Je complète le très beau texte de Thaddeus (il est prof de français ? sic) avec une petite étude de séquence rédigée il y a quelques années déjà.
Je n'ai pas voulu retoucher.
"PRIS OU LA MORT DANS LES YEUX"
Etude de séquence
Le concours d'entrée à la FEMIS (Ecole Nationale Supérieure des Métiers de l'Image et du Son) en l'an 2000 a été particulièrement commenté car un extrait du chef d'œuvre de Ridley Scott a été projeté pour la session de l'analyse filmique. Les candidats ont du être ébahis puis ravis de se voir offrir un si beau morceau de pellicule : « Ca va être fastoche : j'connais par cœur ! » durent-ils penser avec un sourire au coin. Résultat : Les plus mauvaises notes jamais attribuées à cette étape du concours.
On dit trop souvent de Ridley Scott qu'il est un esthète mais sans doute pas assez qu'il est un artiste. « Pas assez de profondeur » affirme-t-on nonchalamment par-ci par-là. Alors voilà : devant une splendeur visuelle qu'est Blade Runner - que certains ne manqueraient pas encore de qualifier de "tapisserie" - les candidats se sont contentés de décrire l'aspect visuel du film c'est-à-dire le traitement au niveau des décors et de la photographie. Mais c'est négliger une composante majeure et primordiale du traitement de mise en scène qui est le travail sur le son et la musique. Et oui ! Il arrive à Ridley Scott de réfléchir aussi sur l'acoustique pour crédibiliser son univers et dramatiser certaines séquences. « Quelle négligence ! » exclamèrent les ''fanatiques'' défenseurs du cinéma scottien de la FEMIS (sic) et ainsi peut-on lire aujourd'hui : "En 2000, lorsque Blade Runner, de Ridley Scott (1982), fut proposé, ceux qui évoquèrent l’importance de la bande-son, et pas seulement l’image, furent les mieux notés."
Certes, il y a plus à raconter sur la photographie que sur le son, mais il ne fallait pas omettre au moins une donnée que nous traiterons un peu plus loin.
Rentrons maintenant dans le vif du sujet. Nous nous intéressons à la séquence où le répliquant Pris (Daryl Hannah) va être "retiré" de la circulation par le détective Deckard (Harrison Ford)
Comme elle a été diffusée à la FEMIS, la séquence débute au moment où Deckard entre dans le Bradbury Hotel (lieu de résidence du généticien J.F. Sebastian assassiné) et se termine au moment du décès de Pris.
Deckard descend de son "spinner" (voiture futuriste qui a la particularité de pouvoir voler) et se dirige vers le Bradbury Hotel où se terre le répliquant. Pendant ce temps, un plan montre Pris en train de se couvrir la tête d'un voile transparent. Elle se sait en danger et se prépare à la confrontation. On appréhende son stratagème : ressembler à un des nombreux automates créés par J.F. Sebastian pour attaquer le détective par surprise. Sa posture immobile, son maquillage appuyé et ses yeux fixes lui donne un allure de poupée. Pris n'est même plus un répliquant : elle est ainsi reléguée à l'état d'objet.
Deckard avance prudemment à l'intérieur du bâtiment délabré qui ne filtre plus la pluie, ni les lumières aveuglantes des écrans publicitaires qui investissent le ciel. Une musique quelque peu oppressante accompagne le trajet de l'homme jusqu'à l'appartement de J.F. Sebastian.
Dans cette scène ce n'est pas le visuel qui prédomine mais clairement la musique et les effets de sonorité (création d'un son pour les balayages des rayons lumineux, diverses intrusions sonores telles que le chant de geisha émanant d'un spot publicitaire ambulant, semblant de murmures, etc...) Le mixage sonore créé une ambiance inqualifiable, palpitante qui apporte donc un relief, une profondeur à l'image. Ici, c'est le son qui créé le rythme et tient le spectateur en haleine. Comme l'écrivait le grand cinéaste français Robert Bresson : « Si le son est le complément obligatoire de l'image, donner la prépondérance soit au son, soit à l'image. A égalité, ils se nuisent ou se tuent, comme on dit des couleurs. » [Notes sur le cinématographe, p.63, Ed. Gallimard] L'idée est d'éviter la redondance : une image "forte" se suffit à elle-même. Si elle ne l'est pas assez (notamment ici la progression lente de Deckard), le son peut lui apporter de la consistance.
