Ran (Kurosawa - 1985)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés à partir de 1980.

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Demi-Lune
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Re: Ran (Kurosawa - 1985)

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La différenciation de point de vue de la part de Kurosawa entre Le Château de l'Araignée et Ran vient peut-être aussi du fait que le premier est très largement focalisé sur le personnage de Washizu/Macbeth, là où le second nécessite une certaine forme de hauteur rendue nécessaire par la démultiplication des personnages. Le Roi Lear est une vraie fresque familiale dont chaque destin individuel est constitutif d'une tragédie d'ensemble. Si mes souvenirs sont bons, ce n'est pas tellement le cas du Château de l'Araignée qui est constamment rivé sur le couple maudit - là où, par exemple, Polanski, pour son hallucinant MacBeth (1971) que je ne peux que recommander, s'accordera quelques prises de distance vis-à-vis du roi d'Écosse, suivant d'ailleurs en cela la construction de Shakespeare qui déplace parfois l'intrigue en d'autres lieux d'une scène à une autre.

La vision de "monde clos", pour te citer Strum, participe du sentiment d'oppression que ressent Washizu du fait de son geste meurtrier. L'oppression inquiétante et étouffante qui émanait du Château de l'Araignée a effectivement laissé place dans Ran à un style plus aéré, moins ramassé. Sans doute la personnalité du cinéaste a-t-elle changé entre 1957 et 1985 et cela se ressentirait-il dans la mise en scène, mais pour Ran, si Kurosawa est "au-dessus de la mêlée", je pense que c'est avant tout pour embrasser, surplomber littéralement sa galerie de personnages, dans un souci d'efficacité et d'ampleur. Même s'ils sont éloignés, ces personnages restent en effet interconnectés d'une manière ou d'une autre et les actes de l'un auront une incidence sur les autres. C'était déjà un peu le cas dans Macbeth, quoique Kurosawa a montré qu'on pouvait resté focalisé en permanence sur Macbeth sans que l'intrigue n'en soit réellement affectée ; mais la puissance implacable du Roi Lear vient justement, à mon humble avis, de la démultiplication et de l'imbrication des sous-intrigues familiales et politiques qui conduisent inexorablement vers la tragédie de tous. Et je crois que Kurosawa l'a parfaitement compris, d'où cette prise de hauteur pour Ran.
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Re: Ran (Kurosawa - 1985)

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Demi-Lune a écrit :La vision de "monde clos", pour te citer Strum, participe du sentiment d'oppression que ressent Washizu du fait de son geste meurtrier.


