SPOILERS. Après la désillusion assommante qu'avait été en 2008 le quatrième Indiana Jones, je ne peux pas vraiment dire que j'étais à l'origine réellement confiant au sujet de cette adaptation tintinesque, dont les premières photos avaient dévoilé un univers plastique très riche mais aussi des modélisations de personnages... surprenantes. Nos bons vieux Tintin et Haddock étaient immédiatement reconnaissables mais leur mise en relief équivalait quasiment à une redécouverte. Sentiment à la fois fascinant et troublant, où tout nous semble si familier et pourtant si inédit. Ce sentiment, je l'ai ressenti durant tout le film. Le pari de la motion-capture démontre continuellement son évidence, plongeant le spectateur dans un univers graphique à la fois extrêmement réaliste et suffisamment fantaisiste, et lui donnant cette impression extraordinaire de plonger, littéralement, à l'intérieur des cases d'un album. Le passionné jubile, projeté comme le gamin de
Last Action Hero dans un univers qu'il connaît si bien et qui, de plat et inaccessible par sa ligne claire, devient dimensionnel, vivant, éclairé, immersif. La technique d'animation, de par son essence, autorise sans qu'on en soit choqué la transposition littérale de la fantaisie des morphologies des personnages, tandis que le photo-réalisme, et le travail particulièrement poussé sur la photographie, aident à rationaliser l'univers graphique:
Tintin est un film qui trouve son équilibre, et ce dès les premières secondes, entre le respect et la modernité. Démarche signifiée dès le commencement avec cette scène très intelligente où un Hergé modélisé, peintre sur le marché aux puces, tend à son client Tintin un portrait de lui en 2D comme le véritable Hergé l'aurait fait : "voici comment je vous vois", lui dit-il, ce qui fait rire le reporter. Par ailleurs, la logique de mouvement qui guide la mise en scène de Spielberg épouse le mouvement du regard qui fait défiler, et s'animer mentalement, le contenu des pages : le système de réalisation est une fusion, d'une élaboration sidérante, entre la grammaire de Spielberg (travellings typiques, sens aigu du cadre et de l'agencement des éléments, de la profondeur de champ et de la perforation de la lumière, etc) et une transposition mentale, plus instinctive, de ce qu'un lecteur de BD induit par son propre regard le mouvement et le rythme de l'action.
Personnellement je n'ai aucun problème avec aucune des modélisations, à part peut-être Milou, dans une certaine mesure. Contrairement à Strum, j'ai été soufflé par celle de Tintin, la plus casse-gueule. Sa modélisation convoque sa naïveté et sa spontanéité juvéniles, tout en enrichissant son visage d'une palette d'expressions (sourire, froncement, etc) qui humanisent considérablement ce personnage que le crayonné d'Hergé rend parfois lisse. Le voilà aussi "plein" que Haddock, on sent chez lui un caractère trempé. Aussi, que l'on se rassure, il ne se fait pas complètement bouffer par le capitaine à l'écran. Le niveau d'aboutissement graphique est incroyable. L'élaboration des décors, qui regorge de détails visuels, impressionne ; la gestion de la lumière et des couleurs est fabuleuse. Grâce à son art visuel, Spielberg trouve la traduction précise de l'exotisme et de l'évasion qui affleurent des cases d'Hergé (je pense notamment à ce plan en plongée vertigineuse qui surplombe le port de Bagghar). Le film est euphorique dans ce qu'il transmet de passion communicative pour l'univers du reporter belge et de sa compréhension souvent lumineuse. Le travail de scénarisation fait notamment en sorte de convoquer des éléments bien connus des tintinophiles, extérieurs aux albums dont il est question, mais témoignant d'un sens de l'érudition (je pense en l'occurrence à l'intrusion de la Castafiore et de sa voix briseuse de verre, qui renvoie à un détail du
Sceptre d'Ottokar). Les scénaristes réservent d'ailleurs quelques dialogues bien sentis voire franchement étonnants ("Madame Pinson, on a abattu quelqu'un devant notre porte !" "Encore ?..." "il s'est fait virer de son emploi de berger parce qu'il aimait trop ses bêtes"
). Pas de problème non plus avec l'occupation musicale : la partition de Williams, vive et enjouée, n'est pas massive au sens où elle me paraîtrait comprimer ce qu'on voit à l'écran. Même si la musique est présente, elle reste relativement discrète, et rappelle par moments l'efficacité redoutable des Indiana Jones.
