballotée entre plusieurs rivages, d’un « enfant perdu » orphelin qui veut recouvrer le nom de sa mère pour appartenir à un groupe, à une famille, mais qui prend sa vanité pour une fidélité. Le « l’un des leurs » balzacien annonce ici le « l’un des nôtres » du Conrad de Lord Jim. « Le talent est une créature morale qui a, comme tous les êtres, une enfance sujette à des maladies », écrit Balzac, dont le réalisme était sentimental, et qui fut tout autant qu’un peintre de la société de son temps un peintre universel et intemporel des sentiments.
Pour compenser cette disparition du Cénacle et de la sublime grandeur d’âme de d’Arthez et Bianchon, qui jamais ne renient Lucien, Giannoli a l’idée d’insuffler une noblesse morale supplémentaire à son narrateur Nathan (Xavier Dolan) – qui reçoit un peu des idéaux de d’Arthez – et à Mme Bargeton (Cécile de France), qui en sont dépourvus dans le livre où ils deviennent des « ennemis » de Lucien, idée bienvenue, celle-là, qui lui permet d’équilibrer quelque peu le cynisme apparent de son récit – de même que sa morale finale, car une fois passée le « désenchantement » qu’éprouve tout grand héros balzacien, il faut bien trouver en soi un germe qui permettra de continuer à vivre. Et puis, cette attention portée par Giannoli aux imposteurs qui vivent avec un masque, où se pose la question de savoir s’ils croient eux mêmes en leurs mensonges, lui permet de faire sien le récit sans trahir Balzac, de continuer le sillon creusé par sa filmographie, où Marguerite et L’Apparition notamment, qui abordent ces thèmes de la croyance et du masque, précédent Illusions perdues. Les acteurs et actrices du film concourent tous à la réussite de l’ensemble et s’avèrent très bien choisis pour les personnages qu’ils incarnent, Benjamin Voisin et Vincent Lacoste en tête, qui sont excellents en Lucien et Lousteau, mais les seconds rôles (Depardieu, Balibar, le regretté Jean-François Stévenin) ne sont pas en reste.
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