Je suis tombé par hasard, en cherchant autre chose, sur ce texte de Pedro Almodovar que j'ai trouvé très intéressant et poétique. Ou comment passer de l'évocation d'un casse-tête technique à une idée poétique, et de l'idée poétique à la politique. Je comprends cependant que le public ait été déconcerté lors de son discours de 2003, où il en était encore à la moitié de sa réflexion et ou il a du pas mal déconcerter avec ses évocations baroques
Il s'agit d'un texte rédigé pendant le tournage d'Etreintes brisées, qui évoque à la fois le tournage et la genèse de l'inspiration du film.
NOTES SUR LAISSER COURIR SON IMAGINATION DANS L’OBSCURITÉ
16.9.2008
Août. L’obscurité à la mode ?
Vendredi dernier, Rodrigo Prieto, mon directeur de la photographie, a dit avec sa modestie habituelle : « On est en train de tourner une scène historique. » Je l’ai regardé, surpris, car Rodrigo est l’un des techniciens les plus doués et les plus humbles que je connaisse. Sa remarque faisait référence à la dernière série de séquences tournées dans l’obscurité la plus totale.
Comment peut-on tourner sans lumière, sans aucune lumière, dans un espace semblable à une boîte fermée, sans un seul interstice ? Rodrigo a fait des recherches et a trouvé la solution.
Je le cite : « Nous savons que l’oeil humain est capable de voir une portion limitée du spectre électromagnétique, mais qu’il est possible d’enregistrer photographiquement la lumière ultraviolette et infrarouge même si nous ne la voyons pas. Je me suis lancé dans des recherches et j’ai découvert qu’il y a des lumières infrarouges qui éclairent certains espaces afin que les caméras de sécurité « voient » ce qui se passe dans un lieu où apparemment il n’y a pas de lumière. Je me suis dit qu’il serait possible de modifier une caméra haute définition pour qu’elle fonctionne avec une lumière infrarouge, comme les caméras de sécurité.
Chez Panavision à Paris, ils avaient déjà fait des essais avec leur caméra numérique « Genesis » en remplaçant un filtre qui empêche le passage de la lumière infrarouge par un autre, transparent. Normalement, sur les caméras numériques, il faut éviter que le spectre non visible n’affecte le capteur, sinon le signal reçoit des informations qui ne correspondent pas à l’œil humain. Mais si on enlève le filtre qui empêche cela, alors il est possible d’enregistrer des longueurs d’ondes qui correspondent à la lumière infrarouge...
Le défi de tourner dans une immense boîte noire a été pour moi une expérience fascinante. Mon travail est d’éclairer et là, je devais faire le contraire. Il fallait que je travaille dans l’abstraction totale, puisqu’il fallait que j’imagine la « non lumière » et que je trouve une façon de représenter un espace totalement noir dans lequel les acteurs devraient jouer à l’aveuglette, devant une caméra et un objectif qui, eux, les verraient.
Ce fut une révélation quasi spirituelle de découvrir que la lumière infrarouge n’est qu’un minuscule exemple de tout ce qui existe dans l’univers et autour de nous sans que nous soyons capables de le percevoir. Nous pensons que la réalité est seulement ce que nous voyons mais en fait, il y a une infinité de vibrations, d’ondes et de radiations que nous ne voyons ni ne sentons et qui sont aussi réelles que notre propre peau… »
Il y a une séquence dans « Les Etreintes brisées » dans laquelle les personnages de Lluís Homar, Blanca Portillo et Tamar Novas vont dîner dans un restaurant dont la spécialité est l’obscurité, c’est-à-dire que les clients y mangent et y boivent dans le noir complet. Les serveurs sont aveugles.
Ce type d’endroit existe. Le premier restaurant de ce genre s’est ouvert à Munich, avec l’idée que les proches de personnes non-voyantes puissent partager avec elles leur repas dans l’obscurité dans laquelle celles-ci mangent et vivent. L’expérience a été abondamment commentée par les médias et Berlin a ouvert un autre restaurant pour aveugles, dans lequel ont commencé à affluer des clients avides de nouvelles expériences. Celui que je connais et dont je me suis inspiré, « Dans le noir », se trouve à Paris et la clientèle est majoritairement composée de gens curieux et intéressés qui cherchent à passer une soirée spéciale.