Mais je dois être honnête : autant l'humour du film est parfois franchement réussi, autant parfois il est lourd. Certains gags ne brillent pas par leur subtilité et donnent cette désagréable impression de s'adresser aux plus jeunes (qui y ont beaucoup ri dans ma salle). Je sais que Tintin s'adresse aux 7 à 77 ans, aussi en faut-il pour tout le monde, mais je confesse que ces notes d'humour pas très convaincantes (les vapeurs d'alcool de Haddock qui permettent de redémarrer l'hydravion - cette séquence est d'ailleurs dans son ensemble un peu too-much) m'ont déçu et ne me semblent pas spirituellement proches de Hergé. De la même manière, le travail de scénarisation, remarquable dans ce qu'il fusionne en fluidité, propose des idées qui ne me convainquent pas nécessairement. En particulier, celle de faire de Sakharine un ancêtre de Rakham le Rouge. Volonté de donner un peu plus d'épaisseur à ce méchant monolithique et peu intéressant ? Possible. Mais en voulant faire de Haddock non un side-kick amusant mais un véritable moteur de l'action (ce qui est en soi une excellente idée), les scénaristes le font affronter à un complexe d'infériorité et un combat ancestral peu entraînants. Ces écarts avec la trame, que les détracteurs brandissent pour montrer la trahison spirituelle, ne sont néanmoins pas plombants, ils me laissent juste sceptiques même si je salue le courage du parti-pris et du choix clair, celui de surprendre même le tintinophile le plus blasé. Plus percutante est l'insistance du film sur l'alcoolisme et le désamour de Haddock pour lui-même. Le film n'édulcore pas le personnage, toujours prompt à siffler une bouteille, puis à se rabaisser, quand ce n'est pas Tintin lui-même qui enfonce le clou. Le tandem fonctionne avec autant d'étincelles que dans la BD, même s'il manque sans doute une pointe d'émotion. La dynamique irrépressible du récit ne laisse guère de place à un approfondissement humanisant des personnages, mais là encore, n'en était-ce déjà pas de même dans les albums dont il est question ? Les prouesses de la performance-capture, qui permet de lire tant de choses sur les visages, compense visuellement à sa manière ce que le récit tait.
Le film est un spectacle enchanteur. Le rythme est soutenu sans que la lisibilité narrative et visuelle en pâtisse : une véritable leçon de gestion. Spielberg dévoile des trésors ininterrompus de mise en scène, qui regorge d'idées de transition dans le plan ou d'images typiques de son style (l'action prise dans un reflet, par exemple). Un souffle euphorisant traverse
Tintin, un plaisir brut et énergique de filmer virtuose d'un réalisateur de 64 ans qui paraît en avoir 25. L'empâtement programmatique du dernier Indiana Jones paraît définitivement loin. D'un générique à la Saul Bass où la silhouette à la houppette et son chien courent dans une mini-intrigue faite d'onomatopées et de clins d’œils visuels à toute la saga, jusqu'au plan-séquence hallucinant qui suit toute une poursuite en side-car à travers Bagghar, le film est une orgie formelle, un démonstration continue de la virtuosité du découpage et de la dynamique du cinéaste ; un film dont l'essence est forcément la plastique et qui, en cela, est un nouveau sommet dans la filmographie du cinéaste, émaillée de recherches esthétiques en tous genres. Certains plans sont sidérants, outre qu'il y ait la performance technique qui nous fait souvent douter de l'irréalité de ce qu'on voit (un exemple : le plan où la silhouette de Rakham s'avance en se découpant à travers les flammes).
Avec
Tintin, Spielberg m'a donné dans son ensemble l'adaptation ciné dont j'ai rêvé depuis que je suis gosse. Merci, et bravo.
P.S. : vu en 2D et en VF. La VF est bonne. Mais je suis tellement habitué aux voix de la série animée, qu'entendre les personnages avec d'autres voix est un peu déstabilisant au début.