SPOILERS. De
Patton (1970) de Franklin J. Schaffner, l'inconscient collectif a retenu la mémorable - mais pourtant imaginaire - harangue du général américain. Face à des troupes invisibles, et surtout dos à un drapeau des États-Unis paraissant aussi immense que l'orgueil, la puissance et la gloire américains incarnés par ce militaire rappelant à l'envi qu'il n'est qu'un "soldat", avec ce que cela implique comme dévouement pour son pays. Comme digéré ou prisonnier de ce drapeau, comme le remarquait yaplusdsaisons, Patton se veut
être l'Amérique ; il en exalte la force, la combattivité, sa tradition guerrière, sa culture du vainqueur. Sauf que, en 1970, les mots que Coppola, scénariste, place dans sa bouche renvoient à une ironie évidemment liée à la situation militaire de l'Amérique sur le terrain vietnamien. Mais les choses ne sont pas aussi simples, car
Patton n'est pas un pamphlet détourné anti-Vietnam, et la suite du film le confirmera très largement : le décalage entre les affirmations de Patton quant à l'invincibilité des États-Unis et la réalité du contexte dans lequel est tourné le film, s'accompagne dans le même temps d'une certaine fascination immédiate pour ce militaire cassant mais charismatique, que la caméra de Schaffner capte sous tous les angles, le statufiant presque dans toute sa splendeur ambiguë.
Durant 2H45, le film brosse un portrait à l'impartialité bienvenue, prenant soin de développer les différentes facettes de ce personnage historique hors normes, n'occultant ni ses excès verbaux, ni ses dérapages, ni ses prises de position controversées, mais ne les privilégiant pas sur son extraordinaire héroïsme à toute épreuve et ses victoires faramineuses sur les Allemands.
Patton trouve un équilibre absolument exemplaire - ce qui en fait au passage l'un des meilleurs biopics possibles - ne succombant pas à la simplicité ou aux raccourcis, ni même à la glorification propagandiste, mais présentant au spectateur, qui se fera son opinion, les outrances et les fulgurances, les contradictions et les coups de génie du général américain, qui, comme le disait Joe Wilson, est tout autant insupportable que magnifique, y compris en effet, paradoxalement, dans ses dérapages. Que Coppola soit derrière la réussite de cette écriture n'est pas étonnant. La relation entre Patton et Omar Bradley évoque presque déjà l'amour fraternel et malheureux entre Michael et Fredo Corleone. Son Patton, à la croisée d'un Corleone, d'un Kurtz, d'un Tucker et d'un Kilgore, annonce en effet ses futurs personnages gigantesques,
bigger-than-life, presque inadaptés pour leur époque. Or, c'est précisément le cas de Patton. Poète, philosophe, technicien, théoricien guerrier, stratège, historien, ses talents variés en font un être anachronique, sorte d'humaniste de la Renaissance échoué sur les berges de la Seconde Guerre mondiale, et inspirant autant de crainte que d'admiration aussi bien chez ses troupes, dont il attend beaucoup mais qu'il aime, que chez ses ennemis, qu'il déteste mais dont il a désespérément besoin : il lit les traités de Rommel, et tel un Don Quichote moderne, souhaite se battre avec un adversaire digne de sa stature, et "mourir avec la dernière balle de la dernière bataille".
Car plus encore que l'incarnation de l'Amérique, Patton est l'incarnation de la guerre. On pourrait le qualifier par le titre d'un autre film de Schaffner :
Le Seigneur de la guerre. Il la maîtrise, et son existence entière est conditionnée par celle du conflit (sa mort accidentelle peu après l'armistice de 1945 n'a même pas besoin d'être évoquée dans le film tant le discours est limpide tout du long). Patton
est la Guerre, sous toutes ses formes (romanesque, héroïque, affreuse, barbare) et par-delà toutes les époques : l'anachronisme du personnage est brillamment utilisé par Coppola pour faire de ses croyances en l'incarnation des moments intenses et troublants, où, au travers d'un général américain méditant et contemplant des vestiges archéologiques, résonnent les trompettes et les cris des immémoriales batailles de l'Histoire. L'ultime scène est ainsi une merveille d'intelligence : Patton s'en allant seul, comme il l'était dès l'ouverture, et se remémorant pour lui-même la dualité des triomphes romains décernés aux
imperatores victorieux, où le général goûtait aux honneurs de Rome, tandis que son esclave lui soufflait à l'oreille toute la vanité et la futilité de sa gloire. Cette scène ferme ce qui est à mes yeux un chef-d'oeuvre, bénéficiant d'une mise en scène ample de Schaffner et d'une prestation tout bonnement monstrueuse et inoubliable de George C. Scott. L'acteur ne cherche pas à imiter Patton. Il est son propre Patton.