Même si j'ai l'impression que le temps lui rend progressivement justice,
La Dernière tentation du Christ n'est pas, en général, une des œuvres les plus prisées de Martin Scorsese, parfois plus connue pour le dramatique dommage collatéral qu'elle causa que pour ses qualités intrinsèques (lesquelles sont nombreuses). Il est maintenant bien connu que ce projet fut muri par le cinéaste durant près d'une décennie, avec tous les soubresauts d'une pré-production chaotique, les succès mais surtout les insuccès commerciaux de Scorsese qui conditionnent l'engagement des investisseurs, et l'accaparement de plus en plus aigu d'un matériau, d'une figure religieuse, par un réalisateur fasciné par la chrétienté et les personnages christiques, et conscient qu'en adaptant le roman de Kazantzakis, il s'apprêtait à accoucher d'un film extrêmement personnel, peut-être le film de sa vie. Ce Christ souffrant, compassionnel et humain, déchiré entre la perfection de sa surhumanité messianique et l'imperfection de sa condition charnelle et donc sujette aux tentations terrestres, n'est-ce pas là la cristallisation de la lutte récurrente entre le Bien et le Mal inhérent en chaque homme et dont plusieurs personnages scorsésiens peuvent témoigner (Charlie de
Mean Streets, Travis Bickle, Jake LaMotta) - cette tentation de l'expiation par l'ascèse ou par la contrition, de la part de "solitaires de Dieu" tourmentés et prêts au sacrifice pour la rédemption de leurs actes ? Les accusations de blasphème dont fut victime le film à sa sortie ont été aveugles à la profonde croyance et révérence qui, me semble-t-il, entourent au contraire cette approche renouvelée, qui explore les insondables mystères du cœur d'un Jésus que l'on voit "se débattre avec l'aspect humain de sa personne à mesure qu'il assume son essence divine" (Scorsese, entretiens avec Michael Henry Wilson) et la mission écrasante dont il a été investi.
L'interprétation du film est que l'humanité du Christ décelable dans les Évangiles, et donc, sa vulnérabilité propre face à la douleur, au désir, au doute, sont fondamentalement consubstantielles à son message (lequel ne peut finalement pas accepter l'usage de la violence) et à l'universalité de sa portée. L'accession à la divinité absolue du Christ passe par la connaissance et la compréhension d'une nature humaine à laquelle Jésus répond lui-même. Dans cette perspective de déchirement intérieur, tous les évènements bibliques que nous retrace Scorsese prennent une dimension nouvelle et puissante, enrichie d'une vie, d'une âme, d'une ferveur, qui proviennent précisément du fait qu'ils résultent à chaque fois de cette lutte que Jésus mène contre lui-même et avec lui-même. Comme le dit magnifiquement le cinéaste, "à cause de sa double nature, humaine et divine, chaque instant de sa vie est à la fois un conflit et une victoire". La tentation diabolique qui le saisit sur la Croix condense parfaitement ce conflit intérieur, en ce qu'il s'agit de la possibilité d'assumer pour de bon sa condition humaine et de goûter aux choses que son cœur tiraillé avait toujours considéré comme pécheresses ; mais c'est une perspective de vie qui bute contre l'apparente implacabilité de son destin, de son devoir, de sa mission divine. En résistant à cette tentation, le Christ résout son dilemme en assumant intégralement son rôle sacrificiel et son essence surhumaine, mais la profondeur de cette idée tient non pas tant dans la force morale suprême du Christ, que dans le choix délibéré qu'il prend sur la Croix d'être définitivement le Messie - cela relève en effet d'un libre-arbitre qui nie toute prédestination et qui trouve par conséquent, dans cette ultime liberté décisionnelle aux conséquences spirituelles immenses, la parfaite conciliation, apaisée, entre la part humaine et la part divine de Jésus.
L'enthousiasme de Scorsese, habité par son sujet et par la puissance de cette vision duale du Christ, est prégnant, tout comme sont prégnantes les séquelles d'une préparation douloureuse. Si Scorsese n'a pas son pareil pour réaliser des fresques denses et passionnantes, on sent que la faiblesse de son budget le contraint à tourner vite, dans des cadres restreints. Sa réalisation est très bonne, parfois presque frénétique et acrobatique (cf. la Crucifixion), mais on le devine un peu bridé, ne pouvant pas complètement traduire en images son scénario, au-delà de l'épineuse question de la représentation visuelle des énigmatiques paraboles des Évangiles. Mais le souffle fébrile qu'il projète sur son film, le courage formidable dont il fait preuve et l'aboutissement incontestable de bon nombre de scènes inoubliables, font selon moi de
La Dernière tentation du Christ l'un des plus beaux films de son auteur, justement parce qu'on y sent un investissement total, l'émotion d'une grande et vertigineuse rencontre entre l'artiste idéal, la figure intense du Christ et l'angle fascinant de son histoire. En ce sens, même si je reconnais certains petits passages à vide et que la mise en scène de la vie publique du Christ suscite chez moi un intérêt relativement inégal, la dernière tentation du Christ, littéralement, est une porte qui ouvre grand le film vers une compréhension globale de son message spirituel et humaniste. Toute cette partie onirique est, je trouve, miraculeuse d'intelligence, de sensibilité, de douceur. Elle invite à reconsidérer tout ce que l'on a vu, tout ce que l'on nous a enseigné sur le Christ, non à des fins purement provocatrices, mais à des fins méditatives (quid de la fidélité ecclésiale au message originel du Christ, par exemple, ou de sa mystification). Pour toutes ces raisons que j'ai évoquées, et en outre, pour la composition magistrale de Willem Dafoe et l'audace de la partition de Peter Gabriel, je n'hésite pas à affirmer que
La Dernière Tentation du Christ, œuvre spirituelle et non dogmatique, est un chef-d'oeuvre.