Septembre 2019
L’âge de la terre (Glauber Rocha, 1980)
Embarqué dans un discours poétique où roulent les métaphores et où cascadent les imprécations furieuses, le spectateur plus ou moins paumé tente de se raccrocher à quelques maigres repères. Il peut se laisser enivrer par cette hystérie formelle, ce désordre saturé, ce confusionnisme idéologique, ce méli-mélo religieux, ce sérieux rigolard et ce carnavalesque ulcéré cherchant à exalter un messianisme réincarné dans un singulier syncrétisme populaire. Mais il peut aussi (c’est mon cas) se faire proprement assommer par une parole devenue bavardage, par une transe mystique qui n’est plus qu’un hoquet nauséeux, par la défense d’un nationalisme mégalo, par un folklore emplumé sinon empaillé, par un laisser-aller, un débraillé et un n’importe quoi tonitruants qui se croient valeurs révolutionnaires. 2/6
Driver (Walter Hill, 1978)
Il y a le conducteur, virtuose taiseux du volant qui loue ses services à des braqueurs pour semer la police ; le détective, flic le plus obstiné de Californie, sorte de garenne camionné et grimaçant, résolu à coffrer le précédent ; et la joueuse, poupée boudeuse maquillée de cirage Lion noir, qui abat les atouts dont elle dispose dans le jeu de la vie et de l’argent. Personnages réduits à leur stricte fonction, à leur valeur d’archétype, sans aucune épaisseur psychologique, menant un ballet nocturne où brillent les chromes et les pare-brises bleutés des voitures dévoreuses d’asphalte. Si l’on accepte le minimalisme presque abstrait de l’exercice de style, il y a de quoi se laisser fasciner par ce polar urbain dégraissé jusqu’à l’os, tirant un impact maximal de spectaculaires poursuites dans les bas quartiers de Los Angeles. 5/6
Police python 357 (Alain Corneau, 1976)
C’est un film de néon, de phares, de solitudes, de pavés humides, de nuit : en un mot, un polar. Thèmes, situations, tonalité générale découlent directement du thriller. Mais il n’a rien de ces décalcomanies appliquées auxquelles a trop souvent habitué le cinéma hexagonal lorsque, en mal d’inspiration ou de recettes, il louche vers Hollywood. Tissant implacablement sa toile autour du protagoniste, l’histoire révèle l’inadéquation profonde de l’individu à des valeurs dépassées conduisant au refoulement, l’incapacité des personnages à s’accorder au monde dans lequel ils évoluent à la manière d’automates désenchantés. Monde de la contrainte, de la règle, des convenances, que Corneau dénonce en se fiant à une technique solide, réfutant les effets pour mieux inscrire la fiction dans la réalité la plus française. 4/6
Ad astra (James Gray, 2019)
Il serait injuste de reprocher à cette ambitieuse odyssée spatio-futuriste de venir après d’autres entreprises du même ordre, diversement réussies. L’auteur y affirme sa volonté précieuse de confronter ses préoccupations récurrentes à des structures nouvelles, à un contexte inédit pour lui. On peut toutefois regretter qu’il ne trouve pas toujours l’idéale adéquation entre les possibilités de son sujet, au croisement de l’introspection et de l’extraordinaire, et leur pleine cristallisation émotionnelle. Mais, tout imparfait qu’il soit, le film parvient à faire rimer les sollicitations d’un spectacle crédible avec la poétique d’une vision personnelle, le questionnement mélancolique d’une humanité voyageant aux confins d’elle-même avec l’espoir d’une remontée vers les origines qui porterait la promesse d’une renaissance. 4/6
