
Drame de la jalousie
Il est maçon, elle est fleuriste, ils se rencontrent par hasard, c’est le coup de foudre. L’entrée en scène d’un pizzaiolo fait emprunter au triangle prolo-amoureux les sentiers du mélo contrarié, sur un mode mi-tendre mi-burlesque qui sait trouver son propre ton. Prenant prétexte de cet imbroglio sentimental, Scola affirme son intention de porter le bistouri dans les plaies de la société italienne, pose son œilleton sur la saleté des plages romaines, l’activité militante du partie communiste, la condition de certains parvenus et celle de diverses catégories de travailleurs. Débridée et cocasse, drôle mais touchante, servie par des acteurs au sommet de leurs moyens, la comédie exprime clairement la question des rapports entre les sentiments et l’idéologie, sans jamais tomber dans la démagogie ou la vulgarité. 4/6
Nous nous sommes tant aimés
Entre gravité et nostalgie, sans prétention didactique mais avec un humour et une poésie permanents, Scola fait le bilan cocasse et sensible de trente ans d’histoire italienne, étrillant autant la démocratie que l’intellectualisme de gauche. L’itinéraire désenchanté de ses personnages traduit la vigueur d’une société qui veut encore lutter malgré la désagrégation sournoise du pays après des années d’incurie politique. Dressant la vue en coupe d’une identité sociale, d’une génération orpheline de ses rêves désormais envolés, d’une époque contrainte au renouvellement de ses valeurs, cette belle chronique générationnelle fait assister au vieillissement des utopies, au deuil de la jeunesse et de ses illusions perdues. Car à l’écran comme dans la réalité, il faut toujours se résoudre à survivre. 5/6
Affreux, sales et méchants
Peut-être un point de non-retour dans la comédie italienne, qui n’est jamais allée aussi loin dans la noirceur et la démesure bouffonne. Ici pas de bons ni de méchants, tout le monde est mauvais, chacun se faisant le miroir déformant et grimaçant d’une société monstrueuse, plus sale et affreuse que ceux qu’elle rejette. La farce est grotesque, plonge avec une cruauté décapante dans l’univers des laissés-pour-compte, met le doigt sur l’état de décrépitude morale de la population des bidonvilles romains, se vautre dans l’amoralité et l’ignominie avec un goût de l’outrance, de la provocation et de la vulgarité qu’on peut trouver salutaire ou repoussante. Mais la sarabande obscène et hirsute qu’elle met en scène ressemble à pas grand-chose de connu, et c’est une qualité. 4/6
Une journée particulière
Un jour de mai 1938, tous les Romains sont fermement conviés à venir acclamer un visiteur allemand, Adolf Hitler. Parmi eux, un gamin de 6 ans nommé Ettore Scola. Quarante ans plus tard, il consacre un film à cette journée mémorable. Loin du cloaque nauséabond mis à nu par le titre précédent, cette chronique délicate et émouvante sur fond de bouleversement politique est l’histoire d’une brève rencontre entre deux marginaux. S’il en dit plus que n’importe quel discours sur l’aliénation du fascisme, c’est parce que le réquisitoire qu’il dresse contre la dictature se filtre au travers des non-dits, des regards, des dialogues pudiques et embarrassés d’un homme et d’une femme qui cristallisent toute la détresse des exclus de l’Italie mussolinienne. Mastroianni et Loren sont superbes. 4/6
Les nouveaux monstres
Quatorze ans après Les Monstres, Risi remet le couvert avec la complicité de Monicelli et de Scola, aucun des trois ne voulant au final revendiquer la paternité de telle ou telle histoire. Le programme est inchangé : dénoncer les vices, les tares et les faiblesses de la société italienne contemporaine. Chaque segment obéit à la même structure : observation corrosive de la vie ordinaire et gag final créant l’anecdote. Veules, faibles, peureux, égoïstes, snobs, hypocrites, cupides, combinards, menteurs, tels sont les traits de ces bourgeois moyens (les seuls pauvres sont des clochards plus marginaux que prolétaires), qu’aggrave parfois leur tendance au terrorisme ou au fascisme. Inégale par son principe même, l’entreprise amuse parfois mais ne propose guère qu’une peinture un peu superficielle de la Rome 1977. 3/6
La terrasse
