Quelques séquences - flaneries cinéphagiques (index p.1)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés à partir de 1980.

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cinephage
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par cinephage »

angel with dirty face a écrit :Merci Cinephage... J'ai beaucoup aimé Groundhog Day. Je n'ai jamais vu Multiplicity, et là, tu me donnes envie de le voir... :wink:
Son humour repose sur une base plus burlesque, que Groundhog Day, mais les situations sont souvent très bien vues, les dialogues loin d'être mauvais, les comédiens très justes (Andy McDowell :oops: , et Michael Keaton en grande forme), tout cela donne au film une épaisseur assez appréciable. Bref, je te recommande en effet de le regarder : même si tu ne l'apprécies pas autant que moi, je serais surpris que tu ne l'aimes pas du tout. :wink:
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par mannhunter »

"Multiplicity" est en effet une comédie bien réussie (et pas seulement pour Andie :oops: :oops: McDowell),restée un peu injustement dans l'ombre de "groundhog day".
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cinephage
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par cinephage »

Vendredi 09 octobre, Les dix commandements, de Cecil B.DeMille (1956)

Extrait choisi : Moïse brise les tables de la loi (chapitre 16 du disque 2)

Pilier de l’industrie cinématographique, Cecil B.DeMille a souvent fait l’objet de virulentes critiques en France pour son coté réactionnaire et conservateur. De fait, force est d’admettre en observant son œuvre, qu’elle se veut morale, souvent didactique, et que, de ses comédies de remariage des premiers temps à ses fresques grandioses tournées des décennies plus tard, sa filmographie regorge d’œuvres faisant la part belle à la morale, une morale très traditionnelle inspirée par la religion et une observation assez stricte des exigences de la bible. Cependant, loin de partager l’avis de ceux qui ne concèdent à DeMille qu'un certain savoir pour le grand spectacle, sans plus, j’apprécie pour ma part le savoir-faire d’un homme qui aura poussé loin ses recherches formelles et picturales depuis la naissance du cinéma jusqu’à l’effondrement du système des studio, tout en utilisant cet art pour y placer ses convictions (même si je ne les partage pas entièrement).

Pour ne parler que de son œuvre biblique, je crois qu’il faut l’aborder comme on aborde l’œuvre sacrée d’un grand peintre, car, croyant lui-même, c’est sans doute ainsi qu’il abordait ses films. Ainsi, un indéniable hiératisme accompagne le rendu des récits fondateurs. Les prophètes sont sentencieux, comme les textes qu’ils citent parfois intégralement, les tableaux amples et frappants, comme l’étaient autrefois les œuvres qui ornaient les retables ou les chapelles. Les 10 commandements est une œuvre grandiose, immense, tant en moyens qu’en durée, en quelque sorte l’aboutissement et le point d’orgue d’une carrière fort riche. Une superproduction, en somme, mais aussi le dernier film d’un cinéaste de 75 ans, donc, un film à prendre aussi comme une œuvre testamentaire (après tout, c’est DeMille avait déjà filmé les 10 commandements, ce retour n’a donc rien d’un hasard de parcours). Je l’ai découvert à l’école, sur grand écran, et garde un souvenir assez fort du film dans son ensemble : si le ton en est alourdi, si l’action s’efface toujours derrière la solennité du moment, c’est parce qu’il s’agit de rendre un texte sacré, bien plus que de raconter une histoire ou de divertir… Il s’agit également d’un spectacle hollywoodien de premier plan, conjuguant décors grandioses et foules immenses, deux domaines que DeMille savait parfaitement exploiter.

Nous allons évoquer la séquence où les hébreux adorent le veau d’or : Moïse et Josué, de retour de la montagne, découvrent l’idolâtrie et la débauche à laquelle s’adonne le peuple libéré. De colère, Moïse brise les tables de la loi. Et condamne les hérétiques, tout en accueillant ceux qui se repentent.

La séquence s’ouvre sur des libations de tout ordre, tandis qu’une voix off, solennelle, nous expose la débauche à laquelle s’adonnent les hébreux enfin libérés du joug de Pharaon, sous la protection de leur nouvelle idole d’or. Précisons ici que le narrateur, cette voix off, n’est autre que Cecil B. DeMille lui-même : c’est lui, et nul autre, qui nous raconte l’exode. Il me parait significatif qu’à la démonstration par l’image, le réalisateur aie éprouvé le besoin d’ajouter sa propre voix. DeMille cherche manifestement à nous dire la Bible.

En 4 ou 5 plans, la mise en scène enchaîne les petits tableaux et scenettes qui démontrent l’ampleur de la vilenie des idolâtres. Un premier plan nous montre la foule en pleine agitation : les gens courent en tout sens, des hommes portent des femmes en dansant, ils boivent avec arrogance des outres de vin dont ils s’aspergent, tandis que résonne une frénétique musique orchestrale d’Elmer Bernstein. Deux choses président à ces plans : d’une part, l’immensité du décor (on est en studio, mais un immense studio, d'au moins 4 000 mètres carrés) permet un plan très large, pourtant rempli par la foule en mouvement. D’autre part, chaque figurant accomplit une petite chose, une action précise, ce qui donne à l’œil à voir dans toutes les directions. Cette saturation visuelle ajoute à la frénésie de la séquence et des danses lascives et débridées des hébreux idolâtres. Notons que si DeMille utilise cette technique pour animer ses foules depuis toujours, il a ici rajouté une corde à son arc en utilisant la couleur : certaines femmes, assez espacées les unes des autres, agitent des tissus légers très colorés bleu, jaune ou rouge vif. Ca ajoute à la charge visuelle, tout en embellissant le spectacle.

Bref, là où deux hommes se disputent une femme, un autre émet un jet de vin dans la bouche d’un autre, des danseuses tournent sur elles-mêmes, certains hommes vêtu d’une peau de lion (on parle bien d’un retour à l’animalité) s’agitent, ou sont chevauchés par des femmes… Les uns sont torses nus, les autres posent fièrement, mais toujours dans un mouvement vif. Personne n'est immobile.

La série de plans se conclue sur le veau d’or, avec, à ses pieds, une victime sacrificielle, que des danseuses arrosent de fleurs. Il s’agit de Lilia (Debra Paget), accrochée au veau d’or. Dathan (Edward G.Robinson, truculent en diable) incite les danseuses à préparer le sacrifice. Le narrateur nous précise qu’Aaron (John Carradine), qui avait agréé la fabrication du Veau d’or, se sentait à présent honteux (un bref plan nous le montre avec son épouse, tenant un encensoir, l’air dépité, comme perdu au sein de son peuple en pleine fête bachique).

Les références picturales à cette adoration du veau d’or sont nombreuses, et DeMille n’a pas pu ne pas chercher à s’inspirer des peintres les plus connus pour son illustration biblique, même s’il n’a pas visé l’exacte reproduction (ces évènements bibliques ont été maintes fois représenté par les peintres les plus variés, des fresques de la chapelle Sixtine à Chagall. Evoquons les références visuelles parmi les plus frappantes : Nicolas Poussin, Gerard Hoet et Lucas Van Leyden.
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Nicolas Poussin, l'adoration du veau d'or
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Gérard Hoet, l'adoration du veau d'or
Une dernière remarque : cette notion de jeune fille en sacrifice est tout à fait inédite. Elle n’apparait pas dans la Bible, je n’en ai trouvé aucune présence dans les diverses peintures représentant la célèbre scène, ni même dans la version de 1923, pourtant tournée par le même DeMille. Pourquoi ce rajout ?? Je ne peux en être sur, mais je pense que DeMille cherchant surtout à frapper les foules, et la censure lui interdisant la complaisance avec laquelle il s’attardait autrefois dans la description des vices qu’il condamnait (avant le code Hays), a dû trouver une façon de stigmatiser la déchéance des juifs sans loi. Le sacrifice humain reste à cet égard un parfait exemple de sauvagerie et de régression morale (j’aurais tendance à rapprocher ce sacrifice des pratiques cultuelles des "sauvages", qu’il était de bon ton d’assimiler à des primitifs, comme on le voit dans de nombreux films américains d’aventure de la période. DeMille n’était pas un progressiste, et son attitude à l’égard des noirs et des asiatiques était plus que limite, sans même parler des indiens. Une référence au cannibalisme ou au sacrifice humain est donc possiblement pour lui le summum de l’éloignement de Dieu et de la dignité humaine. Ce n’est que mon interprétation, à moins qu’il n’ait envisagé de relancer le suspense en faisant trembler le public sur le sort de la jeune fille).

Bref, pendant ce temps, Moïse (Charlton Heston) est sur la montagne, et on le voit redescendre, les tables de la loi dans les mains. Joshua l’attendait en dormant (dans une pose typique de la posture des personnages Demilliens, posée et digne, et certainement peu naturelle). La lumière de Dieu est sur toi, dit ce dernier en voyant Moïse rayonnant. Mais voici que retentit au loin une clameur. C’est le bruit de la guerre, s’inquiète Joshua. Non, c’est le bruit des chants et de la débauche, répond Moïse. La séquence est peu découpée, et elle contraste singulièrement avec la précédente. Tout d’abord sur le plan sonore, la frénésie instrumentale fait place à une harmonieuse et discrète mélodie. La foule et les plans larges cèdent le pas à un plan rapproché sur deux comédiens. Enfin, la lumière, sereine, et, surtout, la lente gestuelle des deux hommes tranche considérablement avec ce qui précède. Le sacré et l’impie se distinguent avant même le raisonnement, par l’image et le son.