Pas vraiment, ou pas seulement, justement. Chez Kurosawa, contrairement à Shakespeare, le monde clos du mal précède le meurtre commis par Washizu/Macbeth. Ce monde maléfique est en place dès le premier plan du film. Il faut voir comment Kurosawa filme cette forêt et ce brouillard ! Et Washizu, le pauvre, n'est qu'un personnage de ce monde, un enfant du brouillard. Chez Kurosawa, le chef que tue Washizu/Macbeth a en effet lui-même tué l'ancien chef pour prendre sa place. Il y a donc une série de meurtres historiquement. Ce n'est pas le cas dans le Macbeth de Shakespeare, et c'est une grande différence avec la pièce, qui parle surtout de l'attrait du pouvoir et du mal tels qu'ils s'expriment au travers de Macbeth et Lady Macbeth mais qui ne situe nullement ce mal dans le monde comme quelque chose de cyclique ou de préexistant aux personnages, au contraire du Kurosawa du Chateau de l'Araignée.
Sans doute la personnalité du cinéaste a-t-elle changé entre 1957 et 1985 et cela se ressentirait-il dans la mise en scène, mais pour Ran, si Kurosawa est "au-dessus de la mêlée", je pense que c'est avant tout pour embrasser, surplomber littéralement sa galerie de personnages, dans un souci d'efficacité et d'ampleur. Même s'ils sont éloignés, ces personnages restent en effet interconnectés d'une manière ou d'une autre et les actes de l'un auront une incidence sur les autres. C'était déjà un peu le cas dans Macbeth, quoique Kurosawa a montré qu'on pouvait resté focalisé en permanence sur Macbeth sans que l'intrigue n'en soit réellement affectée ; mais la puissance implacable du Roi Lear vient justement, à mon humble avis, de la démultiplication et de l'imbrication des sous-intrigues familiales et politiques qui conduisent inexorablement vers la tragédie. Et je crois que Kurosawa l'a parfaitement compris, d'où cette prise de hauteur pour Ran
Je suppose qu'on peut avoir une approche fonctionnelle du film comme tu le fais, en disant que Kurosawa a mis sa mise en scène au service de l'intrigue, de la multiplication des personnages et de Shakespeare. Mais je ne crois pas que ce soit la bonne explication. Kurosawa a imposé son style à Shakespeare et a l'intrigue, ce n'est pas l'inverse qui est advenu. Il a toujours procédé ainsi quand il adaptait un récit car c'était un très grand connaisseur de la littérature et il savait comment elle fonctionnait, et donc comment il fallait l'adapter afin que l'histoire telle que transformée par le cinéma dise ce qu'il avait à dire. En outre, le changement de style et de point de vue de Kurosawa entre sa première partie de carrière et sa deuxième est patent, et se retrouve dans tous les films de sa deuxième partie de carrière, et pas seulement dans Ran, même si c'est dans Ran que le surplomb et la distance sont le plus évidents. Et si Kurosawa a adapté Le Roi Lear en 85 via Ran et pas dans les années 50, ce n'est pas un hasard. Dans les années 80, Le Roi Lear et ses différents personnages correspondaient davantage au point de vue de Kurosawa sur le monde qu'un récit comme Macbeth centré sur deux personnages. Le Kurosawa des années 80 n'est plus celui des années 50, qui à rebours de la culture japonaise traditionnelle, croyait à la force de l'action invidividuelle, et à sa capacité à changer le monde, et qui mettait en exergue cette action individuelle en cadrant serré ses personnages. Au contraire, plus Kurosawa a avancé en âge, plus il a inclus de personnages dans ses plans, et plus ses personnages se sont perdus dans le collectif et ont été etouffés par lui. D'ailleurs le Ran de Kurosawa comprend parmi ses personnages une sorte de Lady Macbeth que l'on ne trouve pas dans le Roi Lear de Shakespeare. Un peu comme s'il avait voulu retravailler visuellement dans Ran un des motifs de Macbeth qu'il avait abordé dans Le Chateau de l'Araignée lors de son ancienne vie. Bref, au lieu de supprimer des personnages du Roi Lear, comme l'aurait fait tout autre adaptateur, il en a rajouté ! Si ce n'est un indice frappant que c'est lui qui dictait ses conditions esthétiques à l'intrigue (d'ailleurs également inspirée d'un fait historique réel du moyen-âge japonais) et non l'inverse. D'ailleurs, s'il suffisait pour faire des Ran d'adapter des récits avec des sous-intrigues familiales et politiques, cela se saurait et on verrait plus souvent des films de cet acabit. :mrgreen:
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Demi-Lune
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Re: Ran (Kurosawa - 1985)