Autour du buffet froid des désillusions, quelques vieux amis de la classe intellectuelle confrontent leur andropause, échangent petites misères et cruautés de bon ton, se rappellent des nostalgies rances et des complicités usées. Cette génération s’est peut-être abusivement retranchée derrière les alibis, n’a sans doute pas su ou voulu préparer l’avènement d’un monde nouveau. L’occasion pour Scola de livrer une suite amère mais attendrie à Nous nous sommes tant aimés : lançant le pavé de la lucidité dans la mare des idées reçues, évitant le piège de l’autocritique érodée par l’autocensure et celui de la vigilance idéologique anesthésiée par les complaisances, il plonge un regard de compassion acerbe sur la faillite du mâle italien, écartelé entre son être et son paraître. Brillant, drôle et touchant. 4/6
Passion d’amour
Il est des histoires roses où les princes charmants épousent d’abominables sorcières se transformant en déesses par la grâce de l’amour. Dans une Italie du XIXème siècle qui pourrait sortir d’un récit de Stendhal, d’un conte de Villiers de l’Isle-Adam, la rencontre du bel officier et de Fosca, d’une laideur exemplaire, va semer le doute. Giorgio attend son absolu comme d’autres guettent le mirage de l’ennemi : consentant et vaincu, il se laisse vampiriser par les chantages et les sentiments excessifs de ce monstre encombrant, hystérique, dont le visage est justement celui d’une Nosferatu femelle toute à sa proie attachée. Cette autodestruction romantique, cette vérité féroce, ni consolatrice ni apaisante, sont illustrées avec plus d’application que d’inspiration par un cinéaste qui n’évite pas le piège du conformisme. 4/6
La nuit de Varennes
Journée particulière : le 20 juin 1791. Les passagers d’une diligence assurant la liaison Paris-Verdun découvrent qu’un cabriolet transportant de très convoités fugitifs les précède de quelques heures. Petit microcosme hétéroclite qui réunit une poignée de figures célèbres et à laquelle un prestigieux casting international apporte son concours. Le temps d’arriver à Varennes, chacun, ébranlé par les aléas du voyage et la bourrasque des évènements, va se révéler et ajuster de son coloris nuancé la peinture d’un monde en mutation. Trouvant l’équilibre parfait entre crédibilité de la reconstitution et élan romanesque, proximité émotionnelle et acuité de l’analyse, cette passionnante page d’Histoire offre sans doute la réflexion la plus lucide et pénétrante sur la Révolution Française depuis La Marseillaise de Renoir. 5/6
Le bal
La gageure, comme on dit. Ça frotte, ça entrechatte, ça gambille, pendant deux heures ou presque, et sans un mot. Il faut un goût très sûr de la mise en scène et un rejet corollaire du texte pour représenter par la danse populaire un demi-siècle de vie française. Scola organise sa propre chorégraphie filmique, marque chaque époque d’un style visuel et poursuit sa quête d’une alliance à la fois souple et heurtée de la comédie et du drame, du gag caricatural et du pamphlet social : le rire avec un goût des larmes. En faisant tout passer par l’image (le Front populaire, le fascisme, la collaboration, l’après-guerre, le marché noir, l’Algérie, les tabassages d’immigrés, les révoltes étudiantes, les conflits amoureux, les joies et les peines), il cherche à tenir la distance, sans paroles ni scénario. Et il y réussit joliment. 4/6
Quelle heure est-il
Un père, un fils. Pour une journée de permission, le premier retrouve le second qui effectue son service militaire dans une petite ville côtière. Ils parlent, se révèlent ou se cachent, sur le port, au cinéma, dans un restaurant ou un bar. Ils s’aiment, de tout évidence, mais se sont peut-être ratés car ils n’avancent pas au même rythme. Et Scola de composer une partition sensible, une trêve mélancolique et sereine, pleine de notations chaleureuses et de sous-entendus blessés, d’attendrissements et d’affrontements, de drôlerie et d’amertume. Son alchimie tient aux rues désertes et mouillées, aux sourires de l’un, aux dérobades affectueuses de l’autre, à la chaîne des malentendus, aux paroles surabondantes qui disent ou qui cachent des vérités. Massimo Troisi est un exemple de finesse, Mastroianni royal. 5/6
Mon top :
1. La nuit de Varennes (1982)
2. Nous nous sommes tant aimés (1974)
3. Quelle heure est-il (1989)
4. Une journée particulière (1977)
5. La terrasse (1980)
En marge des ténors (Fellini, Visconti), des militants (Rosi) et des avant-gardistes (Antonioni, Pasolini, Bertolucci), Scola a pratiqué un art résolument populaire, entre la comédie de mœurs, la satire grinçante et le mélodrame romanesque. Il est un cinéaste soucieux de communiquer avec le public, qui a réussi à concilier un discours critique sur la société transalpine, ne souffrant d’aucune ambigüité idéologique, avec les nécessités du spectacle.