Emmanuel Mouret

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés à partir de 1980.

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Supfiction
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Re: Emmanuel Mouret

Message par Supfiction »

Supfiction a écrit : 1 mai 15, 13:26 J'ai vu le film hier et contrairement à ce que j'ai lu ici, j'ai trouvé que le cinéma d'Emmanuel Mouret avait sensiblement évolué. Le côté décalé et burlesque est moins présent que dans certains opus précédents. Même si cela reste toujours des histoires d'amour autour d'un Mouret empoté, lunaire et empruntant à Jacques Tati, j'ai remarqué une certaine noirceur et un pessimisme qu'il n'y avait pas avant dans son cinéma.
Tiens, en relisant le topic je m'aperçois que si, il peut également y avoir aussi un côté sombre chez Mouret et pas que chez Woody Allen. C'était dans Caprice. Mademoiselle de Joncquières est de cette veine là (même si le personnage du baron en sort grandi). On est encore loin de Match point ou Crimes et délits cela dit mais qui sait ce que nous réserve la suite de sa filmographie.

Pour Libération, Il est de ceux qui discourent sur leurs dilections, usent de gestes raffinés, choisissent leurs mots délicatement, prennent une flasque de jus d’orange pressé au matin. Et qui réalisent des films à mi-chemin entre Woody Allen et Eric Rohmer.

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Profondo Rosso
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Re: Emmanuel Mouret

Message par Profondo Rosso »

Mademoiselle de Joncquières (2018)

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Madame de La Pommeraye, jeune veuve retirée du monde, cède à la cour du marquis des Arcis, libertin notoire. Après quelques années d’un bonheur sans faille, elle découvre que le marquis s’est lassé de leur union. Follement amoureuse et terriblement blessée, elle décide de se venger de lui avec la complicité de Mademoiselle de Joncquières et de sa mère...


Souvent vu comme un croisement d’Éric Rohmer et Woody Allen par son art du marivaudage et de la comédie douce-amère, Emmanuel Mouret franchit un véritable cap romanesque avec Mademoiselle de Jonquières. Le réalisateur s’y essaie pour la première fois au film en costume et surtout à l’adaptation littéraire en transposant Histoire de Mme de la Pommeraye, un des segments du roman Jacques le Fataliste de Denis Diderot – déjà librement adapté par Robert Bresson avec Les Dames du Bois de Boulogne. Dans cette noblesse du 18e siècle, le jeu amoureux cher à Mouret prend forcément un tour plus cruel. Dans un premier temps, on pense que l’enjeu du récit repose sur la guerre des sexes. Le marquis des Arcis (Edouard Baer) est un séducteur impénitent prêt à tous les efforts pour s’attirer les faveurs des femmes faisant l’objet de son affection. Il va ainsi se rapprocher grandement de Madame de La Pommeraye (Cécile de France), jeune veuve séduisante qui privilégie cependant son amitié. Après six mois de cohabitation, les sentiments semblent vaciller, le verbe tendre du marquis, l’éloignement des tentations parisiennes, et le cadre rural du domaine de Madame de la Pommeraye constituant un alliage romantique dont il est difficile de résister. C’est d’ailleurs ainsi que Mouret filme les pérégrinations faussement chastes des personnages, comme une suite de tableaux romantiques idéalisés, aux compositions de plan savamment recherchées dans un écrin presque cliché des amours de l’époque. C’est lorsqu’il sort de cette vue d’ensemble que Mouret capture un émoi sincère, un lâcher-prise, telle ce moment où la caméra se rapproche de la nuque de Madame de Pommeraye et laisse comprendre sans un mot au spectateur et à des Arcis qu’elle est prête à céder.

