SPOILERS IN THE BATHTUB!
Guillermo Del Toro, c'est déjà une vieille histoire.
J'avais vu
Mimic à sa sortie (début de l'automne 1997)et, malgré un côté quelque peu répugnant, y avais pris plaisir tellement j'avais trouvé ça bien fait (je le reverrais d'ailleurs bien). J'avais ensuite été plus qu'épaté par l'invention glauque de
Blade 2 et la capacité du réalisateur a osciller entre l'
entertainment et le personnel (
L'Echine du Diable) sans négocier d'un pouce la constance de sa personnalité.
Dans le même temps, je constatai également la chose suivante : le cinéaste montrait un talent consistant à compenser une certaine absence de style reconnaissable dans l'écriture par la caractérisation immédiate d'un univers, d'une plasticité et d'une technicité de poète surdoué dans l'utilisation des effets spéciaux les plus pointus. Autrement dit, sous la baguette de Del Toro, et comme rarement observé chez d'autres confrères, les pixels deviennent des notes de musiques sur une partition, intégrés à une mise en scène dont l'exubérance, très mexicaine, est, dans ces meilleurs moments, source de bien des joies et suscite bien des indulgences pour quelqu'un comme moi qui abhorre le plus souvent l'utilisation faite du numérique au cinéma.
J'ai remarqué n'attendre jamais vraiment avec impatience chaque nouveau film de Guillermo Del Toro, réalisateur finalement peu prolifique, mais une fois que je les ai sous les yeux, je sais que j'y reviendrai. Ainsi, j'ai du voir cinq fois
Le Labyrinthe de Pan et trois ou quatre fois chaque
Hellboy, à titre d'exemples, le deuxième étant mon préféré.
La forme de l'eau fut l'objet, je le reconnais, d'une attente plus forte que d'habitude, avec sa promesse (tenue) d'un vrai faux remake de
L'Etrange Créature du Lac noir, d'une retrouvaille dont je pressentais qu'elle serait non seulement plus qu'une énième réactivation numérique d'une vieille lubie mais aussi qu'elle s'avérerait différente (au sens de "marquer sa différence") des évocations fétichistes
vintage à la Tim Burton ou à la Joe Dante (comme le savoureux
Panique à Florida Beach).
Le grand charme de
La Forme de l'Eau est indissociable de celui de la manière mexicaine du réalisateur: cette façon de s'approprier des matériaux de récupération composites qui trainent un peu autour de lui comme certains sculpteurs utilisent tout ce qui leur tombe sous la main pour donner forme à une création finalement homogène. Les films de Del Toro évoquent l'architecture de Gaudi : impure, biscornue mais vivante, organique, chatoyante.
Tout ce qui compose
La Forme de l'Eau a été vu ailleurs : la musique de Desplat évoque celle de
Hugo Cabret; le méchant incarné, plutôt bien, par Michael Shannon, on ne connaît que lui dans sa façon de devenir dingue à mesure que la maîtrise des événements lui échappe; le décorum, on ne le sait que trop, renvoie à Jean-Pierre Jeunet et la petite scène de comédie musicale à
The Artist beaucoup plus qu'aux comédies musicales américaines de l'âge d'or.
Mais
La Forme de l'eau n'est pas sans évoquer un autre film d'obédience aquatique qui pourrait en être la source d'inspiration secrète et inconsciente, à savoir
La Leçon de piano, de Jane Campion, dont le romantisme échevelé donnait le même type d'images fantasmagoriques que celles qu'imagine Del Toro. Comme dans le film de 1993, on a une femme mutique, un ou deux doigts sectionnés (peu importe à qui ils appartiennent), une relation érotique entre une femme et une "créature" (chez Campion, c'était Harvey Keitel qui remplissait ce rôle animal de "faune" humain au visage bardé de signes maoris), un méchant tout de rectitude écorchée et obsessionnelle (Michael Shannon d'un côté, Sam Neill de l'autre)et cette image commune d'une femme entrainée dans les profondeurs amniotiques du récit.
Les deux films ont aussi le même type de défauts inscrits dans la séduction qu'ils dispensent pourtant: une propension à l'impur, à l'accumulation de signaux par endroits encombrants générant un effet bric-à-brac chez Del Toro, des effluves
new age chez Campion.
Mais ils ont en commun la même générosité fantasque tout comme, hasard de l'actualité, le
Phantom Thread, de Paul Thomas Anderson, qui est aussi une histoire d'amour à la forte teneur iconographique.
La beauté du film de Del Toro est que cette profusion de signes, de motifs ne l'empêche jamais de respirer. Que ce soit dans sa dynamique : les deux heures glissent toutes seules portées par un tempo qu'on croirait emmené par Gene Krupa et la cohabitation entre les différents états du récit et les personnages qui les représentent s'avère harmonieuse (pas de gêne à ce que la guerre froide et ses (ultra) violences côtoient une certaine féerie
cocteauesque)et même aussi pertinente qu'une autre alors qu'il s'agit d'évoquer l'Amérique du début des années 60.
Ou bien dans l'émotion que dispense cette sarabande de personnages certes esquissés mais aussi solidaires que les
freaks de Tod Browning et soudés autour de la figure d'un dieu aquatique à l'expression aussi triste et hagarde que l'extra-terrestre de
Man from Planet X d'Edgar G.Ulmer.