Nous retrouvons alors, en plan large, la bacchanale en cours, avec la musique qui reprend. Moïse surplombe la scène, il est au fond à gauche, et descend de la montagne. Il garde donc une position haute sur le peuple d’Israël, qu’il va sérieusement sermonner.
« Honte à toi, Israël », clame-t-il. La caméra se place alors à son niveau, en hauteur, et domine la foule, que le cri de Moise semble comme paralyser : tous s’arrêtent dans leur geste, pour se tourner vers Moïse. « Tu n’es pas digne de recevoir les commandements de Dieu !! »
Dathan répond alors à Moïse : d’une voix scandalisée, il l’accuse de s’approprier la loi, d’avoir gravées ces tables dans la montagne. Nous sommes libres, affirme-t-il.
- Il n’y a pas de liberté sans loi. Répond Moïse. Il appelle alors les gens à se repentir, et à suivre désormais les lois de Dieu. Le peuple tend alors à se jeter à ses pieds, dans la honte et l’embarras. Lilia appelle Josué, qui vient la secourir.

Dathan haranguant encore les foules (il ne vous a donné ni lait ni miel, je vous ai donné un dieu en or !!), Moise se met donc en colère : si vous ne voulez pas vivre « sous la loi », vous mourrez sous elle !! Il lance alors les tables de la loi sur l’idole, qui s’enflamme au contact des pierres sacrées. Le sol s’ouvre alors sous les pieds des idolâtres, tandis que des éclairs jaillissent (notons au passage un plan vu du sous-sol en train de s’ouvrir, tandis que des flammes jaillissent du fonds, et que des gens tombent en essayant de s’accrocher aux bords de la crevasse qui s’ouvre. Curieusement (ou pas), un plan très proche figurait déjà dans le Roi des Rois (1927).
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Gustave Doré, Moise brise les tables de la Loi
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Domenico Beccafumi, Moise brise les tables de la Loi
Pour conclure, cette séquence magnifique est bien entendu un moment majeur du film, dont le titre est, précisément, les 10 commandements, et dont l’affiche est Moïse brandissant les tables de la loi pour les abattre sur le veau d’or. Quelque part, même, tout est dit à ce moment-là : une fois libérés, les hébreux se voient confier les lois fondatrices de toute morale humaine (et dogme initial du judéo-christianisme). Ici, Charlton Heston joue un Moïse lent, grandiloquent, pompeux, imprégné de la présence divine et sacrée. Pour ma part, il incarne comme nul autre n'aurait su le faire un Moïse exceptionnel, figure du patriarche sacré, détenteur du savoir, de la loi, et intercesseur auprès de Dieu. Le film se déroule donc sous nos yeux comme une fresque religieuse, avec emphase et pompe.
Mais pour peu qu'on se laisse emporter par le spectacle, séduire par la magnifique iconographie du film (qui pèse encore à ce jour sur toute représentation de l’exode), les 10 commandements se révèlent comme un film magnifique, un récit biblique de première ampleur. Plus important encore, peut-être, pour un cinéphile classikien, comme le dernier film d’un des plus grands cinéastes du Hollywood classique, un film servant à la fois ses convictions intimes et sa passion du cinéma en tant que spectacle. Pour mémoire, Cecil B.DeMille mourut moins de trois ans après la sortie du film, et, témoin de son acharnement à le tourner lui-même, il avait fait une attaque cardiaque pendant le tournage, à la suite de laquelle il est retourné tourner moins d'une semaine après, contre l’avis de ses médecins qui lui demandaient de se reposer. A mes yeux, cet habile mélange de conviction personnelle et d'un thème commercial, de "détournement malin" des moyens des studios au service d'une vision personnelle (servi par un réalisateur tyrannique et notablement exigeant), d'une vision défendue tout au long d'une longue carrière, bref ce film qui porte une patte reconnaissable en trois plans, dans lequel un réalisateur démiurge s'est investi corps et âme, ça ressemble sacrément à du film d'auteur...
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par cinephage »

A me relire, je vois que j'insiste sur le point de vue religieux de DeMille, mais les commandements ont ici un sens plus large. En effet, la Loi (les tables de la Loi) est le même mot que le droit aux Etats-Unis. Une loi, donc, dont l'instauration fait l'objet d'une sacrée filmographie, pour ainsi dire d'une obsession du cinéma américain.

Droit, Justice, Loi... Tant dans la construction des USA en tant que pays, puisque moults westerns ne parlent que de l'instauration de la loi, que dans sa situation actuelle (films policiers...).
Bref, l'intérêt de DeMille pour ces commandements et ces tables de la Loi dépasse largement ses seuls principes religieux, pour rejoindre une problématique propre au cinéma hollywoodien, qui hante ce dernier depuis ses origines. C'est peut-être aussi pour cela, plus encore que pour l'aspect religieux, que DeMille tenait tant à raconter les tablettes de la Loi.
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par cinephage »

Vendredi 16 octobre, Rambo III, de Peter MC Donald (1988)

Extrait choisi : I am no tourist (chapitre 3)

Autant le reconnaître, j’ai été fort surpris lorsque, en préparant cette flânerie, j’ai découvert que j’avais vu un second film de ce réalisateur particulièrement peu doué. En effet, l’histoire sans fin 3 est un film à la médiocrité sans nom, dont je m’étais empressé d’oublier le réalisateur, sans même imaginer qu’il était le même que pour Rambo III, fleuron de la saga du soldat surhomme. Lorsque j’avais découvert Rambo III, j’avoue que j’avais été atterré par la nullité de la mise en scène, la platitude des dialogues qui alignent les punch-lines et les répliques faciles, l’absence totale de psychologie… Stallone était au sommet de sa carrière, une grande star, mais je n’aimais pour ainsi dire aucun des films dans lesquels il apparaissait. J’étais jeune et mes choix ciné étaient tranchés, nets, ils relevaient presque de l’idéologie. Une partie de ma cinéphilie s'est construite contre Stallone et des films tels que celui-ci.

Ayant revu il y a peu ce film, j’avoue que la patine du temps en a adouci les contours : il n’est plus possible de prendre au premier degré aucun des critères de l’intrigue, et cet homme-armée mettant en déroute l’armée soviétique à lui tout seul apparait plus comme le témoignage d’une idéologie révolue que comme une invraisemblance de scénario. On voit donc aujourd’hui Rambo III avec indulgence et amusement, le second degré étant désormais visible, les répliques maintes fois reprises et détournées, pour certaines devenues cultes (pensons aux grossièretés cultes lâchées par le colonel sous la torture, que mes enfants se sont désormais appropriées avec un bonheur ludique... DTC ! DTC !).

La séquence sélectionnée voit plusieurs brefs évènements se succéder : le colonel et sa troupe, traversant la frontière afghane, sont interceptés par un hélicoptère enragé, Rambo apprend la nouvelle et joue les Monsieur Phelps, puis on le retrouve en Afghanistan chez le Q local…

La séquence s’ouvre sur une scène de nuit : un plan large voit défiler une procession de jeeps et autres véhicules militaires, de nuit. La pleine lune surplombe la scène. Soudain, la procession s’arrête face à un défilé (une espèce de contre-champ au premier plan de la séquence). Un autre plan glisse sur le colonel Trautman (Richard Crenna).

Profitons-en ici pour signaler ce type de plan ou de mouvement, dont j’ignore s’il porte un nom spécifique, mais qui est devenu en une vingtaine d’année la tarte à la crème du film d’action, pour porter la tension. Il s’agit d’un petit travelling qui vient se rapprocher du personnage central, en s’approchant de lui par le coté. Ce ‘travelling resserrant’, tantôt latéral comme ici, tantôt circulaire, est désormais de toutes les mises en scène (il est en particulier utilisé 10 fois par épisode dans la série télé Lost, que je découvre en ce moment, à la différence que c’est sur une caméra à l’épaule, et plus un chariot travelling que s’opère le mouvement). Dans les séquences qui suivent, on retrouvera ce travelling resserrant trois ou quatre fois encore...

Bref, le colonel attend quelque chose. Un plan montrant les véhicules devant le défilé nous fait partager cette attente, lorsque surgit un hélicoptère soviétique. Tout le monde s’anime, les soldats s'égaillent et courent en tous sens. Un plan sur l’hélicoptère nous le montre tirant à la mitrailleuse (de partout, puisque des hommes sont accrochés sur ses flancs, eux aussi usant de leur arme). Puis s’enchaînent divers plans courts, la plupart montrant des « conséquences » de ce plan fatal sur l’hélico : hommes balayés, ou fauchés dans leur course. Seul un insert sur le colonel brandissant son arme et faisant feu sur l’hélicoptère nous suggère une contre-attaque possible. Mais cette dernière est bien vaine, puisque l’on y fait succéder un nouveau plan sur l’hélicoptère, qui, cette fois-ci, tire ses missiles (pour citer Astérix, il est déchainé). Le contre-champ est alors encore plus terrible cette seconde fois, puisque nous voyons des véhicules exploser, ou encore des explosions jaillir du sol, projetant les hommes du colonel à terre, ou sur le pare-brise des derniers véhicules intacts. Enfin, un plan à nouveau large et posé, montrant le champ de bataille ( ?) en ruine, dominé par la silhouette aérienne et aveuglante de l’hélicoptère, tandis que retentit un appel à la reddition, dans un anglais correct quoique mâtiné d’un solide accent arabe. Un dernier plan sur Trautman vaincu, nous montre sa silhouette en contre-jour, perdue dans la lumière du projecteur de l’hélicoptère soviétique.