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Strum a écrit :Au contraire, plus Kurosawa a avancé en âge, plus il a inclus de personnages dans ses plans, et plus ses personnages se sont perdus dans le collectif et ont été etouffés par lui. D'ailleurs le Ran de Kurosawa comprend parmi ses personnages une sorte de Lady Macbeth que l'on ne trouve pas dans le Roi Lear de Shakespeare. Un peu comme s'il avait voulu retravailler visuellement dans Ran un des motifs de Macbeth qu'il avait abordé dans Le Chateau de l'Araignée lors de son ancienne vie. Bref, au lieu de supprimer des personnages du Roi Lear, comme l'aurait fait tout autre adaptateur, il en a rajouté ! Si ce n'est un indice frappant que c'est lui qui dictait ses conditions esthétiques à l'intrigue (d'ailleurs également inspirée d'un fait historique réel du moyen-âge japonais) et non l'inverse.
C'est vrai que le personnage de l'infâme Kaede incarne une sorte de pont entre Le Château de l'Araignée et Ran tant cette femme diabolique évoque de manière troublante l'épouse de Washizu. Il serait d'ailleurs intéressant de s'interroger sur l'ajout de ce personnage féminin capital, dans une filmographie qui, globalement jusqu'alors (du moins c'est le sentiment général que je retiens de tous les Kurosawa que j'ai pu voir), est extrêmement masculine. Certes, Kaede ressemble plus à un homme qu'à une femme, mais je me demandais si, là aussi, Ran ne marquait pas un tournant pour Kurosawa.
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Re: Ran (Kurosawa, 1985)

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Strum a écrit : Dans Ran, le point de vue est autre. Kurosawa, plus pessimiste avec l'âge, croit moins à l'action et davantage au destin. Son cinéma n'est plus expressionniste. Il ne participe plus à l'action. Plus neutre, il est maintenant au dessus de la mêlée.
Certes, les prises de vue en plongée en attestent, mais je note tout de même que les images magnifiées, virevoltantes de couleurs violentes en mouvement à la manière d'un peintre fauve restent signifiantes, d'ailleurs tu écris un peu plus loin
Ran c'est quelque part la fascination esthétique de l'enfer des hommes.
Ce qui tend à assoir la thèse de l'image d'un cinéma qui participe encore grandement si ce n'est à l'action, au moins à la pensée du cinéaste.
Après coup, il faudra bien une série de films plus sentimentaux (Rêves, Rhapsodie en août, et surtout Madadayo, le plus maitrisé et le plus beau des trois), pour que Kurosawa se défasse de cette impression d'avoir trop longtemps regardé l'enfer.
Ce sont les films du passage de témoin, du lien inter-générationnel, de l'expérience au service de l'apprentissage.
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Re: Ran (Kurosawa - 1985)

Message par Joe Wilson »

Strum a écrit : Kurosawa a imposé son style à Shakespeare et a l'intrigue, ce n'est pas l'inverse qui est advenu. Il a toujours procédé ainsi quand il adaptait un récit car c'était un très grand connaisseur de la littérature et il savait comment elle fonctionnait, et donc comment il fallait l'adapter afin que l'histoire telle que transformée par le cinéma dise ce qu'il avait à dire.
Kurosawa s'empare en effet du matériau théâtral avec beaucoup d'aisance, fruit d'un long travail de préparation. Au-delà des ajouts et corrections, on peut même dire qu'il reconstruit tous les personnages de la pièce. A l'image d'Hidetora Ichimonji...sa perte, si elle encore causée par le partage des fiefs, est le produit d'un passé où il a semé la haine et le meurtre.
Chacun a des motifs pour mener l'autre à la ruine (même Kaede, qui nie son existence personnelle pour se consacrer à consumer une vengeance), et le mal est l'expression d'une désolation humaine.
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Re: Ran (Kurosawa, 1985)

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Demi-Lune a écrit :Il serait d'ailleurs intéressant de s'interroger sur l'ajout de ce personnage féminin capital, dans une filmographie qui, globalement jusqu'alors (du moins c'est le sentiment général que je retiens de tous les Kurosawa que j'ai pu voir), est extrêmement masculine. Certes, Kaede ressemble plus à un homme qu'à une femme, mais je me demandais si, là aussi, Ran ne marquait pas un tournant pour Kurosawa.
Il y a un certain nombre de très beaux portraits de femmes dans les Kurosawa des années 40 (Le Plus Beau (entièrement consacré aux femmes celui-là), Un merveilleux dimanche, etc...) sans compter dans les années 50 sa merveilleuse adaptation de L'Idiot où il filme superbement Nastassia et Aglaé, les deux grandes héroïnes du roman de Dostoïevski, ou la formidable princesse de La Forteresse Cachée, la chanteuse de Scandale, puis plus tard la jeune fille violée par son oncle dans Dodeskaden, etc...