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Le problème des visions idéalisées, c’est l’interrogation sur le temps que perdurera cette harmonie, sans doute cette illusion. C’est l’usure plus que l’infidélité crainte qui fait progressivement s’estomper la flamme. Madame de Pommeraye tente de la raviver par une téméraire et factice lassitude qu’elle va exprimer à des Arcis, et qu’elle aura la surprise et déception de voir partager par ce dernier. Il n’aura su le voir par inconscience ou lâcheté masculine, mais en tout cas l’aveu de sa compagne est une libération l’autorisant à retourner à sa vie volage. La fière Madame de Pommeraye, blessée d’avoir été aussi faible et en quête de romance que les autres femmes, va alors ourdir une terrible vengeance.
En engageant Madame de Joncquières (Natalia Dontcheva) et sa fille (Alice Isaaz), nobles déchues contraintes à la prostitution, Madame de Pommeraye rejoue explicitement l’enjeu du début du film. Le beau, l’innocence et la chasteté supposée de Mademoiselle de Joncquières doit cette fois être l’illusion qui bernera le marquis des Arcis. Une nouvelle fois, Mouret dresse la fausse-piste de la guerre des sexes avec le seul désir et volonté de possession de cette jeune fille animant des Arcis. Il faut toute la prestation subtile d’Edouard Baer pour ne pas en faire un prédateur, par la détresse presque infantile d’observer un nouveau « jouet » qu’il ne peut obtenir, ni par ses charmes, ni par sa richesse. Le côté maladif du séducteur éconduit prête plusieurs fois à rire mais, paradoxalement, cette attente désespérée fait enfin naître les sentiments sous le désir initial.

Mouret filme les tentatives vaines de des Arcis dans des environnements clos, dépourvu de l’écrin romantique qui l’a aidé à faire céder tant de femmes. Sous les mots et présents inutiles, des Arcis regarde vraiment celle dont il espère les faveurs, et cette dernière qui il peu avant accordait si aisément, justement, ses faveurs, est charmée par l’insistance de plus en plus sincère de son interlocuteur. L’enjeu du film se révèle alors avec, plutôt qu’une guerre des sexes, une lutte d’égos et de classe. Madame de Pommeraye ne cherche pas à venger l’honneur des femmes mais son seul orgueil blessé, quitte à enfoncer encore davantage des malheureuses de basse extraction. Par son stratagème, elle façonne un rapprochement inespéré entre deux franges opposées de l’ordre social et les amènent à s’aimer.

La bascule est réellement captivante, que ce soit par la perfidie croissante de Cécile de France ou la vulnérabilité inattendue que révèle Edouard Baer. Seul petit problème, une Alice Isaaz pas très convaincante dans les différents registres amenés à semer le trouble chez des Arcis. La flétrissure de sa première vie ne se ressent jamais, l’ambiguïté est absente et elle dégage la même transparente innocence quel que soit le protagoniste posant les yeux sur elle. Elle ne gagne ni ne perd en incarnation selon que l’on ne sache rien ou tout d’elle, empêchant alors l’évolution vers des sentiments amoureux nobles par sa présence à l’écran. C’est réellement Edouard Baer et son phrasé, son langage corporel de plus en plus passionné qui élève Alice Isaaz plutôt que la prestation de cette dernière. Un défaut regrettable, mais le film demeure une belle réussite et sera une étape majeure vers les deux grandes réussites romanesques à venir pour Mouret, les magnifiques Les Choses qu'on dit, les Choses qu'on fait (2020) et Chronique d'une liaison passagère (2022). 4,5/6
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primus
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Re: Emmanuel Mouret

Message par primus »

Alibabass a écrit : 10 sept. 22, 11:58 J'ai laché l'affaire sur les films de l'auteur depuis Un Baiser S'il Vous Plait.
Pareil même si j'ai fait quelques tentatives particulièrement irritantes (Les choses qu'on dit en tête). Après Un baiser s'il vous plait terminée la fraicheur, il faut capitaliser le succès et s'enfoncer dans le pastiche verbeux chichiteux enrobé de préciosités que ce soit dans les dialogues, la musique, la direction d'acteur, la mise en scène. Un embourgeoisement que je trouve insupportable surtout en passant après tant de cinéastes illustres dont il voudrait être l'héritier. Encore une figure de proue d'un cinéma d'auteur français qui ne cesse de regarder dans le rétro pour tenter de faire du classique instantané.
Demi-Lune a écrit : 14 oct. 21, 15:27Ah par contre je suis affirmatif, monfilm = primus.
Je suis également Julien, Soleilvert, Nicolas Brulebois, Riqueunee, Boris le hachoir, Francis Moury, Yap, Bob Harris, Sergius Karamzin ... et tous les "invités" pas assez bien pour vous 8)
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Jeremy Fox
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Re: Emmanuel Mouret

