Stark wrote:Le pire c'est que je décèle bien des qualités à ce film. Seulement le regard de Von Trier m'est tellement antipathique qu'il me fait presque oublier tout ce que je pourrais aimer par ailleurs.
J'ai relu tout le topic consacré à
Melancholia, qui a donné lieu à des échanges particulièrement passionnants et stimulants. Merci beaucoup aux intervenants ! Stark, je comprends tout à fait ta position concernant ce film. Je trouve tout ton argumentaire vraiment pertinent, cohérent. Je vais tenter de rebondir sur deux points principaux. J'espère que mon raisonnement ne sera pas trop confus.
Stark wrote:La séquence nodale des haricots conditionne pour moi tout le film, tout son propos, toute sa philosophie : c’est la scène-clé, qui entérine l’ensemble du discours et autour de laquelle tout s’articule. C’est cette scène, et elle seule, cette simple réplique, qui fait que la philosophie et le propos de l’œuvre m’insupportent. Elle constitue la preuve que Justine a raison. Que nous dit Lars Von Trier ici ? Il nous affirme que la conception de Justine (qui est aussi la sienne), selon laquelle la vie est inepte, les humains sont mauvais, selon laquelle l’humanité mérite sa fin, etc etc (toute sa bile nihiliste et misanthrope, beurk) est la Vérité. Cette conception personnelle et subjective est validée de façon irréfutable par un fait observable, objectif : le nombre d’haricots deviné par Justine était exact. Lien de causalité, démonstration par A+B. A partir de là, pour moi c’est terminé : Lars Von Trier s’est tiré une balle dans le pied. Ce qui était jusqu’à présent la transcription subjective, intérieure de l’affect mélancolique (donc d’une sensorialité trompée, déréglée, incomplète, d’une maladie en effet) devient par l’effet d’une simple réplique l’expression d’une Vérité universelle, et ça change absolument tout.
Je pense qu’il y a une maladresse, effectivement, résidant dans l'aveu du nombre de haricots, qui induit la conscience supérieure de Justine sur les choses qui l'entourent. Les visions prophétiques de l'ouverture signifiaient déjà, beaucoup plus subtilement, que le personnage subodore plus ou moins nettement la nature de ce qui va arriver. Mais en se rattachant à l'onirisme, ces visions apocalyptiques conservent l'ambiguïté sur leur concrétisation. En effet, le fait que quelqu'un rêve de la fin du monde n'induit en rien que cette même fin du monde va effectivement intervenir. Cette manière de présenter les choses (calée sur la subjectivité de Justine) suffisait et ça ne rendait pas pour autant incohérent son comportement passif, fataliste et mélancolique. En explicitant cette extra-lucidité au détour de la révélation du nombre que sa sœur n'a même pas demandé, LVT cède pour moi à une maladresse car, comme tu l'as interprété, il tend dès lors à faire du personnage une sorte de prophétesse absolue, là où elle n'était jusqu'alors que quelqu'un qui ressentait les choses plus intensément que son entourage. Si elle sait pour le chiffre, alors on peut interpréter que sa parole a, de facto, plus de poids si elle pose comme affirmation la fin prochaine de toute chose. Là, je trouve que le truc est maladroit.