Cette séquence, expédiée, pourrait laisser sur sa faim : on peut douter de l’incapacité d’une troupe nombreuse et équipée à se défendre contre un unique hélicoptère. Qu’est-ce que ça aurait été s’ils avaient rencontré une réelle opposition ?? A quoi pensait le fin stratège Trautman en montant son expédition ? Est-il tellement habitué à régler les guerres avec un seul soldat qu’il ne lui est pas venu à l’idée de s’entourer d’une solide force défensive ? Bref, laissons de coté le réalisme, pour jouir ici d’un spectacle destructeur : explosions, corps mitraillés, montage bref et très découpé. Ce sont ces séquences convaincantes qui font la force du film de McDonald, et lui permettront par la suite de devenir un réalisateur de seconde équipe très prisé.

Notons cela dit que cette brève séquence est fortement déséquilibrée, parce que la mise en scène de Mc Donald ne montre que des hommes de Trautman mourant, des véhicules explosant, sans que personne ne semble pouvoir réagir ou contre-attaquer. L’attaquant, pourtant, n’est qu’un seul hélicoptère (qu’ils auraient dû entendre de loin, eussent-ils écouté plutôt qu’observé).

Après un bref passage au noir, nous trouvons John Rambo, en plein jour, en train de porter une roue de charrette : lui ne détruit plus de véhicule, il en construit, au contraire. On se souviendra que Stallone est au pic de sa notoriété ici, et que la mise en scène a pour mission de multiplier les gros plans sur son visage si expressif. L’homme de Washington, Griggs (Kurtwood Smith), vient le consulter : l’échange est ici bref, les répliques vont droit au but (c’est le passage obligé du film, enfin, un des passages obligés). Les choses ne se sont pas bien déroulées. Le colonel Trautman a été intercepté à la frontière afghane, nous pensons qu’il est détenu dans un QG à 50 kilomètres de la frontière.

Cet échange est aussi l’occasion de placer quelques répliques-culte… Lorsque Rambo se propose pour agir, Griggs répond qu’officiellement, il ne peut rien faire. « Make it unofficial, then » (faites-le officieusement, alors). Il répond alors que si Rambo était pris, le gouvernement nierait toute connaissance ou participation à l’affaire. « J’y suis habitué », répond le laconique héros au regard vif… Bref, signalons encore un travelling rapproché (lorsqu’il apprend le drame), et évoquons en deux mot l’ineptie de l’ensemble : Griggs a l’air interloqué lorsque Rambo lui dit vouloir intervenir (alors qu’il est venu pour ça). On ignore sur quelle base il est considéré que le colonel est vivant, et personne ne s’inquiète des capacités armées des soviétiques. Tout au plus Rambo se voit-il attribuer un correspondant à Peshawar, et un échange mentionne du matériel à envoyer…

La séquence suivante nous retrouve à Peshawar, près de la frontière afghane (comme nous l’indiquent de gros caractères blancs). Après une série de plans « touristiques » (inserts sur des visages pakistanais bien marqués, sur des vieillards en tenue traditionnelle armés de fusils, sur le marché, histoire de faire couleur locale), on suit la progression de Rambo jusqu’à un magasin, tandis que la musique de Goldsmith s’orientalise un peu.

Cet étrange magasin semble ne contenir que des fusils et des prothèses (béquilles, jambes de bois…). A un vendeur qui le dévisage et lui propose des fusils, Rambo demande à voir Mousa (Sasson Gabai). Celui-ci surgit du fond du magasin, après qu’on aie fait attendre Rambo, qui examinait une béquille. « Ca se vend très bien en Afghanistan, à cause des mines qu’on y trouve partout » résume l’intermédiaire. Entrainant Rambo dans l’arrière-boutique, il lui dit qu’il est très différent de son prédecesseur. Un champs-contrechamp classique accompagne l’échange :
- Vous n’êtes pas militaire.
- Non
- Mercenaire, alors ??
- Non plus… (avec un petit hochement de tête)
- Alors vous êtes quoi ?? Un touriste ?
Rambo, manifestement contrarié, s’avance alors d’un pas vers la caméra :
- Je ne suis pas un touriste (I am no tourist)

On sent la punch-line à reprendre dans la bande-annonce, et la salle s’esclaffer. Quoi qu’il en soit, Mousa s’excuse, et on passe au matériel « que vous avez commandé ». Après le rapprochement de Rambo, les deux lascars sont désormais filmés en plan rapproché (toujours en champ/contrechamp, penchés sur la caisse aux merveilles)
La caisse s’ouvre, et Mousa s’étonne : je ne connais pas ce matériel, c’est quoi, ça ?
Réponse de Rambo : un détonateur.
- Et ça ? (il montre des lampes chimiques, qui s’allument lorsqu’on les brise)
- Des lampes à lumière bleue.
- Et ça fait quoi ?
- Du bleu. (fou rire assuré dans la salle)
Mousa, à peine décontenancé, demande alors à Rambo combien d’hommes il a avec lui cette fois-ci. Celui-ci répond qu’il est seul, Mousa écarquille les yeux.

On suit ensuite Mousa et Rambo en extérieur, ils équipent des chevaux. Mousa révèle une grande intuition psychologique : « tu n’as rien d’un guerrier. Est-ce que tu as déjà combattu ?? » Rambo de répondre qu’il a déjà tiré quelques balles… Mousa rigole, puis répond alors que, manifestement, il ne sait pas à quoi il a affaire, et qu’il ferait mieux d’abandonner. Mais Rambo a tout réfléchi (??), il ne changera pas d'avis.

Là encore, tout le dialogue est en champ/contrechamp, privilégiant le faciès de Stallone lorsqu’il énonce ses vérités simples, celui de son interlocuteur n’étant là que pour s’esbaudir, écarquiller les yeux, s’étonner d’avoir affaire à un tel personnage…

Cet élément de comédie est le bienvenu, car nous avons manifestement ici une séquence « passage obligé », un peu pénible, mais nécessaire au niveau de la narration. Rambo ne veut pas se battre, il faut donc un prétexte pour que le film puisse se faire. Celui-ci étant trouvé, on nous l’assène en 1 minute, puis on évacue un recrutement minute du héros musculeux, pour, enfin, suivre sa mise en route en Afghanistan. Là, les dialogues peuvent devenir drôle, le décalage entre le second rôle et Rambo prenant tout son sel du fait que le public sait qui est Rambo, et ce dont il est capable (encore que ses plus grands exploits restent encore à accomplir), pas Mousa. Ce jeu sur la connivence, qui n’est possible que dans une suite (mais qui est aussi, d’une certaine façon, le passage obligé de la suite, il faut flatter le public qui connait), s’accompagne ici de répliques hilarantes que l’on peut extraire de leur contexte à satiété (Rambo n’est pas un touriste, les lumières qui font du bleu)…

Au niveau de la mise en scène, c’est pas brillant : hormis la partie action du début, on se contente de champ/contrechamp avec juste une dose de ces travellings resserrés pour nourrir la tension. On comprend que Stallone aie exigé qu’on voit son visage (je me souviens avoir lu que son contrat imposait un certain nombre de gros plans. Cette exigence avait été à l’origine d’un des défauts du film Judge Dredd). On appréciera en revanche les moyens mis en œuvre, la photographie du film est très réussie, de même que la bande originale (encore que Goldsmith aie fait mieux sur Rambo II). Pour une séquence de « déplacement vers l’action », le hasard des flâneries m’avait fait voir une séquence de Kill Bill qui était d’un tout autre niveau. Bref, pour moi, il était grand temps que la saga s’arrête (quitte à reprendre 20 ans plus tard, sur d’autres bases, mais c’est une autre histoire), et que Peter Mc Donald renonce à la mise en scène.
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par hellrick »

Ah...Rambo III

J'avoue que les répliques Z me font toujours bien rire (déjà à l'époque je prenais le film au second degré mais je l'aimais quand même...par contre je suis un vrai fan des trois autres épisodes, même - et peut-être surtout - du 2 :oops: )
Je me demande ce que le Russel Mulcahy de cette époque aurait fait de la franchise...

Et je persiste à croire que le synopsis de Rambo 5 ne peut être qu'une blague...même si quelque part voir Rambo se friter avec le Prédator (façon de parler) me plairait quand même pas mal...Après tout le scénario précédemment évoqué copiait Commando, alors pourquoi pas copier Predator plutôt :fiou:
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par cinephage »

Mardi 27 octobre, les Conquérants du Nouveau Monde, de Cecil B. DeMille (1947)
Extrait choisi : Dans quelques semaines, tu n’y penseras plus (chapitre 4)

Hasards de la programmation, je retombe sur un film de Cecil B.DeMille, dont j’ai déjà dit précédemment tout le bien que je pensais (sur le plan cinématographique, s’entend). Les Conquérants du Nouveau Monde, film sur la frontière américaine à l’époque coloniale, est assez représentatif du cinéma du vieux maître : visuellement superbe et bourré de morceaux d’anthologie, le film met toutefois en scène des indiens bêtes et méchants, des esclaves serviles, des femmes passablement soumises, dans une vision sans doute prédominante à l’époque du tournage, mais qui demande au spectateur contemporain un effort d’acceptation. Cette remarque faite, le film reste typique de ce que le cinéma d’aventure hollywoodien classique pouvait offrir en dépaysement, en exotisme, mais surtout en rêve, à son public.

Dans la séquence qui nous concerne, Chris Holden (Gary Cooper) vient de rentrer en Amérique. Il a retrouvé sa fiancée Diana (Virginia Grey), qui lui apprend qu’elle a épousé son frère Harold, propriétaire du domaine familial. Holden se fait alors déposer sur les bords du Mississipi, et embrasse une dernière fois sa bien-aimée.

