

Un an après la révolution cubaine, Sergio, un intellectuel bourgeois aisé, décide de rester vivre dans son pays malgré l’exil de sa famille vers les États-Unis. Mais les bouleversements sociopolitiques viennent changer l’environnement et Sergio se trouve tiraillé entre un passé qu’il refuse et une situation nouvelle à laquelle il n’adhère pas.
Le film est ressorti dans une copie restaurée avec le concours financier, entre autres, du World Film Project de la Film Foundation et de George Lucas, et j'encourage vivement les curieux à se pencher sur cet essai, qui fait honneur à un cinéma cubain méconnu et qui fascine tout autant pour sa valeur de document historique que pour son souffle de liberté.
Ainsi que Martin Scorsese l'indique dans sa courte présentation du film, Mémoires du sous-développement n'est sorti aux États-Unis qu'en 1973, mais selon lui, personne n'avait vu rien de semblable auparavant. Il est vrai que dès les premières images nerveuses du générique, le style de Tomás Gutiérrez Alea électrise, même cinquante ans plus tard, et parvient à créer quelque chose de singulier et de personnel au-delà des influences tout de même très nettes du meilleur du cinéma européen de cette époque (France/Italie/URSS). D'un côté : le noir et blanc charbonneux, le rythme syncopé, les déambulations séductrices du personnage et ses apartés désabusés en voix-off, la trivialité des moments intimes, la résurgence mélancolique des souvenirs, etc, qui pourraient ressembler à un Huit et demi dépressif (comme le fait justement remarquer le papier de critikat) ; de l'autre, l'authenticité fiévreuse d'une caméra qui capte la vie de La Havane après la chute du régime de Batista, la conscience politique, la forme brute, tellement latine, et en même temps élégante, épatante, parfois saisie de ces spasmes qui faisaient toute l'urgence et l'inaltérable modernité de films sans frontières comme La bataille d'Alger ou Soy Cuba, justement. Les arrêts sur image? Le magma d'images d'archives qui s'invite dans la narration? Scorsese et Oliver Stone sauront s'en souvenir. Ah, qu'il est bon de redécouvrir ce cinéma moderne des années 60, si vif, si insolent, si inventif sur le plan des techniques de narration et de mise en scène. Qu'il est bon de mesurer à quel point les ambitions des auteurs semblaient alors n'avoir aucune entrave, que tout concourait au plaisir de l'élaboration visuelle et intellectuelle, avec ici, moins de dix ans après le renversement du pouvoir par Castro, et alors que les rues de Paris et de Prague sont en feu, un commentaire acerbe sur l'espoir de nouvelle société apporté par l'idéologie révolutionnaire/marxiste. Car ce "sous-développement" de Cuba qui obsède le héros, intellectuel embourgeoisé et europhile, ayant fait le choix de rester alors que ses proches s'exilent à Miami, n'apparaît pas être cet horizon à dépasser à une époque où le Tiers-Monde compte faire entendre sa voix, mais une sorte de fatalité molle, avec un peuple cubain passif, lézardant, batifolant, un peu primaire (la rixe du début, le mariage forcé)... une sorte d'hypocrisie des postures où Sergio, quoique lui-même oisif et attentiste, apparaît finalement être le plus lucide. Le "Líder Máximo", outre quelques portraits, semble d'ailleurs étrangement absent de cette chronique cubaine, comme si la révolution lui avait échappé. Nullement film propagandiste, Mémoires du sous-développement est une étrange chronique volatile, où les désillusions sentimentales du héros semblent résonner à une échelle métaphorique avec les incertitudes d'un pays qui joue son avenir. Le résultat est marquant.