Le Pont des espions (Steven Spielberg - 2015)
Publié : 1 déc. 15, 16:39
J'ai énormément de mal à coucher mes sentiments sur ce nouveau Spielberg...
Film d'une classe princière, Le pont des espions pose pourtant aussi le problème de l'avenir du cinéaste, à mes yeux.
C'est quelque chose qui me tourmente depuis de nombreuses années et que la beauté crépusculaire de Lincoln, film magistral à tous points de vue, n'a paradoxalement pas aidé à apaiser : qu'est-ce qui fait encore courir Steven Spielberg à bientôt 70 ans ? Pour le dire plus abruptement et de façon un peu provocatrice (mais on parle de l'homme qui m'a fait aimer le cinéma), Spielberg est-il toujours GRAND ?
J'ai déjà eu l'occasion de faire part de mes craintes voire de mon amertume, mais reprenons un instant pour faire le point. Des projets prometteurs abandonnés ou annulés, le temps entre chaque sortie qui s'espace, un côté formule (même prestigieuse) qui finit par s'installer avec les effets de Kaminski et la routine lénifiante de Williams, de futures réalisations à l'inverse bien peu enthousiasmantes sur le papier tant elles paraissent contradictoires avec la trajectoire du cinéaste, et depuis dix ans des déceptions, certaines plus rudes que d'autres... sur grand écran ou pas, donc. Cela fait dix ans que Spielberg cherche à retrouver le feu sacré qu'il a consumé sur Munich, film rageur de toutes les récapitulations, mais quelque chose s'est éteint dans son cinéma et je n'arrive pas à dire quoi. Bien sûr, il continue de maîtriser l'art de la mise en scène comme personne. Je suis véritablement gonflé d'admiration devant le génie inentamé de la manière dont il pense le cinéma. Le pont des espions en est une nouvelle démonstration par A+B : c'est un précis de mise en scène, de placement de caméra et d'acteurs dans le cadre, d'élégance des mouvements, des échelles, de fluidité, de tout ce qu'on veut. On voit qu'il aura toujours le cinéma dans le sang, jusqu'à son dernier souffle. Mais à la mesure de son vieillissement et de ce qui reste pour moi cette crise d'orientation post-Munich, je trouve que la virtuosité spielbergienne se drape de film en film d'une sagesse de vieux maître du cinéma paisible qui ne cherche plus à faire de vagues, et qui délivre son art avec une humilité aussi désarmante que frustrante. Parce que merde, c'est bien là la question : doit-on se contenter de ça ? La facture du Pont des espions a beau être quasi parfaite, le film reste pourtant en tant que tout relativement oubliable : comment un tel paradoxe peut-il être possible ? Ça l'est parce que pour moi le cinéma de Spielberg a perdu une parcelle d'âme, d'envie, d'appétit... c'est très difficile à exprimer, je ne sens plus chez lui cette niaque, cette vision innée qui permettait de marquer de suite l'Histoire du cinéma et cette grandeur qui fait de lui Steven Spielberg. On dirait qu'il cherche le low-profile maintenant, comme pour échapper à soi-même, comme pour s'excuser... c'est très étrange. Cela donne des films qui continuent de porter indubitablement sa marque (il est de ces cinéastes dont on reconnaît le style en seulement deux plans) mais qui semblent maintenant condamnés à être régulièrement bancals, à la fois trop et pas assez élaborés : Cheval de guerre, Le pont des espions... Je m'étrangle moi-même de pouvoir faire de tels reproches incohérents mais dans Le pont des espions tout est devenu trop fluide, trop retenu, ça ronronne d'humilité, de brio feutré qui se regarde faire. Et voilà, film suivant. Le dernier s'efface déjà malgré son standing. Moi je veux redevenir grisé par l'art de Spielberg ! Je veux ne pas être seulement admiratif, je veux me sentir embarqué, revoir des films qui vibrent de l'intérieur et qui transcendent tout par le pouvoir de l'image, des films qui respirent le cinéma pas seulement parce que c'est juste hyper bien gaulé. Alors oui, Spielberg ne refera plus les films qu'il était capable de faire des années 70 aux années 90, je m'en suis fait une raison, il vieillit, c'est dans l'ordre des choses. Mais diable, est-ce par contre déraisonnable d'espérer à nouveau la passion, que l'élégance s'anime, que la vie reprenne ses droits dans son cinéma ? Pourquoi ne parvient-il pas à filmer simplement une histoire du temps présent ? C'est quand même quelque chose de particulièrement troublant, ce truc.
Bon, après mon coup de gueule/cri du cœur, que peut-on dire rapidement du film en lui-même ? La première demi-heure est très bonne grâce à son traitement tout en économie (zéro musique) et à ses transitions inspirées, qui ménagent le suspense (la mise en parallèle Adolf/Powers). La photo de Kaminski est encore une fois magnifique, mais sans surprise, et je suis maintenant de plus en plus convaincu qu'un changement de chef op' (plus exactement, que cette palette désaturée soit abandonnée) ramènerait de la vie chez Spielberg. Après quelques années de vaches maigres, Tom Hanks a ici l'occasion de briller à nouveau avec une aisance que partage une grande partie du casting (l'influence des Coen se sent parfois sur certains seconds rôles). Leur scénario se montre à la fois intelligent et inabouti car la tentation de l'absurde se marie finalement assez mal avec ce qu'essaie de faire Spielberg à l'écran (toute l'ambiance hivernale cafardeuse - la reconstitution est d'une manière générale exemplaire, le type devrait avoir l'Oscar). Ça ne veut pas dire que certains traits d'esprit ne font pas mouche, seulement traiter cette affaire d'espionnage sous ce ton chaud/froid contribue à la dédramatisation du récit... le résultat est atypique (le film est-il une comédie?) mais pas forcément pertinent si l'on se rappelle, encore une fois, la rectitude qui guidait l'installation de l'intrigue et qui est très singulière dans l’œuvre de Spielberg. A cet égard, la partie à Berlin-Est s'apparente à un lent soufflé qui se dégonfle, offrant peu de tension et considérant toutes ces rencontres et ces tractations avec désinvolture... un espèce de Luna Park où le drame de la construction du Mur de Berlin n'impressionne seulement qu'au détour de quelques plans. Mais rien ne prépare à ces dernières minutes catastrophiques. Le film qui n'en finit plus et qui s'enfonce dans la niaiserie (ce tableau de la famille...). Quant à Thomas Newman, c'est simple, le film utilise tellement peu de musique qu'à chaque fois qu'on entend la daube qu'il a composée, on a des envies de meurtre.