Prenons le temps de bien introduire les choses pour ne pas paraître trop cassant.
Dès les premières secondes de
Twixt, un motif visuel s'impose : celui de l'horloge à sept cadrans, tous indiquant une heure différente. La relativité du temps a toujours été une obsession thématique chez Coppola qui a passé une partie de sa carrière à s'interroger sur le rapport entre l'homme et sa manière psychologique d'appréhender la durée et de s'inscrire dans l'Histoire. L'anachronique Patton, les différentes générations de la famille Corleone, l'amour de Dracula pour sa bien-aimée au travers des siècles, la remontée du temps vers les civilisations primitives au fil du Mekong, l'ode à l'adolescence sur fond de coucher de soleil, la maturité de Motocycle Boy et les aiguilles à profusion qui entourent Rusty James, le saut dans le passé de Peggy Sue, jusqu'au titre qui sonne comme l'aboutissement de ce parcours à travers le temps :
L'homme sans âge, celui qui est parvenu à faire mentir la fatalité du Temps et à la vaincre à son niveau, du moins temporairement. Depuis 2007, les papiers relatifs à Coppola filent d'ailleurs systématiquement la métaphore d'un cinéaste vieillissant en quête d'une nouvelle jeunesse, l'artiste se confondant avec le propos de ses derniers films qu'il présente comme des objets expérimentaux modestes et personnels. Avec
Twixt, Coppola, 73 ans, nous fait une crise de mélancolie aiguë : il interroge son propre rapport au temps au travers du douloureux fardeau d'un deuil qu'il ne connaît que trop bien, et dont il inflige son protagoniste principal, un homme d'écriture (comme lui) dont la quête initiatique doit le mener vers l'acceptation de ce vide.
Et c'est là que les choses déraillent. Après le suppositoire
Tetro (oui le mot est fort, mais je l'ai vraiment ressenti comme tel), Coppola récidive dans le gloubiboulga autiste. Mon impression est qu'avec
L'homme sans âge, loin d'être parfait et très critiquable mais dénouement nécessaire et logique de la plupart de ses centres d'intérêt, Coppola a atteint une forme de "couronnement" que l'ininspiration de ses deux films suivants n'ont fait que confirmer à mes yeux. Je vais être dur et moi-même caricatural, mais cette dureté est proportionnelle à la déception éprouvée pour les deux derniers films d'un cinéaste qui trône dans mon panthéon personnel : pour moi Coppola est en train de devenir une sorte de caricature, une caricature de cinéaste arty pour salles art et essai branchouilles, un cinéaste qui continue d'expérimenter, de tenter des choses (c'est un mérite qu'on ne peut lui ôter et ça rend ses ratages toujours plus "intéressants" que la première daube venue), mais dont l'expression est désormais la plupart du temps à côté de la plaque, particulièrement dans
Twixt. Quand il expérimentait dans les années 1980, Coppola était touché par la grâce et ça donnait des films avant-gardistes novateurs
et populaires comme
Coup de Cœur,
Rumble Fish ("un film d'art pour les jeunes"),
Cotton Club et l'apothéose
Dracula. Peut-être parce que ses utopies démesurées le portaient, ou peut-être parce que devoir composer avec les studios lui filaient la niake, son cinéma était, sur la forme et sur le récit, transporté par une énergie et une virtuosité d'autant plus magnifiques qu'il tordait ses commandes pour en faire de vraies déclarations intimes. Maintenant la situation a complètement changé et la liberté artistique humble, "bricolée", dont il se réclame, et dont il a toujours dit que
Le Parrain et son succès l'en avaient détourné, se solde par un enfermement expérimental dans lequel il ressasse des thèmes certes très personnels (c'est la marque des plus grands) mais dont la traduction narrative fait vraiment peine à voir au regard de ce qu'il a déjà livré, sur les mêmes registres, dans le passé.