En montant les escaliers Deckard dégaine son flingue. Pile à sa sortie de champ en haut du cadre, Scott coupe et raccorde avec un plan sur Pris qui effectue un mouvement-éclair de tête contre-nature. Évidemment, le trajet de la tête [au quart de tour] a été accéléré au montage. Le résultat est surprenant et confère au personnage un côté monstrueux. La rigidité du visage et l’œil gauche, fixe, volontairement sur-éclairé, renforce cette impression. C'est une "face de terreur" ; C'est la "face monstrueuse et terrifiante de Gorgô". Dans son superbe ouvrage "La Mort dans les yeux ; Figure de l'Autre en Grèce ancienne" (Ed. Hachette Littératures, Collection Pluriel, 1998) l'historien et professeur Jean-Pierre Vernant décédé en 2006, s'interroge sur le masque et son pouvoir suggestif. Il étudie notamment des figures mythologiques telles que Artémis et La Méduse qui, de par sa représentation, fait figure d'Altérité absolu. Ce plan répond à la prise en main du flingue. Comme on dit : « La haine engendre haine ».
Deckard avance toujours prudemment à l'intérieur de l'appartement de J.F. Sébastien. Il est "accueilli" par un de ces répliquants nains (primitifs?) à l'allure d'automates programmés par le généticien afin qu'ils le divertissent.
Une situation cocasse désamorce un temps le suspense lorsque ce répliquant un peu "borgne" - peut-être déréglé - percute une porte.
Un nouveau plan sur Pris nous la montre lever ses yeux jusqu'à la disparition des pupilles. Encore une attitude étrange, une faculté singulière qui met en évidence l'expression monstrueuse de ce faciès.
Deckard pénètre enfin dans une chambre où sont rassemblés une multitude de pantins et d'automates. Pris se situe au milieu du plan, toujours parfaitement immobile. La scène est dynamisée sur le plan visuel par le mouvement cyclique de membres de certains automates (qui sont bien sûr interprétés par des mimes) et quelques plans de coupe [plans brefs pris sur le vif] sur des pantins. Le son aussi foisonne : bruits de mécanique, voix de synthèse mais surtout, surtout, le ricanement volubile et incessant du guignol gesticulant mais désincarné situé derrière Pris qui - magnifique démonstration du pouvoir cinéma - semble se moquer de la situation dans laquelle est fourrée Deckard, de cette grande partie de cache-cache. D'ailleurs, Scott réalise un resserrement de plan sur Deckard lorsqu'il approche de Pris et ne manque pas d'introduire l'automate en arrière-plan... qui semble s'éclater comme jamais. Le suspense est à son comble, la distance entre chasseur et proie s'étant rétrécie ; Un contre-champ montre Deckard en gros plan dévisager le répliquant et, à cet instant, Scott joue avec les effets de lumière. Des variations en intensité sont opérées et rendent le plan clair puis obscur par intermittence.
Cet effet permet de renforcer le suspense et sera maximisé un peu plus tard. L'éclairage est dramatisé mais peut paraître encore naturel aux yeux du spectateur non averti car des faisceaux lumineux mobiles pénètrent à l'intérieur de la chambre par la fenêtre. Le cinéaste conserve la même valeur de plan, c'est-à-dire le gros plan, dans le contre-champ sur Pris pour créer une tension. ''L'élastique'' est à présent tendu au maximum.
Dévisager Gorgô c'est flirter avec la Mort ; « L'affrontement avec la mort, cette mort que l'œil de Gorgô impose à ceux qui croisent son regard, transformant tout être qui vit, se meut et voit la lumière du soleil en pierre figée, glacée, aveugle, enténébrée. » [Ibid, p.12] A bien des égards, nous verrons que la comparaison avec la figure de La Méduse, qui est la Gorgone mortelle, n'est pas insensée.