La séquence s’ouvre sur un véritable tableau de l’Amérique coloniale : sur un esquif, de nuit, naviguent Gary Cooper et sa fiancée, tandis que les rameurs chantent harmonieusement une sorte de blues qui assure l’ambiance vespérale. Le plan est large, l’éclairage nocturne superbe (on distingue la rive en arrière-plan, ainsi que quelques maisons), seuls les visages du héros et de sa fiancée étant éclairés par un brasero posé devant eux. Au plan large succède un plan plus rapproché, auquel succèdera un troisième plan, plus proche encore.

Signalons que cette séquence est parfaitement emblématique du découpage classique hollywoodien pour accompagner un dialogue : on est dans un véritable cas d’école. Plan large de situation, plus rapproché pour le premier échange, un plan à mi-torse lorsque l’échange se fait intime, un changement d’axe lorsque la situation affective est modifiée (en l’occurrence, quand Cooper apprend que sa fiancée s’est mariée en son absence), puis un recul à la valeur mi-large précédente. Ensuite, les deux étant fâchés, chacun est pris dans un cadre isolé, mais quand Cooper doit partir, ils se retrouvent à nouveau réunis dans la même image, ce qui permet à Gary Cooper d’embrasser son ex-fiancée avant de la quitter. Une mise en scène dictée par le dialogue, jouant essentiellement sur le cadrage (avec un soupçon de direction d'acteur). A cette mise en scène s'ajoute des dialogues très élégants et spirituels, typiques du cinéma de la période, et très appréciés des anglophones. Malheureusement, je ne sais à qui l'on doit ces dialogues, 4 scénaristes étant évoqués par imdb (Charles Bennett, Fredric M. Frank, Jesse Lasky Jr, et Jeanie McPherson, non créditée au générique)...

Au premier plan d’ensemble enchanteur succède donc un plan large, incluant Chris Holden, Diana, et, en arrière plan, Jason (le vieux serviteur noir de Gary Cooper, campé avec humilité affective par Clarence Muse, véritable pilier des rôles de « noir anonyme » hollywoodien, avec près de 150 petits rôles au cinéma, sur une cinquantaine d’année, pour l’essentiel non-crédités, dont tout amateur de cinéma classique a de bonnes chances de reconnaître le visage sans trouver de nom à y accoler).
« Hé bien, Jason, tu ne chantes pas avec les autres ? L’interpelle Chris
- Non, maître Chris, je n’ai pas le cœur à chanter, mais plutôt à réfléchir.
Avec cette réplique, le vieux serviteur ouvre la séquence sur ce qui « fait mal », et qu’il n’ose annoncer lui-même à son maître. Chris, ne comprenant pas l’allusion, se tourne vers Diana, et lui demande si elle aussi a le cœur à réfléchir. Comme elle parait surprise, il lui répond qu’elle a bien parlé, mais de tout sauf d’eux deux et de leur avenir commun.
-Pauvre Hal, enchaîne-t-il.
- Pourquoi plains-tu ton frère ? Demande Diana. Chris explique alors qu’un seul des deux pouvant obtenir sa main, il plaint son pauvre frère.

La demoiselle, après un silence gênée, finit par dire que, dans les yeux de Chris, elle ne voit que l’aventure, les montagnes inexplorées, les grands espaces. Elle ne s’y voit pas, et n’est pas ainsi faite. Gary Cooper la détrompe, et commence à dire ce qu’il voit dans ses yeux, mais elle l’interrompt, en disant qu’il n’aimera pas ce qu’il y verrait. Que son monde à elle s’arrête aux frontières de Holden Hall.

Cooper la prie alors de s’expliquer, comprenant que quelque chose ne va pas (c’est là que l’on change d’axe, tout en restant à la même valeur de plan, anticipant la cruelle révélation). J’ai épousé ton frère Hal, je te l’ai dit par tous les moyens sinon en mots (I’ve been telling you in everything but words, une très jolie expression anglaise, très caractéristique de ces beaux dialogues du ciné américain des années 30-40, hélas inconcevable dans un film contemporain).

Chris Holden s’indigne alors qu’elle ait cédé aux sirènes de la propriété familiale, et son revenu régulier de 20 000 livres sterling par an. Il brise alors une branche qu’il jette à bruler dans le brasero (jolie touche de mise en scène). Lorsque la malheureuse réplique que son frère lui a justement mis 20 000 livres de coté, celui-ci réplique qu’il vient d’acheter, pendant le trajet, une femme pour 100 livres sterling. Je te trouve bien surévaluée (overpriced), réplique-t-il. Mais tu n’as jamais été en mesure de me vendre, lui répond-elle (I was never yours to sell !). Acquieçant, l demande à Jason de le débarquer, il n’ira pas voir son frère, « pour ne pas arborer la marque de Caïn ».

Le découpage place alors chacun dans un cadre isolé, et l’échange reste acerbe… Chris signale qu’il a rapporté un cadeau de mariage, une robe d’un couturier français (que le spectateur a déjà pu voir auparavant), d’une valeur de 187 livres sterling. Mais son ex-fiancée refuse ce cadeau : garde-là pour une autre femme. Oui, une indienne des berges de l’Alleghany… réplique Holden, acerbe.

La caméra réunit alors les deux protagonistes le temps d’un plan : tandis que Diana assure Chris qu’il l’oubliera en un rien de temps, il la prend dans ses bras, l’embrasse, et lui répond que ça aussi, elle l’oubliera bien vite.

On a alors abordé un débarcadère, et Gary Cooper met pied à terre, en demandant à ce qu’on débarque ses affaires. Jason demande alors à son ancien maître de le prendre avec lui. Jason, tu m’as tout appris, lui dit Cooper, tu aurais peut-être pu mieux m’enseigner comment ça marche avec les femmes. Mais cette fois-ci, je n’ai pas le droit de t’emmener avec moi…
Là encore, ce dernier échange est filmé de façon particulièrement classique : un plan de situation montrant Gary Cooper sur l’embarcadère, puis un champ/contrechamp.
Autant le dire, cette séquence n’est pas le cœur du film : au contraire, elle marque une pause dans le rythme effréné des péripéties du film. Phase nécessaire de character development, elle pose aussi Gary Cooper comme héros faillible : aventurier héroïque de la frontière, il est manifestement peu attractif pour une femme qui rêve de s’installer, et en souffre. Elle permettra surtout de permettre au couple du film, Gary Cooper/Paulette Godard, de se mettre en place. Enfin, le rapport au vieil esclave inscrit le personnage de Cooper dans le Sud profond, typique de la frontière.

Bref, nous avons ici du cinéma classique, très classique, riche en beaux dialogues, et une belle séquence de jeu de comédien (c’est le quatrième film que Gary Cooper et Cecil B. DeMille tournent ensemble). C’est l’occasion de rappeler que DeMille, au-delà du grand spectacle et des séquences de foule, savait aussi filmer des scènes intimistes, avec une maîtrise qui en est venu, peut-être, à servir de référence aux générations ultérieures, lorsqu’on parle d’académisme ou de classicisme. Ca explique peut-être aussi en partie pourquoi ce cinéaste a été si longtemps remisé par la critique.
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par Phnom&Penh »

Ces analyses de séquence sont toujours aussi agréables à lire :)
Moi aussi, je revois avec plaisir certains Cecil B. de Mille en ce moment. J'avais justement revu Les dix commandements, que je n'avais pas vu depuis une éternité, et j'étais amusé de voir comment le réalisateur présente le film. Les conquérants du nouveau monde, je l'ai acheté récemment mais pas encore vu (ou revu, je ne sais même plus si je le connais).

Sinon, en ce qui concerne ton interrogation:
cinephage a écrit :Une dernière remarque : cette notion de jeune fille en sacrifice est tout à fait inédite. Elle n’apparait pas dans la Bible, je n’en ai trouvé aucune présence dans les diverses peintures représentant la célèbre scène, ni même dans la version de 1923, pourtant tournée par le même DeMille. Pourquoi ce rajout ?? Je ne peux en être sur, mais je pense que DeMille cherchant surtout à frapper les foules, et la censure lui interdisant la complaisance avec laquelle il s’attardait autrefois dans la description des vices qu’il condamnait (avant le code Hays), a dû trouver une façon de stigmatiser la déchéance des juifs sans loi. Le sacrifice humain reste à cet égard un parfait exemple de sauvagerie et de régression morale (j’aurais tendance à rapprocher ce sacrifice des pratiques cultuelles des "sauvages", qu’il était de bon ton d’assimiler à des primitifs, comme on le voit dans de nombreux films américains d’aventure de la période. DeMille n’était pas un progressiste, et son attitude à l’égard des noirs et des asiatiques était plus que limite, sans même parler des indiens. Une référence au cannibalisme ou au sacrifice humain est donc possiblement pour lui le summum de l’éloignement de Dieu et de la dignité humaine. Ce n’est que mon interprétation, à moins qu’il n’ait envisagé de relancer le suspense en faisant trembler le public sur le sort de la jeune fille).
N'oublie pas que les sacrifices humains ont été pratiqués dans toute la Méditérannée, de l'Egypte à la Perse en passant par la Grèce antique, donc je ne pense pas qu'il faut voir ici le mauvais esprit de Cecil B. de Mille assimilant les adorateurs du veau d'or à des "peuplades exotiques" dans son imaginaire.
En revanche, depuis le sacrifice d'Abraham, le sacrifice humain est un interdit majeur. Donc montrer dans cette scène une ébauche de sacrifice humain, c'est effectivement un summum de déchéance.