Asier Etxeandia, Lluís Homar, Blanca Portillo et Tamar Novas entrent en file indienne dans la salle du restaurant « sans vue ».
© Paola Ardizzoni et Emilio Pereda.
Le phénomène et son expansion m’ont paru intéressants et comme dans mon film il y a un personnage aveugle, j’ai écrit une séquence qui se déroule dans l’un de ces lieux, en respectant le mode de fonctionnement de ce genre de restaurants. J’ai pris comme référence le restaurant de Paris, le seul dans lequel je sois allé personnellement.
Je ne suis pas arrivé à dîner mais j’ai passé un moment dans la salle de restaurant. Je n’ai jamais ressenti une telle obscurité, c’est d’une noirceur absolue, vaporeuse et dense. Ce n’est pas le vide, c’est autre chose. Ce genre d’obscurité est bien plus noir que ce que l’on peut imaginer.
A un moment de la séquence, Tamar Novas explique à Blanca Portillo (sa mère dans le film) l’origine de ces restaurants et termine en lui disant qu’ils sont devenus très à la mode. La mère, déconcertée et au bord de la crise de panique, lui demande et s’interroge elle-même : « L’obscurité, à la mode ? Ça me dépasse. »
UN HOMME DANS L’OBSCURITÉ
« A Man in the Dark », c’est le titre du dernier roman de Paul Auster mais il convient parfaitement au scénario de mon film. En effet, « Les Etreintes brisées » trouvent leur origine (je crois que je l’ai déjà mentionné) dans les longues heures que j’ai passées dans l’obscurité de ma chambre, accablé par des migraines.
Pendant des mois, je n’avais plus à ma disposition que la douleur, l’obscurité et l’imagination. Si je voulais me défendre de la première, il me fallait utiliser les deux autres armes. Il fallait que mon esprit se concentre sur un autre lieu, loin de ma chambre. Comme je ne pouvais ni parler ni lire ni regarder la télévision, je serais celui qui converserait avec moi-même, en mon for intérieur. Ce serait à moi de me raconter des histoires.
J’ai découvert que c’était possible, que je pouvais enchaîner une action à une autre. C’est ainsi qu’est né le personnage de Lluís Homar, un écrivain qui a perdu la vue dans un accident et qui, mu par le désespoir et la lassitude, commence à inventer des histoires. En fin de compte, c’est ce qu’il faisait avant de perdre la vue. Et le fait de laisser courir à nouveau son imagination lui sauve la vie.
Hommes dans la pénombre. Rubén Ochandiano rend visite à l’écrivain mûr et aveugle avec des arrière-pensées.
© Paola Ardizzoni et Emilio Pereda.
Le pouvoir de l’imagination ne se perd pas dans l’obscurité. L’obscurité ouvre des abîmes insondables autour de notre corps qu’il faut apprendre à éviter, mais elle ouvre aussi des horizons infinis dans lesquels on peut s’abandonner sans retenue.
L’important est de retrouver le désir de participer à sa vie avec les éléments dont on dispose et de les renforcer. (C’est valable pour n’importe quelle douleur). Et c’est ce que fait mon personnage.
Ainsi commençait le premier brouillon du scénario des « Etreintes brisées ». Et ainsi commence plus ou moins le roman de mon cher Paul Auster. (Quand j’ai commencé à écrire ce que vous lisez maintenant, je n’avais lu que le premier chapitre, dans les pages littéraires du journal El País. Aujourd’hui, j’ai lu tout le roman et je vous le recommande chaudement).
De toute façon – et c’est heureux – le début de mon scénario a peu à peu disparu au fil des brouillons successifs. Il n’y a plus d’homme étendu dans l’obscurité de la nuit et du jour, imaginant des histoires pour littéralement tuer le temps. Il aurait été difficile d’expliquer que je ne m’étais pas inspiré du premier chapitre du roman d’Auster, chose par ailleurs impossible parce que l’écriture de mon scénario et celle de son roman ont été simultanées. Mais curieusement, à cette époque, il se trouve que j’ai rencontré plusieurs fois Paul Auster et il est possible qu’il ait mentionné en ma présence des détails sur le sujet de son roman.
