Demi-Lune a écrit :Ce n'est qu'à la toute fin, avec sa célèbre réplique, interrogation pleine d'intelligence sur la notion d'Histoire et sur la falsification de celle-ci, que le film a commencé à s'ouvrir à moi - bien trop tard, malheureusement.
Si le film s'est ouvert à toi sur sa fin, alors il est fort possible que tu l'apprécies nettement plus dans quelques années quand tu le reverras. Il m'a fallu plusieurs visions du film pour que l'Homme qui tua Liberty Valance devienne mon film préféré, et je crois que c'est un film qu'on apprécie davantage lorsque l'on est plus âgé. Lorsque l'on revoit le film avec la connaissance de ce qui va advenir, les scènes et les thèmes du film résonnent différemment. Tout le début notamment prend une force nostalgique extraordinaire.
Tu parles de "figures fantomatiques et droites à propos des personnages", et je suis assez d'accord avec cela. Sauf que tu le vois comme un défaut, et que je le vois, moi, comme quelque chose qui participe de la puissance du film, qui lui est consubstantiel. Plusieurs des personnages du film sont des archétypes, qui représentent quelque chose qui va au-delà des personnages (la violence individuelle qui désorganise, la force individuelle qui protège, la civilisation qui leur substitue des institutions), même les visages des trois protagonistes sont comme des masques, avec leurs cheveux gris ne correspondant pas à leur âge, à dessein. Et la mise en scène de Ford, expressionniste et théâtrale, traduit également cette approche où les personnages sont vus comme des comédiens de théâtre, des représentants de quelque chose d'autre. De quelque chose d'autre qui est d'ailleurs éphémère, comme toute chose, et parfois disparait (Tom Doniphon est comme le fantome du passé de l'Ouest et du passé de Ransom Stoddard). Quant à la rectitude...j'aime que le cinéma montre la rectitude, car seule l'art peut la montrer absolument puisqu'elle n'existe pas dans la vraie vie. Mais ici, Ford est si intelligent, si intuitif qu'il montre une rectitude qui n'est pas absolue, une rectitude à laquelle on a tant cru, et surtout dont on a tant parlé, qu'on est incapable de l'assumer et de s'y plier (cf, le mensonge de Stoddard sur lequel il bâtit sa vie).
Du point du réalisme, c'est un film qui par ce qu'il raconte, et il raconte quelque chose de beaucoup plus proche de la vraie vie que de la légende du cinéma qu'il démystifie, est beaucoup plus réaliste que les westerns picaresques de Leone, où ce sont des personnages plus grands que nature, absolument pas réalistes, qui tirent l'action derrière eux (alors que c'est l'inverse chez Ford, où l' univers précède les personnages ; et c'est ce qui rend Ford plus profond).
Quant à l'humour, c'est l'humour désespéré et grotesque d'un ivrogne lucide (Ford), qui regarde derrière lui (il démythifie le mythe de l'Ouest qu'il a lui-même construit) alors qu'il ne lui reste que quelques années à vivre. Il a encore la force de rire, mais c'est un rire forcé. Parfois, et c'est très rare, in vino veritas.
La musique est une des plus belles jamais utilisée au cinéma (j'en parle dans la quinzaine thématique musique consacrée au film).
Je me force à m'arrêter là, et à retourner hiberner, L'Homme qui tua Liberty Valance faisant partie de ces quelques films qui me forcent à parler et dont je peux parler des heures au fil de l'eau et sans discontinuer.