Mais c'est sûr que Kurosawa filme surtout un univers d'hommes dans ses films les plus connus, comme le veut la culture japonaise traditionnelle dans laquelle il a été élevé (son père descendait d'une lignée de samouraïs) où les femmes étaient soumises. On est loin en termes de centre d'intérêt du monde des femmes et de la nuit de Mizoguchi qui mettait en avant pour la critiquer l'importance de cette soumission.

Après Madadayo, voire avant, Kurosawa a cherché à faire un film sur les geïsha, puis un film sur sa soeur. Mais personne n'a voulu financer ce qui aurait pu être son dernier film et son dernier mot sur l'univers féminin, loin sans doute des mantes religieuses de Ran et de Barberousse.
homerwell a écrit :Ce qui tend à assoir la thèse de l'image d'un cinéma qui participe encore grandement si ce n'est à l'action, au moins à la pensée du cinéaste.
Certes, quand on contemple au lieu d'agir on pense davantage. :wink:
Ce sont les films du passage de témoin, du lien inter-générationnel, de l'expérience au service de l'apprentissage
Oui, mais ce thème du legs et de la transmission qui a toujours été très important pour Kurosawa est finalement tout ce qui semble rester de son ancienne philosophie de l'action.
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Re: Ran (Kurosawa - 1985)

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Strum a écrit :Il y a donc une série de meurtres historiquement. Ce n'est pas le cas dans le Macbeth de Shakespeare, et c'est une grande différence avec la pièce, qui parle surtout de l'attrait du pouvoir et du mal tels qu'ils s'expriment au travers de Macbeth et Lady Macbeth mais qui ne situe nullement ce mal dans le monde comme quelque chose de cyclique ou de préexistant aux personnages,
:o Tu n'oublies pas un peu les sorcières, là?
"pour cet enfant devenu grand, le cinéma et la femme sont restés deux notions absolument inséparables", Chris Marker

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Re: Ran (Kurosawa - 1985)

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Phnom&Penh a écrit :
Strum a écrit :Il y a donc une série de meurtres historiquement. Ce n'est pas le cas dans le Macbeth de Shakespeare, et c'est une grande différence avec la pièce, qui parle surtout de l'attrait du pouvoir et du mal tels qu'ils s'expriment au travers de Macbeth et Lady Macbeth mais qui ne situe nullement ce mal dans le monde comme quelque chose de cyclique ou de préexistant aux personnages,
:o Tu n'oublies pas un peu les sorcières, là?
Non, même si j'ai chargé un peu la mule pour mettre en avant l'existence d'un cycle de meurtres chez Kurosawa. :mrgreen: Dans Macbeth, les sorcières précèdent Macbeth en tant que personnages incarnant son destin. Elles ouvrent même la pièce, de mémoire. Mais chez Kurosawa, il y a des meurtres initiaux (cf le chef que tue Macbeth qui a lui-même tué le précédent chef) dont on apprend l'existence plus tard qui précèdent chronologiquement l'histoire, tout comme les lieux maudits, longuement filmés par Kurosawa lors de l'ouverture (stelle dans le brouillard, forêt maléfique), précèdent la sorcière qui ne semble en être qu'une émanation. Macbeth/Mifune la rencontre seulement après une longue course en forêt, de nuit, ponctuée d'éclairs.
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Re: Ran (Kurosawa, 1985)