Cela dit le texte est assez clair:

32.6 Le lendemain, ils se levèrent de bon matin, et ils offrirent des holocaustes et des sacrifices d'actions de grâces. Le peuple s'assit pour manger et pour boire; puis ils se levèrent pour se divertir.

32.7 L'Éternel dit à Moïse: Va, descends; car ton peuple, que tu as fait sortir du pays d'Égypte, s'est corrompu.

32.8 Ils se sont promptement écartés de la voie que je leur avais prescrite; ils se sont fait un veau en fonte, ils se sont prosternés devant lui, ils lui ont offert des sacrifices, et ils ont dit: Israël! voici ton dieu, qui t'a fait sortir du pays d'Égypte.

pour qu'on puisse penser qu'il ne s'agit que de sacrifices d'animaux.

Je pense qu'il se fait plaisir en ajoutant une scène un peu spectaculaire et sadique qu'il pense justifier par la référence implicite à l'interdit du sacrifice d'Abraham. Mais c'est intéressant de l'avoir soulignée, il prend quelques libertés ici par rapport à la rigueur qu'il annonce :wink:
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cinephage
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par cinephage »

Ce qui m'avait surtout surpris, c'est que DeMille colle habituellement de très très près aux représentations les plus classiques du texte (sur le plan iconographique, en particulier), et que là, il rajoute quelque chose d'assez énorme, tout de même.
Nulle part ailleurs je n'ai trouvé de référence à un sacrifice humain au veau d'or (sauf à comprendre holocauste sous ce sens-là, ce qui est une interprétation très limite), d'autant plus que dans sa première version des 10 commandements, DeMille trahit aussi le texte (en faisant de la jeune femme une prêtresse idolâtre, condamnée à la lèpre pour ses blasphèmes), mais de façon tout à fait différente.

Je suis persuadé que tu prendras plaisir à ces Conquérants du nouveau monde (même si parfois, il faut consentir à une représentation un peu caricaturale des indiens bêtes et méchants, dont le chef n'est autre que Boris Karloff, grand vilain de cinéma s'il en est). Visuellement, le film est bourré de tableaux très réussis de l'amérique des premiers temps, et Gary Cooper est classieux.
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par Jack Griffin »

cinephage a écrit : et que Peter Mc Donald renonce à la mise en scène.
McDonald n'est pas en mauvais bougre. J'ai eu la surprise de le voir crédité en second réalisateur sur Excalibur, lors d'une revoyure. J'avais écouté son commentaire audio sur Rambo 3 (film plutôt divertissant) et il était assez humble, beaucoup plus en tout cas que Cosmatos. (oui j'ai perdu mon temps à écouter les com audio des rambo).
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par cinephage »

Jack Griffin a écrit :
cinephage a écrit : et que Peter Mc Donald renonce à la mise en scène.
McDonald n'est pas en mauvais bougre. J'ai eu la surprise de le voir crédité en second réalisateur sur Excalibur, lors d'une revoyure. J'avais écouté son commentaire audio sur Rambo 3 (film plutôt divertissant) et il était assez humble, beaucoup plus en tout cas que Cosmatos. (oui j'ai perdu mon temps à écouter les com audio des rambo).
C'est effectivement un réalisateur de seconde équipe assez apprécié (Bourne Ultimatum, Wolverine, les Harry Potter, la boussole d'or...), ce qui suppose chez lui un réel savoir faire, et une certaine humilité (pas mal de réalisateurs refuseraient de faire de la deuxième équipe après avoir réalisé un film). Son savoir-faire n'en fait pas pour autant un réalisateur talentueux, et je trouve la mise en scène de Rambo III très simpliste , même si elle parvient à mettre en valeur les muscles du bonhomme et les armes des méchants, ce qui était probablement son cahier des charges (pour l'histoire sans fin 3, je n'ai pas assez de souvenirs, tout m'avait paru mauvais). Pour ne rien dire des dialogues et du scénario...
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par cinephage »

Lundi 9 novembre, L'anguille, de Shohei Imamura (1997)
Extrait choisi : Sauter une fille, c’est mieux que d’aller voir des tombes (chapitre 11)

Shohei Imamura fait partie des réalisateurs que je connais peu, mais dont j’aime le peu que je connais. Ainsi l’anguille est le seul film de lui que j’aie vu, et, alors que je l’ai beaucoup apprécié, je n’ai pas encore vu la ballade de Narayama, l’autre de ses films que je possède en dvd. Confiant, je sais qu’un de ces jours, j’explorerai son œuvre plus en détail, sans doute pour y découvrir quelques pépites. Loués soient Mk2 et Criterion…

Je garde un très bon souvenir de l’anguille, que j’avais découvert à Cannes, en sélection officielle, à l’époque où, en échange de menus travaux, on m’avait donné une accréditation et, chaque jour, les places du producteur qui n’allait jamais en projection officielle. Ce Festival 1997 reste comme l’une des périodes marquantes de ma cinéphilie, car j’ai rarement depuis eu l’occasion de m’enfiler 5 films par jour pendant une dizaine de jours…

L’anguille est un film étrange, très riche, qui raconte le parcours d’un homme qui, après avoir tué sa femme et purgé une peine de prison, reconstruit sa vie. En sous-texte, c’est le portrait d’un homme qui n’a pas confiance en soi, et qui a peur de la femme, et, d’une certaine façon, le récit de son apprentissage du rapport entre les sexes et de l’acceptation du désir, le sien comme celui d’autrui.

Dans la séquence qui nous intéresse, le héros, Takuro Yamashita (fort bien joué par Koji Yakusho, l’acteur fétiche de Kyoshi Kurosawa) est seul dans son salon de coiffure, et il va recevoir la visite de Tamotsu Takasaki (hilarant Akira Emoto), sorte de double maléfique, ou plutôt, comme on le verra, sorte de double en plus pulsionnel, à la sexualité plus assumée... Celui-ci a deux révélations à lui faire : à un premier niveau de lecture, il lui apprend que Keiko est enceinte, ce qui fera avancer l’action, mais, à un second niveau, plus discret, il lui met le nez dans son hypocrisie, en évoquant une peur du sexe dont souffrirait le héros. Ce faisant, il met le doigt là où ça fait mal, mais permet également à celui-ci une prise de conscience.

La séquence commence le soir, Yamashita est seul et se fait à manger (en légère plongée, on le voit faire revenir des légumes, les mélanger avec des baguettes, y rajouter du thon en boite et du nuoc mam). Le plan suivant nous le montre assis, dans la cuisine, en train de manger en écoutant la radio. Mais voici qu’au fond du champ (mention spéciale à Mynameisfedo : toute l’image est nette) on aperçoit quelqu’un qui vient frapper à la porte en verre du salon de coiffure (précisons que Yamashita vit dans son salon de coiffure, et que la cuisine ouvre sur ce dernier). C’est Takasaki, qui cogne énergiquement en criant. Yamashita, de guerre lasse, coupe sa radio, et se lève pour aller ouvrir.
Plan suivant, on est dans le salon de coiffure, Yamashita ouvre la porte à l’ancien détenu. Celui-ci entre en racontant la visite du bonze et de sa femme qui cherchaient « ta bonne femme ». Grossier en diable, Takasaki balance qu’il n’en a rien à foutre, de cette bonne femme. Yamashita, restant droit, lui répond qu’il faut qu’il arrête de l’embêter.
Tout en allant s’asseoir dans un fauteuil de coiffeur (face à un miroir), Takasaki lui demande s’il a lu le sutra qu’il avait rédigé pour lui. Yamashita répond que non, qu’il l’a jeté sans le lire. Indignation de Takasaki : « Mais c’était pour le salut de ton âme ! ». Yamashita l’interroge alors sur l’inscription « assassin ». Son interlocuteur ne nie pas, affirme que de nuit, peu de gens ont pu le lire… Soucieux de se débarrasser de lui, il lui demande alors pourquoi il n’est pas retourné dans son village. L’autre répond qu’il a quitté son boulot, que son patron a protesté, mais était secrètement soulagé de laisser partir un repris de justice. Puis il réclame à boire, et, malgré que Yamashita lui réponde ne rien avoir à lui offrir, se précipite dans la cuisine avant même que ce dernier ne puisse réagir.

Yamashita se précipite à sa suite, et le sort manu militari de la cuisine (le goinfre a déjà eu le temps de s’enfiler du riz, il en a plein la bouche et ça déborde un peu). Takasaki avance alors qu’il sait que « sa nana » est enceinte, qu’il l’a vue vomir (en termes de découpage, cette révélation nous vaudra un passage au gros plan sur les visages, en champ/contrechamp, de l’un surpris et troublé, et de l’autre, indigné et accusateur). Yamashita est pris par surprise, et s’arrête dans son action… Takasaki se dirige alors vers l’anguille qui se trouve dans son aquarium, et la brandit, en affirmant que si ça se trouve, son fils ressemblera à ça. C’en est trop pour Yamashita, qui le prend et le repousse par terre, puis ramasse l’anguille qu’il a du coup laché.
Takasaki geint alors : trois ans de conditionnelle, et rien de bon ne m’est arrivé. Je fais des sutras tous les jours, je visite les tombes, mais je n’ai rien. Yamashita lui rétorque que c’est logique, qu’il fait semblant pour son probateur, sans rien regretter, et que ses simagrées pour donner le change sont inutiles. Takasaki se relève en répondant que lui a eu la chance d’apprendre un métier en prison, et de rencontrer une nana à la sortie, avec la boutique. « Sauter une nana, c’est mieux que de visiter des tombes ! » s’exclame-t-il.
Il hurle alors « Yamashita !! Tu es un hypocrite et un pervers : mettre enceinte une nana en jouant les enfants modèles… Frimeur !» Yamashita le reprend à nouveau sur son chapelet qu’il trimballe autour du coup. Mais c’en est trop, le repris de justice utilise son chapelet comme un poing américain, et cogne le coiffeur en louant Bouddha. La lutte qui s’ensuit (dans le même plan, filmé à une certaine distance) est brève, mais féroce. Yamashita finit par prendre le dessus, et mettre dehors son adversaire.