Twixt c'est son chant d'amour de père endeuillé et accablé par le remords : OK. Mais les gens semblent oublier qu'il avait déjà réalisé de véritables testaments à la mémoire de son fils Gio dans les années 1980, décisives pour lui à plus d'un titre. Il lui a même consacré une trilogie informelle avec
Jardins de pierre,
Tucker et
Le Parrain III. La relation paternaliste entre Caan et le jeune Sweeney qui finira tué au Vietnam, la famille Tucker (véritable projection de celle de Coppola) contre le monde et le fils aîné qui veut abandonner ses études pour travailler aux côtés de son père (comme Gio, assistant sur les films du gros Francis), et enfin la terrible catharsis que constitue le final du
Parrain III, où Coppola fait tuer sa propre fille Sofia sous les yeux de son père, touchaient du doigt l'intimité d'un artiste inconsolable qui paraissait accepter ces commandes pour mieux les détourner et faire éclater son cri de douleur. Et voilà que débarque, 22 ans plus tard, cette pauvre petite croûte de
Twixt... Coppola en est le seul maître et l'évidence fait terriblement mal : il n'a plus grand-chose à dire. Le paradoxe, c'est qu'il a rendu les plus beaux hommages qui soient à son fils au travers d’œuvres dont il n'était pas directement l'instigateur. Là, ses babioles expérimentales s'illustrent désormais par l'isolement nombriliste d'un géant qui se contrefout désormais de ce à quoi il était peut-être le plus virtuose : l'écriture. On parle quand même d'un des plus grands cinéaste et scénariste de l'Histoire du cinéma. Et je ne parviens tout bonnement pas à croire que Coppola ait pu pondre un truc pareil, un tel scénario gothico-macabre pathétique où, probablement enfermé dans sa tour d'ivoire, il ne se rend même pas compte du potentiel nanar de ce qu'il écrit.
Les personnages sont mauvais (mention spéciale au shérif Boooobby LaGraaaaaannnge), le récit est anémique, les dialogues sont navrants, les scènes semblent sorties d'une dimension parallèle : la dimension du nanar. Je me doute bien que ce qualificatif agacera les amateurs du film, et croyez bien que je ne l'utilise pas avec amusement : je suis catastrophé de l'employer pour un cinéaste que je chéris. Mais face à ce mélange de ruraux limités, de rêves pseudo poétiques, de gothiques mystérieux (avec son gourou vampire sur-maquillé comme dans un clip new wave, je crois qu'on tient le pompon) et de twist "j'me-fous-de-ta-gueule", je ne peux pas en parler autrement. J'ai, honnêtement, trouvé que rien ne fonctionnait. Tout aussi accablante est la forme du film. Je reconnais volontiers, encore une fois, l'audace esthétique de Coppola mais je juge le résultat sur pièce, et je trouve personnellement ça d'une laideur assez formidable. Le tournage en haute-définition rend paradoxalement encore plus cheap les délires grisâtres du film où surnagent quelques images baroques très convaincantes, mais où Coppola se laisse hélas plus souvent aller à des idées visuelles ringardes ou inutiles (à quoi bon ces split-screen ?), pour un rendu numérique hideux (la chouette, exemple choisi parmi d'autres) voire pitoyable (la chevauchée en moto, il faut se pincer pour y croire). Imaginez un
Sin City fauché version DTV avec des acteurs qui s'en foutent, et des transparences dont ne voudrait même pas
Birdemic, et vous aurez seulement une vague idée de ce que je pense du film. Évidemment, il est facile de taper sur un film à petit budget, mais
Twixt se caractérise par une vraie proposition formelle (c'est presque un film d'image) et il me semble malaisé d'éluder cet aspect dans un raisonnement critique. Et encore une fois, la dégringolade artistique qui sépare ce ratage d'un "petit"
Rumble Fish qui se voulait lui aussi arty en son temps, et qui est un modèle lointain de
Twixt (même
Americana, avec les façades de commerce, les lieux vagues, les percussions musicales), n'en est que plus patente. En revanche, j'ai beaucoup aimé le design sonore que l'on doit sûrement au fidèle Walter Murch.
Irritant.