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Strum a écrit : Certes, quand on contemple au lieu d'agir on pense davantage. :wink:
Ce que je voulais dire, c'est que Kurosawa a pris un parti esthétique fort dans l'utilisation des couleurs sur Ran. Et je ne crois pas que cela soit moins (ou plus d'ailleurs !) évocateur que le parti expressionniste qu'il a choisi pour Le château de l'araignée.
Ce sont les films du passage de témoin, du lien inter-générationnel, de l'expérience au service de l'apprentissage
Oui, mais ce thème du legs et de la transmission qui a toujours été très important pour Kurosawa est finalement tout ce qui semble rester de son ancienne philosophie de l'action.
C'est presque un "reflexe" normal au soir de sa vie. :D
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Re: Ran (Kurosawa, 1985)

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homerwell a écrit :Ce que je voulais dire, c'est que Kurosawa a pris un parti esthétique fort dans l'utilisation des couleurs sur Ran. Et je ne crois pas que cela soit moins (ou plus d'ailleurs !) évocateur que le parti expressionniste qu'il a choisi pour Le château de l'araignée.
Pas seulement pour Ran ; Kurosawa a utilisé des couleurs très vives dès Dodeskaden, son premier film en couleurs. Sur Dodeskaden, Kagemusha, Rêves, Madadayo, plusieurs décors sont d'immenses tableaux peints qui ne se préoccupaient pas de réalisme. Sur ses vieux jours, et notamment sur Ran, j'ai lu que sa vue n'était plus non plus très bonne.

Comme je l'ai écrit, je préfère Ran au Chateau de l'Araignée, mais sur un plan global, je préfère de loin le Kurosawa fiévrieux et expressionniste en noir et blanc des années 40-50-60 (où l'exacerbation des expressions des acteurs et de la mise en scène remplaçait peut-être à ses yeux l'exacerbation des couleurs de ses tableaux, qui ont été toujours été très colorés) à celui en couleurs vives mais à la mise en scène plus plate et plus lointaine des années 70-80.
C'est presque un "reflexe" normal au soir de sa vie. :D
Sans doute oui. :wink:
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Re: Ran (Kurosawa - 1985)

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Strum a écrit :Dans Macbeth, les sorcières précèdent Macbeth en tant que personnages incarnant son destin. Elles ouvrent même la pièce, de mémoire.
Elles ouvrent effectivement la pièce et annoncent non pas le "destin" de Macbeth mais la volonté qu'elles ont de jouer sur les évènements futurs en s'intéressant à Macbeth qui leur paraît être une proie idéale, car général victorieux, sensible à la flatterie et à l'attrait du pouvoir absolu.
Une fois Macbeth appâté par la prophétie, elles reviennent plusieurs fois et Macbeth lui-même va les retrouver. Les sorcières ne sont pas le destin, et d'ailleurs elles s'interrogent à plusieurs reprises sur l'avenir qu'elles vont tenter de mettre en place et la façon de le faire. Elles sont le mal en action, et Macbeth, en acceptant la prédiction parce que cette prédiction le flatte, rentre justement dans un cycle meurtrier.
Parce que franchement, Cawdor / Duncan / Banquo / Lady Macduff et son fils / Lady Macbeth / Siward / Macbeth...si ce n'est pas un cycle de mort enclenché par Macbeth et qui ne se termine que par sa propre mort, qu'est-ce qu'un cycle?
Strum a écrit :longuement filmés par Kurosawa lors de l'ouverture (stelle dans le brouillard, forêt maléfique), précèdent la sorcière qui ne semble en être qu'une émanation
C'est identique dans la plupart des adaptations de Macbeth, ainsi que dans l'opéra de Verdi: plus que des personnages, les sorcières sont une atmosphère maléfique qui couvre le monde de la pièce. En cela, elles sont omniprésentes dans la pièce.