Six femmes pour l’assassin (Mario Bava, 1964)
Dix petits nègres dans un salon de couture. Habité, fiévreux, orageux, le film se fonde sur une imagerie extravagante, délirante, une orgie d’éclairages déments : halos violacés, taches mauves et orangées sur les visages et les murs, signaux verts et rouges dans des living-rooms aux atmosphères tamisées, arbres redessinés en jaune d’or, voitures caressées d’un pinceau azuréen, le tout dans des décors (lourdes draperies, mannequins d’osier) comme meublés par un antiquaire pris de panique, et où sont malmenées quelques jolies femmes glacées d’épouvante. Sous ces délices de fumetti grand luxe, ces crimes pourpres et ces assassinats violines, un thriller nocturne (l’unique scène de jour paraît aussi déplacée qu’une marguerite dans un bouquet d’orchidées) qui exerce un véritable pouvoir de fascination. 5/6
Portrait de la jeune fille en feu (Céline Sciamma, 2019)
Le titre est bien choisi. D’abord parce qu’il donne à ressentir le trajet qui court de l’esquisse à l’achèvement, signale les intentions avant de les transcender, de leur insuffler la matière et la vie présidant à tout acte vibrant de création. Ensuite parce que ce portrait de reconnaissance, de désir et d’amour partagés, puisant dans les vertus d’un regard égalitaire, est émaillé d’images incandescentes qui tiennent à distance l’académisme illustratif et semblent endosser des siècles de secrets ayant consumé le cœur des femmes. Enfin parce qu’inexorablement, en prenant le temps du détail, en regardant ces héroïnes vivre, manger, rire, peindre, s’amuser, un phénomène quasi épiphanique survient, qui conjugue la portée politique du propos à l’embrasement de la passion. Comme la jeune fille, le film a pris feu. 5/6
Un jour de pluie à New York (Woody Allen, 2019)
Woody revient à sa ville, et c’est un bonheur à défaut d’une révolution – dont on a évidemment deviné qu’elle ne surviendra jamais. Il se penche avec une magnanimité non dépourvue d’ironie sur cette jeunesse dorée qui fut sans doute un peu la sienne, sur ce microcosme culturel et dandy qu’il se plaît à égratigner à coups de réflexions barbelées et de notations piquantes, tout en jouant le jeu d’un romantisme suranné, celui des confidences en taxi jaune, des pavés mouillés, des pianos-bars, des promenades à Central Park. Et derrière cette ballade fringante et inactuelle, ce vaudeville sophistiqué à l’écriture affûtée et au rythme très assuré, s’éploie la philosophie souriante d’un auteur pour qui le rêve et l’idéalisme ne sauraient capituler devant les contingences de la réalité. La friandise est délicieuse. 5/6
Les trois visages de la peur (Mario Bava, 1963)
Bava reprend avec ce triptyque les trames d’un fantastique très traditionnel. L’ordre même des sketches témoigne d’une évolution du trop vide (contenu visuel ascétique) au trop-plein (plans en fluorescence), comme s’il s’agissait de colorier progressivement la surface de l’image. La sècheresse du premier segment cède à l’univers merveilleux d’un second qui emprunte aux thèmes oniriques de la littérature slave, et le troisième opère la synthèse d’un cadre réaliste et des artifices de l’épouvante avec la franchise des pochoirs de Méliès. D’une crypte hugolienne sous la lune, évoquant un décor romantique à la Daguerre, à un appartement qui dispose ses poupées comme le Palais des mirages se couvre de glaces ombreuses, le film exaspère ainsi une esthétique compensant en partie la minceur des sujets. 4/6