Le plan suivant est à l’extérieur, au premier plan se trouve l’embarcadère devant la boutique de Yamashita (ce déplacement de caméra anticipe l’action à venir). Yamashita l’envoie sur m’embarcadère d’un dernier coup de poing, puis reprend son souffle : devant lui repose Takasaki, qui geint… Il lui demande de le laisser tranquille, à présent.
Mais Takasaki n’en a pas fini avec lui : « j’ai compris, s’exclame-t-il, ton problème, c’est que tu es nul coté sexe.
- répète, demande Yamashita !
- Parfaitement, tu baises comme un gosse, tu n’as pas confiance en toi, tu n’as jamais baisé une autre femme que ton épouse, c’est pour ça que tu n’as pas supporté de voir un vieux type expérimenté faire ce qu’il voulait d’elle.
Tout en parlant, il bouscule Yamashita, qui le pousse en retour, le faisant tomber dans l’eau. La caméra change d’axe pour montrer le héros de dos, tandis qu’en face, on voit le malotru patauger. Lorsqu’il sortira de l’eau, une musique lente et grotesque accompagnera sa démarche de crapaud (ce qui souligne, si besoin en était, l’animalité du personnage)… Néanmoins, il poursuit son impitoyable analyse de Yamashita.
On nous dit que la jalousie c’est mal, mais en vrai, c’est une chose normale. Et toi, finalement, t’es humain !!
Tandis qu’il continue à parler, Takasaki sort de l’eau, rampe et se redresse. Je te laisse à ton monde de gamins, monsieur le général du jardin d’enfants. Moi, je suis un homme, j’ai envie d’un viol. Entre les cuisses chaudes d’une femme, je réciterai le sutra du lotus (mentionnons qu’ici, Akira Emoto est remarquable : il se tortille en mimant la chose, ce qui, avec la musique, est d’un comique achevé). Et puis je pourrai enfin retourner en tôle… Et il s’en va en louant Bouddha…
Si hors-contexte, cette entrevue nocturne peut laisser perplexe, certains éléments peuvent rendre à cette séquence sa place au sein du film : le personnage de Takasaki est une sorte de double du héros, mais là où l’un n’ose assumer son désir (ni même le désir d’autrui : la jouissance de sa femme-avec un autre- lui a fait perdre la tête, et il semble refuser le désir de Keiko, la femme qu’il a rencontré, mais dont il semble refuser la proximité depuis le début du film), l’autre n’est que pulsion, affirmation décomplexée de son désir (de sexe, de nourriture, de parole irréfléchie…). Il exprime le regret de ce qu’il a fait, exprime des envies nombreuses. Aussi, lorsqu’il attaque la virilité du héros, il ne peut que toucher juste. Et l’anguille est précisément, d’une certaine façon, le récit de l’accession au désir, de l’acceptation du désir de l’autre par le héros du film, lors d’un processus de reconstruction assez complexe.

Cette séquence, donc, sous ses dehors drolatiques (ambiance dans laquelle baigne tout le film), est un moment clé du film : confronté à lui-même, le héros doit s’entendre dire ses vérités, sa peur des femmes, et son immaturité sexuelle, étape nécessaire à son évolution mentale. Seul un « fou » peut oser de telles révélations, et ce fou-ci est comme une espèce de double qui serait possédé par ses bas instincts, ceux, justement, que nie le héros. Ses rencontres avec ce personnage sont généralement, comme ici, nocturnes et sans témoin, au point qu’un analyste (lien plus bas) suggère la possibilité qu’il ne soit qu’une projection de Yamashita, un interlocuteur fictif, nécessaire à son parcours vers l’acceptation de soi et d’autrui.
Impossible d’aller au-delà de l’hypothèse, le film d’Imamura est trop ouvert, trop libre d’interprétation, pour se laisser enfermer dans une explication simple. Le film préfère multiplier les lectures possibles, invoquer les ambiguités sans les soulever, et interroger le spectateur sur sa propre perception d’un film toujours drôle, et d’une profondeur étonnante.
Je renvoie les curieux et les amateurs du film à l’analyse suivante du film, assez synthétique et claire (dont la lecture m'a bien aidé à organiser mes idées) :
http://www.cadrage.net/films/anguille.htm

En conclusion, si ce passage est important dans la structure du film, ce n’est pas flagrant lors du visionnage de celui-ci. Je reconnais qu’une première vision de cette séquence m’avait laissé perplexe : que dire d’une telle rencontre ? Sur le plan formel, c’est juste une rencontre de plus dans le parcours du héros, même si elle semble loufoque et drole, à la limite du surréalisme...

Grace à la fluidité de son récit, Imamura parvient à donner au parcours de son héros une évolution fluide, sans à-coup, ponctuée par des rencontres qui amènent le spectateur à réévaluer l’univers du film, tout comme le fait Yamashita lui-même, ce qui lui permettra à la fin du film d’assumer une relation et une responsabilité dont il était incapable au départ, face à un spectateur conquis, puisqu'il a accompagné la transformation intérieure du héros. Je pense que c’est cet équilibre délicat dans la narration, autant que l’histoire elle-même, qu’ont voulu récompenser les membres du jury cannois lorsqu’ils ont attribué une palme d’or à ce film.
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques (index p.1)

Message par cinephage »

Lundi 16 novembre, le héros magnifique, de Yuen Woo-Ping (1979)
Extrait choisi : Vaudeville (chapitre 9)

Pauvre cinéphile classique, j’ai longtemps méconnu les films de kung-fu. En particulier, j’avais tendance à les rapprocher des films pornographiques, en ce qu’ils ne valaient, croyais-je, que pour leurs scènes d’action fabuleuses, les histoires s’avérant de pauvres prétextes à la castagne. Aussi, entre deux morceaux de bravoure, il fallait se coltiner 5 à 10 minutes de discussions oiseuses et inutiles, ne servant qu’à mettre en place la baston suivante. Deux choses m’ont maintenu dans cet a priori : le mauvais doublage du peu de films de ce genre que j’avais pu voir, et le caractère très naïf de la Hong-Kong Comedy, qui suppose un humour assez particulier, et très peu sophistiqué. Le dvd m’aura permis de modifier ma perception de ce cinéma si particulier.

Le héros magnifique est un film très amusant de Yuen Woo-Ping, connu en occident pour être le fameux chorégraphe de Matrix. Celui-ci, en 1979, après un premier grand succès avec Drunken Master, réalisait ce film avec pour héros Sammo Hung, qui démontre ici (et c’est intéressant quand on voit les films qu’il a tourné ultérieurement) une vraie capacité à la comédie. Si le film est bourré de moments étonnants sur le plan visuel, de cascades et de bagarres, c’est à un pur moment de Hong-Kong Comedy que nous nous intéresserons ici, avec sa naïveté désarmante, son agaçante pruderie, mais aussi son élégante et discrète chorégraphie.

Dans la séquence qui nous intéresse, le héros, un boucher du nom de Lin Shi-Rong, fête ses retrouvailles avec son frère et sa belle-sœur, qu’il a délivrés des griffes d’un ignoble caïd. Avec eux se trouvent le très noble et très imbibé mentor de Lin, le mendiant So (Fan Mei Sheng, très drole), qui ne fera ici que boire (globalement ce sera sa principale activité dans le film), et la filleule du méchant criminel, que Lin croit être une jeune paysanne prisonnière, qu'il a délivrée également. Fachée de cette méprise, la jeune fille donnera une leçon au héros.

La séquence commence par un zoom arrière fixant une lampe. Alors que le zoom recule, et que le champs s’élargit, nous découvrons que nous sommes à table, tandis que le héros salue les joyeuses retrouvailles avec son frère et sa belle-sœur, et, se félicite d’avoir sauvé la jeune fille. Alors qu’elle s’apprête à parler pour le détromper, il la coupe en lui disant qu’elle a certainement très faim, qu’elle peut manger et boire à satiété. On la voit agacée (zoom sur son regard noir). Mais So est tout aussi enjoué, et il souhaite trinquer. D’un habile jeu de mains, il parvient à boire son verre ET celui du jeune disciple, qui en est un peu contrarié (mais n’affirme pas sa contrariété, on ne saurait manquer de respect envers un vieux maître). Alors que la jeune fille rouvre la bouche, Lin Shi-Rong la fait taire à nouveau : tu n’as pas à me remercier, vraiment. Un nouveau plan revient sur son visage contrarié : en voix off, on l’entend dire qu’elle est la filleule de Kao et traiter le boucher d’imbécile.

Mentionnons un bref insert, sans conséquence dans la séquence elle-même, sur un suppot du caïd, qui, de l’extérieur, guette par la fenêtre les convives, tandis qu’un brusque air musical sinistre accompagne la révélation…

So trinque à sa santé, puis il se livre alors à un petit jeu : prenant la carafe pour servir d’alcool le frère de Lin, il se voit opposer par celui-ci un refus poli (et marquant le respect : ce n'est pas à So de servir un homme plus jeune). Très bien, alors je me sers en premier. Posant la carafe, il prend un verre posé sur la table (vraisemblablement celui du frère, d’ailleurs), et le vide d’un trait. Le frère prend alors la carafe pour se servir… Et découvre que cette dernière est vide. Un plan "de réaction" s'attarde sur le frère un peu contrarié, qui n'ose protester (en revoyant la séquence, j'ai pu noter que, lorsqu'il a rempli les verres au début de la séquence, So a remarqué que la carafe était vide. Ca passe inaperçu, parce tout va trop vite, et qu'on regarde les gens qui parlent et le sous-titres plutôt que de regarder leurs mains, mais en seconde vision, c'est frappant : le gag est préparé).