On nous avait remis à tous les deux le prix Prince d’Asturies. J’étais dans la dernière ligne droite de ma tournée de promotion pour « Volver » et je pensais reprendre le scénario de « La Peau que j’habite », mon hypothétique prochain film. Cela fait longtemps que je bute sur l’écueil de l’adaptation de cette histoire et je me disais que ce serait bien que je la réécrive avec quelqu’un. Auster me paraissait l’écrivain adéquat mais sa timidité m’a rendu timide à mon tour et je ne voulais pas lui faire une proposition qui risquait d’être embarrassante.
Au cours des trois jours qu’a duré notre séjour à Oviedo, nous avons participé à de nombreux événements, sans compter les dîners et les réceptions. Lors de l’un de ces dîners, alors que nous étions déjà assez éméchés, je lui ai parlé de l’éventualité d’écrire un scénario ensemble. Il m’a dit que ce serait tout à fait compatible avec son emploi du temps. Je pensais mener ce projet à bien trois ou quatre mois après et cela ne me dérangeait pas de me déplacer à New York.
Paul Auster et moi, fêtant le prix Prince d’Asturies. Oviedo, 2006.
© Pedro Almodóvar.
Juste après la fin de la promotion du film en janvier 2007, je décidais de m’attaquer au problème de mes maux de tête qui s’étaient accentués en 2006. A partir de ce moment-là, pendant que je suivais divers traitements avec un groupe de neurologues, les douleurs se sont aggravées… Finalement, ce qui s’est passé, c’est que durant le premier semestre 2007, j’étais complètement immobilisé par les céphalées et les traitements. Je ne pouvais pas aller à New York ni écrire avec Paul Auster. Néanmoins, chacun de nous, de son côté, écrivait des histoires similaires avec un narrateur dans l’obscurité. Une situation typiquement « austérienne ».
DONNEZ-MOI LA NUIT LA PLUS OBSCURE (Février 2003)
Le 23 février 2003, je recevais à Paris le César du meilleur film étranger pour « Parle avec elle » et le lendemain, je partais pour Londres en train pour assister à la cérémonie de remise des BAFTA, pour lesquels j’étais doublement nominé (Meilleur scénario original et meilleur film de langue non anglaise).
Endormi et étourdi par le manque de repos, je songeais pendant le trajet en train à mon discours de remerciement au cas où je recevrais l’un des deux prix, mais rien ne me venait à l’esprit.
Normalement, je préfère improviser mais quand le discours de remerciement est en anglais, je préfère le préparer un minimum. Je n’y arrive pas toujours car j’ai du mal à m’imaginer recevant un prix quand je suis seulement nominé. Je ne compte jamais qu’on va me remettre le prix à moi et je me sens idiot de préparer un discours de remerciement pour quelque chose qui ne m’appartient pas.
Dans le train, je feuilletais le journal. C’était les jours qui précédaient l’invasion de l’Irak. Les forces américaines étaient déjà dans la région, impatientes de recevoir l’ordre d’attaquer. Les médias spéculaient sur le mode opératoire et sur la date de l’invasion et citaient le climat et la lune parmi les éléments déterminants.
En ce qui concerne le climat, le capitaine Daneker avait déclaré que les Américains étaient « entraînés pour travailler dans les conditions les plus extrêmes » et si les Irakiens pouvaient supporter la chaleur, eux aussi le pourraient. En ce qui concerne le clair de lune, selon les affirmations du même capitaine, les troupes américaines étaient en mesure de lancer une attaque sans le moindre rayon de lune. Selon les analystes de l’époque, (j’aimerais savoir ce qu’ils en pensent aujourd’hui), avec les moyens technologiques dont l’armée américaine disposait, la prise de Bagdad serait pour elle une promenade de santé.
« Donnez-moi une nuit sans lune, donnez-moi la nuit la plus obscure et je vous assure que nous enverrons Sadam et ses hommes là où ils devraient être : en enfer », avait déclaré le capitaine Daneker selon un article d’El País daté du 23 février.
Cette requête aux accents si shakespeariens, en plus de me glacer le sang, me donna une idée pour mon discours de remerciement au cas où l’un des prix me serait remis. Et je les ai remportés, les deux prix pour lesquels j’étais nominé. C’est au moment où l’on me remettait le premier que j’ai lu fébrilement mon discours pacifiste.