L’étang tragique (Jean Renoir, 1941)
Son premier long-métrage hollywoodien obéit à une règle d’or de l’auteur : plus c’est local, plus c’est universel. Pour faire exister cette petite communauté bouffie de préjugés, il lui faut toucher du doigt la dureté de l’environnement naturel. Le marais sauvage lui évoque la Sologne (aux lapins et faisans succèdent mocassins et alligators) et lui permet de transposer le conflit individu-collectivité, typiquement renoirien, en conflit homme-nature. Il renoue avec certaines de ses préoccupations à travers une vision nuancée voir sceptique du modèle de société américain, confortée dans ses idées reçues – en cela le film rappelle Furie, qui fut la première expérience de Fritz Lang outre-Atlantique. Mais il reste assez rigidifié par les conventions dramaturgiques et porte les stigmates d’une production interventionniste. 4/6
Et aussi :
Xala (Ousmane Sembène, 1975) -
3/6
Apollo 11 (Todd Douglas Miller, 2019) -
5/6
Réveil dans la terreur (Ted Kotcheff, 1971) -
4/6
Les hirondelles de Kaboul (Zabou Breitman & Eléa Gobbé-Mévellec, 2019) -
4/6
Central do Brasil (Walter Salles, 1998) -
4/6
Tu mérites un amour (Hafsia Herzi, 2019) -
4/6
Nostalgie de la lumière (Patricio Guzmán, 2010) -
4/6
Ceux qui travaillent (Antoine Russbach, 2018) -
4/6
Films des mois précédents :
- Spoiler (cliquez pour afficher)
- Août 2019 – Le coup de l’escalier (Robert Wise, 1959)
Juillet 2019 - La sorcellerie à travers les âges (Benjamin Christensen, 1922)
Juin 2019 – Parasite (Bong Joon-ho, 2019)
Mai 2019 - Mandingo (Richard Fleischer, 1975)
Avril 2019 - Les oiseaux de passage (Cristina Gallego & Ciro Guerra, 2018)
Mars 2019 - Le convoi (Sam Peckinpah, 1978)
Février 2019 – Les noces rouges (Claude Chabrol, 1973)
Janvier 2019 – Un jour dans la vie de Billy Lynn (Ang Lee, 2016)
Décembre 2018 – Une affaire de famille (Hirokazu Kore-eda, 2018)
Novembre 2018 – High life (Claire Denis, 2018)
Octobre 2018 – Nos batailles (Guillaume Senez, 2018)
Septembre 2018 – Les frères Sisters (Jacques Audiard, 2018)
Août 2018 – Silent voice (Naoko Yamada, 2016)
Juillet 2018 - L'homme qui voulait savoir (George Sluizer, 1988)
Juin 2018 – Sans un bruit (John Krasinski, 2018)
Mai 2018 – Riches et célèbres (George Cukor, 1981)
Avril 2018 – Séduite et abandonnée (Pietro Germi, 1964)
Mars 2018 – Mektoub my love : canto uno (Abdellatif Kechiche, 2017)
Février 2018 – Phantom thread (Paul Thomas Anderson, 2017)
Janvier 2018 – Pentagon papers (Steven Spielberg, 2017)
Décembre 2017 – Lettre de Sibérie (Chris Marker, 1958)
Novembre 2017 – L’argent de la vieille (Luigi Comencini, 1972)
Octobre 2017 – Une vie difficile (Dino Risi, 1961)
Septembre 2017 – Casanova, un adolescent à Venise (Luigi Comencini, 1969)
Août 2017 – La bonne année (Claude Lelouch, 1973)
Juillet 2017 - La fille à la valise (Valerio Zurlini, 1961)
Juin 2017 – Désirs humains (Fritz Lang, 1954)
Mai 2017 – Les cloches de Sainte-Marie (Leo McCarey, 1945)
Avril 2017 – Maria’s lovers (Andreï Kontchalovski, 1984)
Mars 2017 – À la recherche de Mr Goodbar (Richard Brooks, 1977)
Février 2017 – Raphaël ou le débauché (Michel Deville, 1971)
Janvier 2017 – La la land (Damien Chazelle, 2016)
Décembre 2016 – Alice (Jan Švankmajer, 1987)
Novembre 2016 - Dernières nouvelles du cosmos (Julie Bertuccelli, 2016)
Octobre 2016 - Showgirls (Paul Verhoeven, 1995)
Septembre 2016 - Aquarius (Kleber Mendonça Filho, 2016)