Sammo Hung parle à nouveau à la jeune femme, disant qu’il imagine quels odieux viols et mauvais traitements elle a dû subir, mais maintenant, c’est fini ! Tu vas pouvoir retourner dans ton village, et sans doute trouver un mari… Nouveau zoom sur le visage de la fille, exaspérée, qui se dit en voix off que ce « gros porc » mérite une leçon (insulte qui revient très régulièrement chez les gens qui traitent avec Sammo Hung, acteur certes corpulent, mais d’une souplesse et d’une efficacité plus qu’impressionnante). So souhaite boire une nouvelle fois à la nouvelle vie de la jeune fille, et prend cette fois-ci le verre de la belle-sœur de Lin. L’ayant vidé, il lève les yeux au ciel, et tombe en arrière, ivre mort (un plan latéral, caméra posée au sol, nous montre même la chaise s’effondrant à plat sur le sol. On ne verrait pas ça dans un film français ou américain, ou il faudrait une doublure pour tomber à la renverse en arrière). « Il est saoul », s’en amuse Lin. Fixé par la jeune fille, il lui demande de ne pas le regarder avec cette reconnaissance qu'il lit dans ses yeux : il n'a fait que son devoir...

Un plan large, légèrement en plongée (dans une diagonale peu typique du cinéma occidental, mais typique du cinéma hong-kongais) nous signale un changement de ton. En effet, le frère de Lin déclare qu’il est temps pour lui et son épouse de rentrer chez eux. Ils conviennent avec Lin qu’ils viendront s’installer chez lui le lendemain. Au plan suivant (la caméra est à la table, la jeune fille sur sa droite, elle cadre la sortie, Lin raccompagne le couple à l’entrée, puis, laisse la porte ouverte, et se retourne vers la jeune fille en lui disant qu’elle peut partir elle aussi.

Mais cette dernière ne bouge pas, et répond qu’elle n’a nulle part où aller. Lin (plan à mi-taille sur les grimaces de Sammo Hung) invoque le ciel, se dit « voila ce que c’est que de jouer au héros ». Bref, il serait très compromettant que la demoiselle passe la nuit chez lui, et elle refuse de sortir.

Il s’exclame qu’elle ne peut pas rester là, qu’elle peut aller à l’hotel, qu’il lui paiera la chambre.
- Quelle opulence ! S’indigne-t-elle…
- Tu voudrais qu’une fanfare t’accompagne ? répond le héros, agacé, en mimant la fanfare…
Il marche alors devant elle, qui lui fait un croche-pied. Hung s’écrase par terre, mais c’est elle qui crie de douleur en tenant sa jambe « blessée ». Lin s’approche de sa jambe pour la masser, elle le gifle dès qu’il fait mine de toucher la-dite jambe, le projetant en arrière, à nouveau au sol…

Alors qu'il lui demande de s'en aller, à la fin, elle lui dit qu’il va falloir qu’il la porte sur son dos. Un plan rapproché nous le montre réfléchissant : « porter une femme, c’est 3 ans de malheur » (j’avoue ne rien savoir de cette superstition). Il lui demande à nouveau, en pure perte, de partir. Voyant qu’elle minaude (« Aïe, ma jambe !), il accepte de la porter.

Tandis qu’il la prend sur son dos, elle prend un crochet à rideau de son lit à baldaquin, et l’accroche discrètement (c’est filmé en deux rapides inserts) à sa ceinture. Du coup, quand il commence à avancer, sa ceinture se défait, et son pantalon lui tombe aux pieds (avec un bruit de flute proche du dessin animé, zouip !). Sammo Hung se baisse alors pour ramasser son pantalon, projetant involontairement sa charge de son dos à la table du déjeuner.

La demoiselle a cette fois-ci vraiment mal. Elle se plaint de la poitrine. Lin court chercher un onguent, mais, alors qu’il allait lui toucher la poitrine, s’arrête (avec cette précision propre aux arts martiaux, à un centimètre d’elle, gelé dans son geste), et lui donne finalement l’onguent : je ne connais rien à cet endroit, masse-toi toute seule.

La demoiselle va dans le lit pour se masser avec un peu d’intimité, puis voici que Maître So se réveille, annonce qu’il va dormir sur place, et se précipite vers le lit, avant que Lin ne puisse l’en empêcher (il ne faut surtout pas qu’on voit la jeune fille dans son lit). La jeune fille surprise qu’un homme lui tombe dessus, pousse un cri, So sort du lit en bondissant, étonné. Encore dans les vapes, il s’interroge sur le cri, mais Lin explique que c’est lui-même qui l’a poussé, et justifie son timbre aigu en évoquant une gorge irritée (il pousse un cri aigu pour prouver ses dires). Il veut empêcher la demoiselle de parler, lui intimant le silence en un geste rapide (marqué par un très bref contrechamp), elle lui donne une claque. So s’étonne du bruit, Lin parle de moustiques…

Puis il a une idée : puisqu’elle ne veut pas partir, c’est lui qui va partir. Il invite So à trinquer. Celui-ci trouve l’idée excellente : « On va encore boire ? Quelle bonne idée ! Je dormirai plus tard ». Et le deux lurons quittent la maison, laissant seule la jeune fille…

Notons que le découpage, quoique simple, est très morcelé : des plans courts, souvent en zoom avant ou arrière (il n’y a qu’un travelling arrière lorsque Lin se relève), souvent, des plans de coupe sur les visages accompagnent les répliques. On sent vite que le rythme de la séquence tient plus à ce découpage qu’à autre chose. Les dialogues assurant la continuité, c’est un montage assez éclaté qui accompagne l’action, la faisant avancer avec une remarquable fluidité (notamment par un certain travail sur l’espace, qui permet, malgré l’éclatement du découpage, de maintenir cohérent la disposition des lieux dans l’esprit du spectateur).

Dans le film, ce moment est une respiration avant un enchainement d’actions plus sombres, qui marqueront une certaine rupture de ton, de la comédie au drame à l'action, peu usuelle dans les fils hollywoodiens. J’ai d’ailleurs été fort surpris en première vision qu’on passe de la comédie naïve à des histoires de meurtres et d’injustice cruelle. Passage comique précédant les moments difficiles, il en atténuera la noirceur et n’en rend les personnages que plus attachants.

Cela dit, cette séquence est, je trouve, assez typique de la Hong-Kong Comedy : avec du burlesque (le pantalon qui tombe, les claques…), une pruderie embarrassante (elle ne peut pas rester là, on ne doit pas voir une femme dans le lit…), des personnages croqués à gros traits (l’ivrogne, le type qui ne sait pas y faire avec les filles, l’enquiquineuse…), de grands gestes qui accompagnent tous les discours, des grimaces (le jeu comique des acteurs est passablement outré), des zooms et des effets sonores comiques… Tout cela n’est pas forcément du meilleur gout, et je crois que cet humour si particulier peut s’avérer difficile à apprécier. Il évoque un burlesque aujourd’hui assez révolu (les quiproquos, le jeu sur des confusions que la parole pourrait balayer, les gestes confondants…), qui se rapproche à mon sens du cinéma muet.

D’autres éléments s’ajoutent à cela : un travail sur le rythme, par le découpage comme on l'a vu. S'ajoute également un surplus de jeu lié à la gestuelle des acteurs. Qu’il s’agisse des chutes, très « vraies » ou stylisées, de certains jeux de gestes (notamment avec les verres, ou le mouvement qui s’arrête à la poitrine de la demoiselle, les aller-retours de Sammo Hung sur le lit), c’est toute la logique des arts martiaux qui est mobilisée dans ces séquences comiques, instaurant une sorte de chorégraphie comique, répercutée aussi bien par les gestes que les mimiques elles-mêmes (Sammo Hung parle beaucoup avec des gestes soulignant son discours, par exemple), au détriment de tout réalisme.

Ainsi, héritier direct du burlesque des premiers temps du cinéma, comme lui centré sur des cascades et conduit par des cascadeurs, le cinéma comique made in Hong-Kong nous fait rire de gestes et de situations avant tout visuelles, plutôt que de dialogues ou d’intrigues complexes. Les gestes provoquent des maladresses, les visages marquent la surprise, l'indignation ou le contentement, les quiproquos sont liés à des situations matérielles (on ne voit pas la fille dans le lit, la carafe est vide...), tout ceci fait écho, par exemple, aux anciens films de Hal Roach et une bataille de tartes à la crème n’y serait pas déplacée (on se jette d'ailleurs souvent des choses au visage, dans ce cinéma). En y ajoutant un sens de la chorégraphie bien particulier, un dynamisme du découpage (qui virera à l'hystérie maitrisée chez Tsui Hark, par exemple), et une conception des rapports entre sexes toute asiatique, la comédie hong-kongaise a acquis une spécificité qui peut surprendre au premier abord, l''humour étant, c'est connu, le genre qui s'exporte le plus mal. Mais, si on apprécie le burlesque classique, on peut aussi s'amuser à en retrouver la fraicheur dans ces séquences qui permettent aussi aux grands acteurs chinois d'exprimer leur charisme, et y prendre un grand plaisir. Un plaisir que les séquences d'action, certes époustouflantes, vient amplifier, et non l'inverse.
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cinephage
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques (index p.1)

Message par cinephage »

Mardi 24 novembre, Chansons du deuxième étage, de Roy Andersson (2000)
Extrait choisi : Bienheureux celui qui s’assoit (chapitre 20)

Chansons du deuxième étage est un film particulièrement atypique. Tout d’abord, par son réalisateur Roy Andersson, publicitaire à succès, passé maître dans l’art de la publicité en plan séquence, façon sketch, dont l’efficacité repose autant sur le décalage, sur la durée du plan, que sur la chute. Ce réalisateur aura attendu plus de 20 ans avant de réaliser son troisième film. En outre, sur le plan formel, le film est composé de tableaux, d’une quarantaine de plans-séquences, longs et étirés, soit un format très atypique. Enfin, le ton figé, la tristesse et le caractère drolatique de ces tableaux achève de donner à ce film une spécificité bien particulière.