Si j'insiste là-dessus, c'est justement parce que je trouve que c'est quelque chose (le cycle et l'atmosphère) que Ran rend très bien mais qui est aussi shakespearien. Les cycles (pas tous tragiques, certains sont comiques) déclenchés par le désir à son paroxysme sont peut-être le principal mécanisme du théâtre shakespearien. Je ne peux en dire autant chez Kurosawa que je connais très mal, mais dans Ran, en tout cas, il y a une grande proximité entre Shakespeare et lui grâce à cela.
Strum a écrit :Chez Kurosawa, contrairement à Shakespeare, le monde clos du mal précède le meurtre commis par Washizu/Macbeth. Ce monde maléfique est en place dès le premier plan du film.
Si je m'insurge un peu, c'est parce que dire cela, c'est enlever à Shakespeare un mécanisme qui est l'une des grandes originalités de son théâtre et surtout, justement, de Macbeth. C'est pas parce qu'on aime Kurosawa qu'il faut déshabiller l'un des plus grands dramaturges :)
Macbeth est la pièce où il dévoile le mal aux manoeuvres derrière le mécanisme du désir quand il n'est plus maîtrisé.
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Re: Ran (Kurosawa, 1985)

Message par homerwell »

Strum a écrit :
homerwell a écrit :Ce que je voulais dire, c'est que Kurosawa a pris un parti esthétique fort dans l'utilisation des couleurs sur Ran. Et je ne crois pas que cela soit moins (ou plus d'ailleurs !) évocateur que le parti expressionniste qu'il a choisi pour Le château de l'araignée.
Pas seulement pour Ran ; Kurosawa a utilisé des couleurs très vives dès Dodeskaden, son premier film en couleurs. Sur Dodeskaden, Kagemusha, Rêves, Madadayo, plusieurs décors sont d'immenses tableaux peints qui ne se préoccupaient pas de réalisme. Sur ses vieux jours, et notamment sur Ran, j'ai lu que sa vue n'était plus non plus très bonne.

Comme je l'ai écrit, je préfère Ran au Chateau de l'Araignée, mais sur un plan global, je préfère de loin le Kurosawa fiévrieux et expressionniste en noir et blanc des années 40-50-60 (où l'exacerbation des expressions des acteurs et de la mise en scène remplaçait peut-être à ses yeux l'exacerbation des couleurs de ses tableaux, qui ont été toujours été très colorés) à celui en couleurs vives mais à la mise en scène plus plate et plus lointaine des années 70-80.
Oui, je suis d'accord avec toi sur la carrière de Kurosawa. Mais maintenant, tu parles bien de "mise en scène", et plus d'esthétique. Je te titille parce que je ne suis pas loin de penser à ce stade de mon parcours cinéphile, que les choix esthétiques des réalisateurs sont souvent détachés d'une quelconque volonté de signifier ou d'évoquer des éléments de l'histoire à raconter alors que j'ai toujours cru le contraire. Je crois que l'on a d'un côté un scénario et une réalisation (cadre, découpage) qui sont le soutènement, et de l'autre un choix esthétique qui selon l'adresse du réalisateur et des techniciens qui l'entourent va parfaire l'ensemble.
C'est bien la réalisation qui est devenu "plus plate et plus lointaine" (les mots de Strum :mrgreen: ) dans la deuxième partie de carrière de Kurosawa (à l'exception de Dersou Ouzala), pas le fait qu'il utilise la couleur (avec maestria !) à la place du noir et blanc, des ombres et des clairs obscurs.
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Phnom&Penh a écrit :Parce que franchement, Cawdor / Duncan / Banquo / Lady Macduff et son fils / Lady Macbeth / Siward / Macbeth...si ce n'est pas un cycle de mort enclenché par Macbeth et qui ne se termine que par sa propre mort, qu'est-ce qu'un cycle?
Mais comme tu l'écris toi-même, c'est Macbeth qui enclenche le cycle alors que dans Le Chateau de l'Araignée, il était déjà enclenché sans même son concours. D'ailleurs, personne d'identifié ne tue Macbeth dans Le Chateau de l'Araignée au contraire de la pièce. Mifune reçoit des volées de flêches anonymes qui proviennent d'un hors champs. On peut donc imaginer que tout le cycle de violence se poursuive après sa mort.
Si j'insiste là-dessus, c'est justement parce que je trouve que c'est quelque chose (le cycle et l'atmosphère) que Ran rend très bien mais qui est aussi shakespearien. Les cycles (pas tous tragiques, certains sont comiques) déclenchés par le désir à son paroxysme sont peut-être le principal mécanisme du théâtre shakespearien. Je ne peux en dire autant chez Kurosawa que je connais très mal, mais dans Ran, en tout cas, il y a une grande proximité entre Shakespeare et lui grâce à cela.