Août 2016 - Le flambeur (Karel Reisz, 1974)
Juillet 2016 - A touch of zen (King Hu, 1971)
Juin 2016 - The witch (Robert Eggers, 2015)
Mai 2016 - Elle (Paul Verhoeven, 2016)
Avril 2016 - La pyramide humaine (Jean Rouch, 1961)
Mars 2016 - The assassin (Hou Hsiao-hsien, 2015)
Février 2016 – Le démon des femmes (Robert Aldrich, 1968)
Janvier 2016 – La Commune (Paris 1871) (Peter Watkins, 2000)
Décembre 2015 – Mia madre (Nanni Moretti, 2015)
Novembre 2015 – Avril ou le monde truqué (Franck Ekinci & Christian Desmares, 2015)
Octobre 2015 – Voyage à deux (Stanley Donen, 1967)
Septembre 2015 – Une histoire simple (Claude Sautet, 1978)
Août 2015 – La Marseillaise (Jean Renoir, 1938)
Juillet 2015 – Lumière silencieuse (Carlos Reygadas, 2007)
Juin 2015 – Vice-versa (Pete Docter & Ronaldo Del Carmen, 2015) Top 100
Mai 2015 – Deep end (Jerzy Skolimowski, 1970)
Avril 2015 – Blue collar (Paul Schrader, 1978)
Mars 2015 – Pandora (Albert Lewin, 1951)
Février 2015 – La femme modèle (Vincente Minnelli, 1957)
Janvier 2015 – Aventures en Birmanie (Raoul Walsh, 1945)
Décembre 2014 – Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon (Elio Petri, 1970)
Novembre 2014 – Lifeboat (Alfred Hitchcock, 1944)
Octobre 2014 – Zardoz (Sean Connery, 1974)
Septembre 2014 – Un, deux, trois (Billy Wilder, 1961)
Août 2014 – Le prix d’un homme (Lindsay Anderson, 1963)
Juillet 2014 – Le soleil brille pour tout le monde (John Ford, 1953)
Juin 2014 – Bird people (Pascale Ferran, 2014)
Mai 2014 – Léon Morin, prêtre (Jean-Pierre Melville, 1961) Top 100
Avril 2014 – L’homme d’Aran (Robert Flaherty, 1934)
Mars 2014 – Terre en transe (Glauber Rocha, 1967)
Février 2014 – Minnie et Moskowitz (John Cassavetes, 1971)
Janvier 2014 – 12 years a slave (Steve McQueen, 2013)
Décembre 2013 – La jalousie (Philippe Garrel, 2013)
Novembre 2013 – Elle et lui (Leo McCarey, 1957)
Octobre 2013 – L’arbre aux sabots (Ermanno Olmi, 1978)
Septembre 2013 – Blue Jasmine (Woody Allen, 2013)
Août 2013 – La randonnée (Nicolas Roeg, 1971)
Juillet 2013 – Le monde d’Apu (Satyajit Ray, 1959)
Juin 2013 – Choses secrètes (Jean-Claude Brisseau, 2002)
Mai 2013 – Mud (Jeff Nichols, 2012)
Avril 2013 – Les espions (Fritz Lang, 1928)
Mars 2013 – Chronique d’un été (Jean Rouch & Edgar Morin, 1961)
Février 2013 – Le salon de musique (Satyajit Ray, 1958)
Janvier 2013 – L’heure suprême (Frank Borzage, 1927) Top 100
Décembre 2012 – Tabou (Miguel Gomes, 2012)
Novembre 2012 – Mark Dixon, détective (Otto Preminger, 1950)
Octobre 2012 – Point limite (Sidney Lumet, 1964)
Septembre 2012 – Scènes de la vie conjugale (Ingmar Bergman, 1973)
Août 2012 – Barberousse (Akira Kurosawa, 1965) Top 100
Juillet 2012 – Que le spectacle commence ! (Bob Fosse, 1979)
Juin 2012 – Pique-nique à Hanging Rock (Peter Weir, 1975)
Mai 2012 – Moonrise kingdom (Wes Anderson, 2012)
Avril 2012 – Seuls les anges ont des ailes (Howard Hawks, 1939) Top 100
Mars 2012 – L'intendant Sansho (Kenji Mizoguchi, 1954)
Février 2012 – L'ombre d'un doute (Alfred Hitchcock, 1943)
Janvier 2012 – Brève rencontre (David Lean, 1945)
Décembre 2011 – Je t'aime, je t'aime (Alain Resnais, 1968)
Novembre 2011 – L'homme à la caméra (Dziga Vertov, 1929) Top 100 & L'incompris (Luigi Comencini, 1967) Top 100
Octobre 2011 – Georgia (Arthur Penn, 1981)
Septembre 2011 – Voyage à Tokyo (Yasujiro Ozu, 1953)
Août 2011 – Super 8 (J.J. Abrams, 2011)
Juillet 2011 – L'ami de mon amie (Éric Rohmer, 1987)