C’est un film très touchant, auquel on repense souvent après l'avoir vu, pour sa profondeur métaphysique (on y découvre une certaine forme d’apocalypse), son rythme neurasthénique, son humour glacial, sa pénétration. Sa forme, pouvant inspirer l’ennui lors d’un premier visionnage, se prête particulièrement à la révision, au bref extrait, à la vignette.

Dans la séquence qui nous intéresse, Stefan (Stefan Larsson) et sa petite amie rendent visite à son frère, Thomas (Peter Roth), poète qui a écrit de la poésie jusqu’à en devenir fou. Dans ce plan séquence, Thomas parle à son frère, lui récite des vers de Cesar Vallejo (poète péruvien auquel le film est dédié), et inspire à d’autres pensionnaires de l’hopital quelques reflexions sur Jésus Christ. Peu familier de l’œuvre du poète, je citerai l’intégralité du texte, dont j’ai du mal à discerner ce qui relève de la citation pure et ce qui relève de la plume d’Andersson.

Le cadre ne changeant pas au cours des 3 minutes que dure la scène, une description de celui-ci s’impose : nous sommes dans une chambre d’hopital, dans les hauteurs d'une tour (au fond, une vaste fenêtre laisse voir les toits et les tours de la ville). Thomas est allongé au premier plan, recroquevillé en chien de fusil. Mal rasé, il pleure face à nous. Derrière le lit, la copine de Stefan le regarde, un sac en papier sur les genoux, l’air consterné. Au bout du lit, Stefan est assis, dos à nous, le visage tourné vers son frère. En arrière-plan, les divers meubles d'une chambre d'hôpital sont disposés, dont un lit vide en face de celui de Thomas. A coté de la fenêtre du fond, deux malades, dont l’un est en chaise roulante, placé latéralement à notre regard, et l’autre debout, appuyé contre le mur. Tourné vers son copain, il l’est aussi vers nous. Au loin, on entend, mais très très étouffé, le bruit des voitures qui klaxonnent dans l’embouteillage du siècle, de nombreux étages plus bas...

Après un silence marqué (tout le monde est immobile), Stefan parle à son frère :
Il y a un temps pour tout, Thomas
Il y a un temps pour tout.
Ton temps viendra aussi, Tomas
Il viendra, je le sais.
Ce n'est pas vrai que les gens sont insensibles aux poèmes
Ils font semblant.
Pour l'instant, ils font semblant.
C'est comme ça. Je le sais.
Bienheureux celui qui travaille
Chaque jour, chaque mois, chaque heure.
Bienheureux celui qui transpire de culpabilité ou de honte.
Celui qui, sur ordre de ses mains, va au cinéma.
Celui qui paie avec ce qu'il n'a pas...
Celui qui dort sur le dos.
Celui qui ne se souvient plus de son enfance.


Ces phrases, scandées lentement, avec un certain ton, commencent comme un réconfort (après tout, ce frère était poète, et est devenu fou à force d’écrire de la poésie). Mais cela vire à la vraie poésie, et une certaine tristesse se dégage de ces paroles. Thomas n’a d’ailleurs pas l’air réconforté, bien au contraire, par les paroles de son frère.
Aussi, sa compagne réagit : -Arrête, Stefan ! Ca le rend triste. Ne sois pas triste, Thomas, ne pleure pas.
Puis elle se lève, tenant son sac dans les mains, et se dirige vers la fenêtre au fond, où elle restera.
Stefan reprend alors :
Ca va, Thomas, ça n'a pas d'importance.
Bienheureux celui qui s'assoit.


Notons ici que cette dernière phrase est une citation majeure de Cesar Vallejo, une phrase clé. Ici, elle prend toute son importance (on l’a déjà entendue auparavant, à deux reprises, dans le film). En effet, cette formule est une véritable incitation à la contemplation, au décrochage : « bienheureux celui qui s’assoit ». Assis, on ne court plus, la frénésie consumériste, la course en avant s’arrête le temps d’une pause. Dans ce film qui critique ouvertement les valeurs matérialistes et l’aspect mercantile du monde actuel, ce n’est pas une formule innocente. En effet, le point de vue adopté par la mise en scène, avec sa caméra toujours immobile, est justement celui de quelqu’un d’assis, qui regarde, qui prend le temps d’observer. Un rythme lent, donc, qui s’avère parfois insupportable pour un public peu porté à la contemplation.

La chose est donc intéressante au sein du film, puisqu’il s’agit d’une invitation à nous asseoir, à ne plus courir, tandis que le monde marchand court à sa perte. Mais elle l’est d’autant plus si l’on songe que son réalisateur est un réalisateur de films publicitaires, dont le discours va étrangement à contre-sens de ce à quoi il contribue (en cela, il me fait penser à Jan Kounen, qui, dans 99 Francs, se mettait en scène lui-même en tant qu’ancien publicitaire interné, désormais devenu mystique et contemplatif, invitant à s’asseoir pour regarder pousser une feuille d’arbre). Une démarche et un projet esthétique à contre-sens de la tendance, de la société (dont la vitesse croissante est une caractéristique), et du cinéma (qui multiplie les plans et la vitesse de montage à un rythme toujours plus hystérique). On touche donc, ici, peut-être, au cœur d’une des choses qui nourrissent le cinéma de Roy Andersson : une aspiration à la contemplation, en tant que voie possible au bonheur esthétique (ou à la satisfaction), au retrait.

Cette phrase étant dite, Stefan est interrompu par les deux internés en arrière-plan, qui commentent en discutant entre eux :
- Ce n'est pas grave de pleurer. Il faut pleurer quand on est triste. Jésus pleurait, lui aussi.
- Quoi ?
- Il pleurait sur la croix. Il avait si mal. Il a été crucifié parce qu'il était très gentil.
- Gentil ?
- Thomas est gentil, lui aussi... Mais il n'a pas d'idée de business. Et ça le rend triste !
- Jésus n'en avait pas non plus, il n'avait que la souffrance.
- Oui.
- Il a du souffrir et mourir parce qu'il était très gentil.
- Il n'était pas le fils de Dieu. Il n'était qu'un homme très gentil.
- Oui.

Curieusement, Andersson reprendra ces considérations à son compte dans les interviews qu’il a données sur le film (le film étant riche en iconographie religieuse, on lui demande régulièrement s’il croit en Jésus).

Mais cela permet à Stefan de reprendre un élan pour recommencer à scander de la poésie, alors que Thomas est plus triste que jamais. Au loin, pour un bref instant, le bruit de l’embouteillage cède la place à une musique doucâtre, à base de synthétiseur, comme pour faire écho à ce rapprochement entre le gentil Jésus et le malheureux Thomas. C'est un thème triste, mélancolique et doux, joué très bas.
Bienheureux le juste sans épines.
Le chauve sans chapeau. Le voleur sans roses.
Celui qui porte une montre et qui a vu Dieu.
Celui qui a une conscience et qui ne meurt pas.


Le bruit de fond est alors envahi par le son d’un avion au loin, et on enchaine sur un fondu au noir. Fin de la séquence.

Ce moment est l’un des plus mélancoliques du film : après maints passages de l’ordre du sketch (la plupart des « tableaux » du films sont autant de mini-séquences ludiques), jouant sur un comique de décalage ou de situation, sur l’absurde ou sur la satire, Andersson nous montre à présent une scène simple à l’extrême : un garçon au chevet de son frère. Ce dernier étant inconsolable, il ne trouve que de la poésie pour le réconforter. Le dispositif de mise en scène, figé et sans mouvement aucun, nous oblige à écouter et mesurer la poésie de ces paroles, à nous abreuver des vers mélancoliques et désespérés du poète péruvien, qui ne sauraient trouver plus bel écrin. C’est aussi, peut-être, pour lui un moment de franchise extrême, sans fioritures, qui permet au cinéaste de rejoindre le poète, et de reprendre à son compte son « bienheureux celui qui s’assoit ».

Cette partition jouée, le film pourra reprendre son rythme lent et désespéré, et se conclure. L’hommage au poète a été rendu, le triste constat d’une société mercantile courant à sa perte a été dressé, et c’est sur une note de tristesse qu’on aborde la fin du film. Un film qui nous aura permis de nous asseoir pendant quelques minutes, bienheureux...
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Aucun_goût
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques (index p.1)

Message par Aucun_goût »

cinephage a écrit :Mardi 24 novembre, Chansons du deuxième étage, de Roy Andersson (2000)
Je pense souvent à cette séquence quand je suis dans les transports en commun.
"J'ai rien compris mais je suis d'accord."
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