« Le cinéma et la guerre sont deux choses très différentes, je dirais même que ce sont deux réalités radicalement opposées. Le corps et l’âme des films, c’est la lumière, même l’obscurité est faite de lumière… »
Après avoir dit cela, j’ai cité le capitaine Daneker « Donnez-moi la nuit la plus obscure, etc.» et j’ai fait le parallèle avec une chanson du génie mexicain José Alfredo Jímenez, intitulée justement « Clair de lune » (Depuis que tu es partie, je n’ai plus eu de clair de lune…), et j’ai ajouté que dans notre culture, l’absence de clair de lune est synonyme de douleur, de solitude et d’abandon de l’être aimé. Et j’ai poursuivi : « Il faut que nous arrêtions cette Armée des Ombres parce que l’obscurité ne nous apportera que douleur, absence, désolation, famine et mort. Et il n’y a rien de plus antinaturel que la mort. »
Cela a été un instant de gloire déconcertant. J’avais probablement été mélodramatique et maladroit, j’étais tellement furieux contre la guerre et tellement emballé de recevoir le BAFTA que je doute qu’on ait compris grand-chose à mon discours. Mais une chose est sûre, j’avais réussi à créer une certaine gêne parmi ceux qui assistaient à la cérémonie. Cela ne devait pas être facile pour les Anglais de comprendre le rapport entre la guerre en Irak et le grand compositeur mexicain José Alfredo Jímenez.
L’OBSCURITÉ ESPAGNOLE
Je viens de lire ceci dans le journal El Mundo du 28 août. Aznar affirme catégoriquement (toutes ses affirmations sont toujours catégoriques) qu’il ne regrette aucunement la photo des Açores avec Bush et Blair.
« Je ne regrette rien car c’est le moment historique le plus important qu’ait connu l’Espagne en deux cents ans ».
C’est inouï la capacité qu’a Aznar à se leurrer et à simplifier l’histoire, se référant aux deux derniers siècles de l’histoire espagnole, deux siècles particulièrement mouvementés puisque deux monarchies ont été renversées, deux républiques ont été fondées et qu’il a fallu endurer deux dictatures (au XXe siècle), de multiples coups d’Etat et une guerre d’indépendance face à l’invasion française…
Aznar oublie également que, malgré tous ces bouleversements historiques, l’Espagne a réussi ces trente dernières années à trouver une stabilité politique grâce à l’avènement de la démocratie. Et que pendant cette période, les citoyens espagnols ont manifesté dans les rues et dans les sondages leur rejet absolu de cette guerre injuste et illégale dont il paraît si fier (90 % de la population a manifesté expressément son rejet). Au moment de la photo des Açores, il n’avait pas le moindre scrupule à représenter un peuple dont il méprisait l’opinion. De la même façon qu’il la méprise aujourd’hui.
Cela fait frémir rétrospectivement de penser que le destin de notre pays était entre les mains d’un individu qui avait une telle idée de lui-même et de l’histoire de l’Espagne.
Dans la même interview, Aznar affirme encore : « Je suis sûr que le PSOE [Parti socialiste ouvrier espagnol] paiera tôt ou tard pour son attitude face aux attentats du 11 mars 2004 et que son terrible manque de loyauté lui coûtera cher. » Dans son monde parallèle, je suppose que « manque de loyauté » équivaut à « refus d’être complice du mensonge ».
Comme August Brill, le personnage principal de « Man in The Dark » de Paul Auster, (un homme âgé, cloué au lit par un accident qui, pour lutter contre les nuits d’insomnie et de solitude, réinvente l’histoire des Etats-Unis et les plonge dans une guerre civile, pour tuer le temps avant qu’il ne le tue), Aznar a inventé un univers parallèle dans lequel il vit, se complaît dans ses élucubrations et prédit des catastrophes. Il a créé un univers et un langage dans lequel il n’y a pas d’équivalent pour le sens commun, l’incertitude ou le doute.
Plongé dans son infinie obscurité morale, Aznar délire sur l’histoire de l’Espagne, particulièrement sur l’époque pendant laquelle il s’en est cru le protagoniste absolu. Tout le monde a le droit de délirer, sauf que ses délires à lui nous impliquent tous. Nous, les autres êtres humains, vivons dans les confins de la réalité et cela nous horrifie que quelqu’un écrive à notre place notre histoire, celle que nous vivons jour après jour, se permettant de la déformer, de la distordre, de la modifier, de la réinventer selon ses caprices et ses intérêts.
L’Histoire ne se réinvente pas. L’Histoire est.
Pedro Almodóvar.