Scott met en scène ce face à face comme celui dans son film ALIEN, le huitième passager (1979) que nous allons décrire. On ne change pas les recettes qui marchent. En effet, rappelez-vous de la scène où Kane s'approche de trop près d'un des cocons entreposés dans le vaisseau extra-terrestre : l'approche, les champs/ contre champs sur Kane et le cocon, les resserrements de plans, la contemplation prolongée débouchent sur un plan fulgurant dans lequel jaillit le monstre de son cocon avec un son strident. Pareillement, lorsque Deckard dévisage l'objet étrange d'un peu trop près, s'en suit une détonation fulgurante mêlée à un cri bestial. Deckard est projeté instantanément par terre par un coup de pied surpuissant. « C'est l'effroi à l'état pur, la Terreur comme dimension de surnaturel. » (Ibid, p.40)
La poupée immobile grimaçante va devenir harpie, voltigeant dans les airs. « D'emblée et en elle-même Gorgô produit un effet d'épouvante parce qu'elle se donne à voir, sur le champ de bataille, comme un prodige, un monstre, en forme de tête, terrible et effrayante (à regarder et à entendre), d'une face à l'œil terrible, lançant un regard d'épouvante... « ...Masque et œil gorgonéens [...] apparaissent intégrés à l'attirail, la mimique, la grimace même du guerrier (homme ou dieu) possédé par le tanathos, la fureur guerrière ; ils concentrent en quelque sorte cette puissance de mort qui irradie de la personne du combattant [...] l'extraordinaire vigueur au combat, la fortitude, dont il est habité. » (Ibid, p.40)
Il est bon de citer des passages du livre de Jean-Pierre Vernant tellement le texte est fort et colle parfaitement aux images de cette séquence de Blade Runner. Il n'y a plus de traits d'humanité chez Pris. Tout est dans la démesure : démesure des traits, démesure des gestes, démesure des coups. C'est un prodige monstrueux. Cette puissance de mort possédée par le ménos saute, voltige, assomme, étourdie, étrangle, tenaille... Précision chirurgicale de la mise en scène de Scott qui filme le corps tourbillonnant de la guerrière grâce à des resserrements de plans dans l'axe, des entrées et sorties de champs fulgurants.
Pour dramatiser l'affrontement, un travail méticuleux a été réalisé au niveau de la bande son en renforçant l'impact sonore des coups et en rajoutant une musique oppressante mais le plus fabuleux reste encore le travail au niveau de la photographie où Scott n'hésite plus à jouer sur l'effet clair-obscur à rendre épileptique, comme dans ALIEN au moment de la confrontation de Ripley avec le monstre... L'éclairage n'a plus rien de naturel ; Mais aucun spectateur ne s'en offusque parce que nous sommes tous fascinés par ce combat d'une extrême intensité. Seule la dramatisation permet de jouer avec de tels effets qui servent un travail artistique et non pas seulement esthétique.
« La tête, élargie, arrondie, évoque une face léonine, les yeux sont écarquillés, le regard fixe et perçant, la chevelure est traitée en crinière animale ou hérissée de serpents (...) la bouche ouverte en rictus, s'allonge jusqu'à couper toute la largeur du visage, découvrant des rangées de dents (...) Cette face se présente moins comme un visage que comme une grimace. Dans le bouleversement des traits qui composent la figure humaine, elle exprime, par un effet d'inquiétante étrangeté, un monstrueux qui oscille entre deux pôles : l'horreur du terrifiant, le risible du grotesque. »
Le visage de Pris s'est dégradé. De celui d'une poupée, il est devenu celui d'une bête.
Remplacez les mèches de cheveux par des couleuvres, vous obtiendrez La Méduse, la Gorgone mortelle, au faciès grimaçant, terrifiant et au pouvoir pétrifiant. Jean-Pierre Vernant écrit encore :
« La fureur guerrière du combattant et la terreur qu'elle inspire passent entre autres, par des effets de chevelure. Le guerrier se rapproche de l'animalité, celle des serpents ou celle des chevaux, dont les morsures sont terrifiantes [...] La chevelure reptilienne ou chevaline est donc gorgonéenne en tant qu'épouvantable... » (Ibid, p.85)
Dans un dernier sursaut, Deckard parvient à tirer sur Pris tandis qu'elle se lance dans une nouvelle série d'acrobaties. Gravement touché, le monstre tombe à terre et offre une vision horrifique par ses mouvements de convulsion désordonnés, chaotiques (à l'instar de Ash, toujours dans ALIEN, qui faisait figure lui aussi d'Altérité) et le cri strident qu'il émet. Les effets sonores et photographiques que nous avons décrits précédemment sont encore amplifiés. Un dernier coup de feu fini d'achever la gorgone dont le hurlement inhumain final raisonne dans tout le bâtiment.
Cette séquence n'est qu'un morceau de choix parmi tant d'autres dans ce chef d'œuvre indémodable dont la richesse est telle que personne ne peut prétendre en faire une analyse exhaustive.