Message par Jeremy Fox »

Jeremy Fox a écrit : 2 avr. 14, 22:32

Dans L'art d'aimer, il se fait un peu plus grave ; juste un peu, le temps de profondément nous émouvoir avec par exemple sa séquence-nouvelle mettant en scène Ariane Ascaride. Car le film est une succession de petites miniatures sur l'amour et le désir. Une écriture ludique, légère, doucement libertine et somme toute brillante, une photographie lumineuse et une utilisation de la musique classique (beaucoup de piano dont Schubert, Chopin...) qui fait penser au cinéma de Michel Deville. Un casting 4 étoiles pour un résultat souvent drôle (Frédérique Bel toujours délicieusement agaçante), frais et malgré tout souvent touchant (les chutes sont rarement d'une folle gaieté). Mon seul regret : que les très courts sketchs du début laissent place au très long sketch final ; ça casse juste un peu le rythme. Mais l'ensemble est vraiment bigrement plaisant.
Et encore meilleur à la revoyure et encore plus par le fait de le redécouvrir au sein de l'intégrale que je suis en train de me faire de l'un des cinéastes français les plus attachants et brillants de ce 21ème siècle.
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Jeremy Fox
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Re: Emmanuel Mouret

Message par Jeremy Fox »

Une autre vie ne méritait à mon sens pas cette volée de bois vert. Certes le ton est plus grave mais Mouret se tire très bien de ce mélo assez banal mais à la réalisation suprêmement élégante, à la direction d'acteurs aux petits oignons et à l'accompagnement musical de l'excellent Gregoire Hetzel aux lyriques accents 'herrmanniens'. A cette époque, pas aussi jubilatoire que des films comme Changement d'adresse ou Un Baiser s'il vous plait mais une sorte de virage de Rohmer/Allen vers Truffaut très loin d'être déshonorant.
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Thaddeus
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Re: Emmanuel Mouret

Message par Thaddeus »

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Un baiser s’il-vous-plaît
Avant qu’un baiser soit donné, on ne peut savoir s’il sera petit ou grand. Telle pourrait être la morale dispensée par ce récit enchâssé où l’on évolue dans la classe du marivaudage et non dans un vaudeville de basse extraction. Campant un personnage au croisement du maladroit classique (Henry Fonda) et de l’indécis moderne (Woody Allen), qui, en bon anxieux avide de réponses à ses existentielles questions intellectualise constamment l’émotion, Mouret cherche à exprimer en quoi les délicatesses du discours amoureux demeurent indissociables des caprices du désir. Il y a certes du courage dans cette littéralité désuète, dans ce coming out dépressif oubliant toute drôlerie pour s’abandonner à une farce de la chair triste. Mais prise pour elle-même, l’érotomanie des autres ne nous est hélas d’aucun usage. 3/6

L’art d’aimer
Une demi-douzaine de couples saisis à un moment significatif de leur relation. À chacun son histoire, son scénario funambulesque, sa prise de risque calculée ou improvisée. Plaisir, liberté, conscience, concupiscence, vérité des faux-semblants, stratagèmes de de la sincérité, ruses de la raison et pièges du cœur, élans contrariés de la passion et hasards précieux de la vie : le bal des émois est ouvert. De l’alchimie du sentiment amoureux et de ce que réserve la sexualité, Mouret s’emploie à tirer un bouquet d’axiomes qu’il retourne en questions ou fait évoluer en paradoxes. À la fin, la boucle est bouclée, comme un conte moral dont la conclusion serait le plus souvent énigmatique. Servi par des acteurs parfaits, cet habile composite de saynètes pleines d’humour et de rouerie ne manque pas de charme. 4/6