Mais à la limite, c’est maladroit non pas tant dans l’idée qu’il présente (le fait que l’on découvre que Justine dispose d’un savoir et d’une conscience des choses omniscients) que dans la manière dont ça intervient. Je m’explique. Sauf erreur de ma part, le film ne pose pas la connaissance absolue de Justine avant ce dialogue. Dans les faits, Justine s’enquiert auprès de Sutherland de ce qu’est l’étoile rouge qu’elle voit dans le ciel, s’étonne du départ de son père qu’elle a pourtant prié de demeurer, ne feint pas la surprise quand son mari lui montre et offre la photo du terrain qu’il a acheté (et dont elle ignorait manifestement l’existence). Bref, dans la première partie du film, rien ne me semble indiquer que Justine soit le réceptacle d’un Savoir et d’une Vérité avec un grand V. Son état maladivement et fondamentalement mélancolique obscurcit la perception qu’elle a de cette soirée et de ce qu’elle implique dans sa vie (tout ce rituel hypocrite lui pèse, et la perspective du bonheur marital l’effraie plus, je crois, que cela ne lui inspire du dégoût), mais je ne crois pas qu’elle soit abattue et dépressive parce qu’elle
sait. Peut-être subodore-t-elle effectivement, mais je ne crois vraiment pas que cela se rattache à une conscience suprême. Au fond, elle tente de se donner un masque de bonheur durant cette cérémonie mais ce masque ne tient pas parce que le mal qui la ronge est plus fort et affecte sa vision des choses. La progression du film tend vers une accentuation de ce mal mélancolique, qui se traduit par un état physique et mental de plus en plus chancelant. Justine paraît prostrée, incapable de se laver, incapable d’afficher désormais le moindre geste affectueux, incapable de formuler la moindre parole altruiste. Peut-être pouvons-nous penser qu’une part inconsciente d’elle, qui a bien conscience de l’échec désolant du bonheur qui s’ouvrait à elle, est en lutte avec le cancer pessimiste et fataliste qui fait sa mélancolie. Par conséquent, lorsqu’elle assène à sa sœur Claire ces propos définitifs et prophétiques, sa possession de la Vérité toute-puissante tombe un peu comme un cheveu sur la soupe… Ce n’est pas la pertinence de l’idée qui m’ennuie un peu, c’est sa façon d’intervenir dans l’histoire. Et je comprends les détracteurs qui brandissent cette phrase de Justine, et ce qu’elle implique, comme la démonstration que c’est la propre voix de LVT tonnant contre l’aveuglement et la médiocrité du genre humain qui, dit Justine en substance, mérite de crever. Je vais revenir sur ce point en tentant de le nuancer.
Stark wrote:]Elle est compréhensible du point de vue de Justine, et rien d'autre. Le gros problème de cette Justine (celui de LVT aussi), c'est qu'elle est refuse d'accepter ce qui se joue dans l'esprit de Claire. Elle est inapte à l'empathie : elle se fiche de savoir que Claire, dans cette histoire, a quelque chose à perdre. Et cette incapacité à la porosité affective (qui est pourtant envisagé par LVT comme le summum de la lucidité) la rend, en effet, cruelle, comme tu le dis. Personnellement, je n'ai aucune sympathie, aucune complaisance pour la cruauté, la méchanceté.
Justement. Je diverge sur ton interprétation des intentions. La mélancolie de Justine a, tout le long du film, effet d’isolateur. Elle fait couper Justine du reste de son entourage, et tout le monde finit par disparaître (mère, père, mari, patron). Il n’y a donc rien de très illogique à ce que sa bile noire se retourne tôt ou tard contre sa sœur. Comme je le disais, la trajectoire du film est celle d’un affermissement croissant de l’étau que représente cette mélancolie. Cette accentuation a pour effet de rendre Justine de plus en plus détachée et incapable à manifester des élans affectifs. Elle perd son humanité. Justine est donc pour moi un personnage qui devient de plus en plus antipathique et agaçant. Et la scène où elle casse sa sœur avec ses idées stupides en est la meilleure illustration. « Parfois, je te hais tellement ! » balance Claire : on a envie de reprendre cette réplique à notre compte, tant le scénario se révèle de moins en moins flatteur pour Justine, qu’on a envie de secouer, qu’on a envie de gifler, qu’on a envie de maudire tant sa manière d’être fataliste est pesante. [Mais un peu comme avec sa sœur, la détestation n’est jamais vraiment possible car nous savons que nous sommes en présence d’une malade, dont le malheur ne laisse pas insensible.] Cela me conduit à formuler cette idée : face à la progressive sécheresse désespérante du cœur de Justine, face au peu d’empathie qu’elle suscite au fil du film, comment croire que LVT ait effectivement choisi de porter une parole univoque dans un tel personnage ? Je trouve au contraire que Justine n’est guère plus aimable que toute la galerie de médiocres qui défile dans
Melancholia. Qu’elle ait éventuellement un temps d’avance sur eux, parce qu’elle a des visions ou des prémonitions, n’en fait pas à mes yeux un personnage meilleur. Peut-être sait-elle, et parce qu’elle sait, est-elle paralysée et décide-t-elle de baisser les bras face à la vie et de demeurer dans une prostration mélancolique ; mais son comportement, ses choix, ne la grandissent jamais véritablement
au regard de l’attitude digne et combattante de sa sœur.