Si je m'insurge un peu, c'est parce que dire cela, c'est enlever à Shakespeare un mécanisme qui est l'une des grandes originalités de son théâtre et surtout, justement, de Macbeth. C'est pas parce qu'on aime Kurosawa qu'il faut déshabiller l'un des plus grands dramaturges :)
Macbeth est la pièce où il dévoile le mal aux manoeuvres derrière le mécanisme du désir quand il n'est plus maîtrisé
Je te comprends. Je ne nie pas qu'en voulant souligner une spécificité du Chateau de l'Araignée j'ai pu un peu maltraiter Shakespeare. :)
Je te titille parce que je ne suis pas loin de penser à ce stade de mon parcours cinéphile, que les choix esthétiques des réalisateurs sont souvent détachés d'une quelconque volonté de signifier ou d'évoquer des éléments de l'histoire à raconter alors que j'ai toujours cru le contraire. Je crois que l'on a d'un côté un scénario et une réalisation (cadre, découpage) qui sont le soutènement, et de l'autre un choix esthétique qui selon l'adresse du réalisateur et des techniciens qui l'entourent va parfaire l'ensemble.
C'est bien la réalisation qui est devenu "plus plate et plus lointaine" (les mots de Strum ) dans la deuxième partie de carrière de Kurosawa (à l'exception de Dersou Ouzala)
En somme, vous vous êtes donnés le mot pour me titiller. :mrgreen: En ce qui concerne Kurosawa, je vois personnellement une parfaite transparence entre ce qu'il veut dire et sa mise en scène. C'est un de ces réalisateurs pour qui l'on peut lire ses idées et sa vision du monde dans sa mise en scène. Et pour moi, au cinéma, l'esthétisme et la mise en scène désignent peu ou prou la même chose, appartiennent à la même galaxie, la seconde engendrant la première.
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Re: Ran (Kurosawa - 1985)

Message par Phnom&Penh »

Strum a écrit :Mais comme tu l'écris toi-même, c'est Macbeth qui enclenche le cycle alors que dans Le Chateau de l'Araignée, il était déjà enclenché sans même son concours. D'ailleurs, personne d'identifié ne tue Macbeth dans Le Chateau de l'Araignée au contraire de la pièce. Mifune reçoit des volées de flêches anonymes qui proviennent d'un hors champs. On peut donc imaginer que tout le cycle de violence se continue après sa mort.
Je vais regarder le film ce week-end (ça tombe bien, je l'ai) parce qu'effectivement il y a là une vision du monde assez différente. Les personnages de Shakespeare sont toujours profondément humains, et répondent donc à des mécanismes, certes, mais où ils conservent leur libre arbitre.
Ici, ce que tu écris donne l'impression que la violence est extérieure à l'homme dont il n'est que le jouet (enfin, comme je l'ai dit avant, c'est sans doute mieux de voir le film avant d'en parler :oops: :mrgreen: ).
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Re: Ran (Kurosawa - 1985)

Message par Demi-Lune »

Quelques peintures préparatoires d'Akira Kurosawa pour le tournage de Ran, qui font office de pré-storyboards.
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