Caprice
La théâtralité inactuelle du film participe ici d’une méthode reléguant l’architecture scénaristique en ses profondeurs pour ne capter que les ondulations de la surface et tenter ainsi de rejoindre ce modèle du grand classicisme (Rohmer, Feydeau, Ophüls) qui semble obséder l’auteur. Les protagonistes ne sont ni jugés à l’aune d’une éthique conservatrice, ni traités en créatures frivoles ; au regret de ne pouvoir tout vivre, ils se voient contraints de faire des choix. Et leur bonté naturelle agit autant comme axiome moral que comme principe narratif, jusqu’à dénouer le marivaudage dans une conclusion apaisée qui consiste à dépasser la tentation tout en l’apaisant. Les comédiens brillent, en premier lieu Virginia Efira avec son visage poupin aux yeux d’écureuils où se condense toute la chaleur de son personnage. 4/6

Mademoiselle de Joncquières
Robert Bresson avait tiré du récit de Diderot un mélodrame à sa manière, implacable et épuré. Adaptant aux intrigues assassines son plumage de dandy lunaire, Mouret détaille quant à lui les étapes menant chacun des personnages sur la voie de sa perte ou de son salut. À condition d’accepter les conventions d’un cinéma très consciemment littéraire, tiré aux quatre épingles des toilettes, corolles et autres ombrelles, on goûte sans peine à la délicatesse de ces jeux de manipulation amoureuse, qui interroge les désirs et les usages en les mettant à l’épreuve de la parole, qui vogue entre nature et culture, sentiment et libertinage, cruauté et sensibilité, et qui, plutôt que de juger la perfidie d’un être blessé agissant par détresse, prône la bienveillance du pardon et la touchante sincérité des mouvements du cœur. 4/6

Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait
Il y a les histoires manquées que l’on idéalise, celles que l’on vit et que nargue le quotidien, celles que l’on construit sans la passion… Le cinéaste vogue de l’une à l’autre au gré d’une architecture narrative réglée comme du papier à musique, dont la précision n’étouffe jamais la vie des personnages. Légèreté et gravité cohabitent au sein de ces chroniques douces-amères, de ces atermoiements sentimentaux dont sont exclus le superficiel des discussions et le superflu des situations. Se déploie ainsi, avec une finesse de touche permanente, un écheveau de quêtes affectives révélant récurrences et anomalies, échecs et réussites, ruses et aveuglements, qui serpente vers cette configuration idéale où l’amour rime avec la générosité. La partition est belle, sensible, délicate et parfaitement interprétée. 5/6
Top 10 Année 2020

Chronique d’une liaison passagère
B.a.-ba de l’attrape-cœur : Charlotte, mère célibataire, et Simon, marié et bien décidé à le rester, deviennent amants. Ils se le promettent : entre eux, seul prévaudra le plaisir, l’instant présent, la légèreté, loin des projections sur l’avenir et de l’éclosion des sentiments, prétextes à tous les tourments. Mais il y a les choses qu’on dit et les choses qu’on fait – du moins, qui se réalisent malgré nous. Car annoncer un tel programme, c’est bien sûr envisager le risque du débordement des émotions, donc celui de la perte et de l’abandon. Il s’agit pour les doux duettistes de livrer un combat effréné contre soi-même, en vertu duquel il faut prouver à l’autre qu’on n’est pas en train de s’attacher. Jamais peut-être le sillon allenien creusé par cette casuistique morale et affective ne s’était manifesté avec tant d’évidence. 4/6


Mon top :

1. Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait (2020)
2. Mademoiselle de Joncquières (2018)
3. Caprice (2015)
4. Chronique d’une liaison passagère (2022)
5. L’art d’aimer (2011)

Résolument inactuel, porté sur des badinages charmeurs et gracieux et sur des analyses sentimentales qui relèvent d’une culture spécifiquement française, le cinéma d’Emmanuel Mouret n’est certes pas celui d’un artiste en quête de grande forme ou de percées avant-gardistes. Mais il distille une séduction qui n’enlève rien à sa précision littéraire et à la finesse de son discours.
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