En cela, je trouve, personnellement, que le film n’enfonce pas l’optimisme et la soif de vie incarnés par Claire. Justine abdique face aux bonheurs de la vie, mais cette abdication, pour moi, n’est pas érigée par LVT comme une magnificence, comme le « summum de la lucidité » pour te reprendre, Stark. Je trouve qu’il y a beaucoup plus de compassion pour Claire (y compris lorsqu’elle formule son dernier souhait rabroué par Justine) que pour sa sœur Justine. Et même si, dans les faits, la collision avec Melancholia marque la victoire du fatalisme teinté de nihilisme de Justine, la fuite en avant désespérée de Claire en fait bien le personnage le plus humain, le plus attendrissant, avec son mari. Si LVT était effectivement complaisant dans la cruauté, le personnage de Claire aurait été présenté comme quelqu’un d’aussi médiocre que sa mère, par exemple. Et on prendrait
vraiment le parti de Justine qui appelle de tous ses vœux la planète Melancholia à son secours.
Or, ce n’est pas le cas. Claire n’est pas une médiocre. Elle a peur, mais elle est tonique ; elle veut croire que la fin du monde n’arrivera pas, elle a des réactions tout à fait humaines, elle est d’une abnégation indiscutable envers la maladie de sa sœur : c’est un personnage
beau – et la construction bipartite du film assoit plus encore cette dichotomie entre les comportements et les visions de la vie des deux sœurs. Or, je ne crois pas que l’on puisse totalement dire la même chose de Justine, que ce soit un personnage
beau (sauf peut-être dans les derniers instants où elle sort de sa torpeur et marque physiquement sa compassion, moins pour sa sœur que pour son neveu). A partir de là, on peut peut-être relativiser le propos prétendument misanthrope de LVT et la manière antipathique qu’il a de le présenter. Cette lecture me paraîtrait valide si Justine était présentée comme un personnage auquel on peut s’identifier ou mieux encore, auquel on peut adhérer. Or, est-ce si évident ? Sa paralysie face au bonheur, puis son errance, puis sa prostration, puis sa résignation, puis sa méchanceté, dessinent un portrait assez peu positif, au final. A la différence de celui de sa sœur dans la seconde partie. En cela, la collision planétaire est certes une victoire de Justine, mais c’est aussi la défaite de quelqu’un qui avait foi en la vie. On peut lire la conclusion comme les deux facettes d’une même pièce : soit on y voit le geste final d’un cinéaste nihiliste qui se réjouit que le genre humain soit englouti, soit on y voit une amertume profonde dans le fait que Claire soit contrainte de déposer les armes face à l’inéluctable. Perso, j’y vois une amertume profonde, parce que la dichotomie comportementale établie entre Justine et Claire fait que mon empathie se porte vers la bonne Claire, et non vers la nihiliste Justine. D’ailleurs, Claire ôte sa main de celle de sa sœur dans les tous derniers instants, preuve que la conciliation est impossible, même alors que tout s’achève indubitablement, entre la résignation calme de Justine et l’humanité dévastée de Claire.