C'est en tout cas un film auquel il faut reconnaitre le mérite de diviser. Pendant que j'y suis :
Après ce prologue tout en laideur, commence l'épreuve d'un roulis permanent. Pendant 1h20, les images tanguent. Comme d'habitude avec les films de Lars Von Trier ayant parti lié avec le Dogme idiot selon lequel il faut bouger sans cesse sa caméra et faire le point après le début d'un plan pour faire naturel (alors que c'est un artifice de mise en scène on ne peut plus lourd et aveuglant), le chef opérateur et le cameraman se prennent pour des convives ivres. Et que je bouge la caméra de haut en bas, et que je tremblote comme si j'avais un coup de vodka dans le nez. Le mal de mer, insidieux et irrépressible, vient. Les séquences s’enchainent, sans contrechamps, et avec un découpage réduit à la portion congrue, du fait de cette caméra portée qui, vorace, aimante l’action. Au centre de cette arche ivre, Justine détruit ce qui lui reste à détruire (patron, mari, tous deux d'une bétise à pleurer parce qu'ils ne sont pas mélancoliques sans doute), tandis que la planète que le prologue nous a annoncé poursuit sa trajectoire d'astre pondéreux venu briser toutes les aspirations humaines. Mais la planète n'aura plus rien à détruire. La caméra tremblante de Lars Von Trier est déjà passée par là, et a déjà détruit, désagrégé, éparpillé aux quatre coins de l'univers, les morceaux chiffonnés de l'espace filmique, elle a consciencieusement pulvérisé les efforts du chef décorateur qui resteront invisibles - dans cette première partie du moins.
Dans la deuxième partie du film (Claire), la caméra est toujours mobile, mais son roulis est plus supportable. Peu à peu un suspense nait de l’approche de la planète. Le pressentiment de Justine (en tant que mélancolique, nous dit-on, « she knows things » ; au-delà de l’origine artistique et historique de cette affirmation, les psychanalystes diront que c’est une croyance habituelle chez certains asociaux) s’est avéré exact, la planète est l’instrument de la future destruction du monde humain. Justine, a priori porte-voix de Von Trier, ne s’en offusque guère. « Earth is evil » dit-elle. La terre (entendre l’humanité) est mauvaise. Sa destruction sera un bon débarras. On peut y voir une morale commode et auto-justificatrice du moindre effort : puisque le monde est mauvais, pourquoi Justine ferait-elle l’effort de se plier aux conventions sociales et d’être bonne ? Ivan Karamazov disait déjà, en d’autres temps, « puisque dieu n’existe pas, tout est permis », ce qui produisit la catastrophe que les lecteurs de Dostoïevski savent. Jusqu’au bout, Justine reste comme étrangère à cette apocalypse qui vient. Peut-être trop même, et son personnage de devenir assez antipathique. Il est d'ailleurs dommage que Von Trier, plutôt que mettre en mots le don de divination de Justine, n'ait pas creuser davantage la veine des liens souterrains et mystérieux unissant Justine et Melancholia. Après la superbe séquence nocturne de la baignade lumineuse, j'en attendais davantage sur ce chapitre, je m'attendais à voir Justine refleurir, se mirer et puiser ses forces dans le bleu de la planète, attendre son arrivée avec la joie maléfique que ressentent devant la catastrophe certaines grandes figures gothique du romantisme anglais. Mais non, Von Trier ne choisit pas cette voie plus romantique. Il refait tomber Justine dans une forme de neurasthénie, malgré ses initiatives finales. Elle reste enfermée dans le monde de conventions sociales qui l'entoure (la métaphore du pont qu'elle ne peut franchir figure son enfermement). Or, Von Trier in fine ne se réjouit pas de la disparition du monde, si l'on considére que sa mise en scène parle pour lui - sur le fond, sans doute cela est-il à mettre à son crédit. Justine vers la fin du film n’est ainsi plus à l’unisson de la mise en scène qui semble refuser la mise à distance par Justine du monde -comme si Von Trier refusait qu'elle soit son porte-voix jusqu'au bout. Lui se sent tout à fait impliqué par cette catastrophe, il veut nous la faire voir, nous la faire sentir et convoque pour cela la panoplie romantique dans la dernière scène : le pathétique de Wagner, une scénographie de fin du monde où la planète fond sur nous, une lumière bleutée dont semble sortir un grondement, et même le visage d’un enfant avec les pleurs d’une mère. Difficile donc de tenir la proposition glacée du « bon débarras », et d’ailleurs, comme le réalisateur l’espère, durant cette scène puissante, les larmes montent aux yeux. Ainsi, étrangement, les dernières images du film, mélancoliques, démentent le propos nihiliste de Justine. Au moment de la disparition du monde, vient le regret du nihilisme, qui n'était peut-être que posture bravache de Von Trier.
Le romantisme, historiquement, opposa la puissance subjective d’un « je », d’une pensée (« une force qui va », dit Hugo dans Hernani), aux règles classiques que l’on croyait alors immuables. Ce n’était plus une raison éternelle, la même pour tous les créateurs, qui créait l’art, c’était un artiste qui ajustait le monde à ses désirs. Ce monde, il avait le droit de l’anéantir dans les méandres de la passion ou le feu de l’apocalypse. Von Trier cède ici à l’appel le plus radical et arbitraire du romantisme, et détruit, comme Justine son monde social, son monde filmique. Ce faisant, il donne forme à ce fantasme récurrent des mélancoliques, qui consiste à imaginer leur propre enterrement. S’attristant de leur propre sort, ils veulent voir d’autres visages pleurer sur eux. Il en est un peu de même avec cette dernière scène. Von Trier met en scène la mort de son monde, et donc son enterrement, et nous demande d’y assister, puisque nous, spectateurs, sommes le contrechamp de ce film sans contrechamps.