Mardi 31 mars, Le syndrôme de Stendhal, de Dario Argento (1996)
Extrait choisi : Le corps a disparu (Chapitre 11)
SPOILER - Je recommande fortement à ceux qui n'ont pas vu le film d'éviter le texte qui suit, qui révèle beaucoup de choses...
Il est sans doute inutile de présenter ici Dario Argento, grand formaliste et maître du cinéma fantastique, très apprécié des internautes cinéphiles. Pour ma part, je garde quelques forts souvenirs d'une rétrospective à la Cinémathèque, de séances télévisuelles sur feu la 5, et de diverses projection en festival... Ses films, à la mise en scène très recherchée, ne s'appréhendent pas facilement, mais se prêtent en revanche bien à l'analyse.
Dans le Syndrôme de Stendhal, Argento filme sa fille dans des situations souvent humiliante ou sensuelles. Pour le spectateur, connaître la relation entre celui qui filme et celle qui est filmée peut parfois ajouter au malaise. Mais le film dans son ensemble reste dérangeant, puisqu'il semble établir un lien entre l'art (les oeuvres de Florence et leur effet étourdissant) et la folie meurtrière, d'abord chez un étrange assassin fou amateur d'art, mais ensuite chez celle que sa passion aura "infectée", précisément parce qu'elle était extrêmement sensible à l'effet des tableaux et de l'art, et qu'il l'a vue, au début du film, tomber sous le coup du Syndrôme de stendhal (confronté à la magnificence démultipliée des oeuvres florentines, l'auteur du Rouge et le Noir raconta dans son journal s'être trouvé mal, d'où le nom donné à ce syndrôme,en réalité fort rare).
Dans l'extrait qui nous concerne, le tueur a été vaincu par sa victime, et on commence sur un plan large sur un espace vert qu'occupent plusieurs voitures de police. Manifestement, c'est une scène de crime. La caméra panote doucement sur Anna (Asia Argento), qui se regarde dans un petit miroir ovale : elle examine la cicatrice au visage que lui a laissé le monstre. Cela disparaitra avec le temps lui dit une femme à ses cotés. C'est fini, à présent...
On retrouve alors l'inspecteur de police, dans l'antre du tueur (aux murs garnis d'énormes graffitis), entouré de son équipe, tandis que la police scientifique s'affaire en arrière plan. Suivi d'un travelling avant, puis d'un travelling arrière, les deux de gauche à droite, puis, enfin, d'un dernier travelling de droite à gauche... Même sans les dialogues, la mise en scène nous indique que la police fait du sur-place (c'est pratiquement une faute de grammaire de passer d'un travelling gauche-droite à un travelling droite-gauche pour les mêmes personnages). Les dialogues nous l'expliquent bien : le corps du tueur disparu dans la rivière est introuvable : le fleuve se séparant en d'innombrables canaux, trouver celui dans lequel il est tombé relève de l'impossible.
Retour sur Anna, à présent à l'hopital. Elle parle à sa famille, ainsi qu'à l'inspecteur : "je sais qu'il est toujours vivant, qu'il me surveille." Et en effet, pendant toute cette brève séquence, un lion en pierre, à la fenêtre, semble regarder Anna. Mais l'inspecteur réitère que le criminel est mort : blessé par balle, poignardé, et noyé, il ne peut pas avoir survécu.
Nous retrouvons alors Anna à Rome, comme nous l'indique un carton, rentrant chez elle. Là, devant un miroir dans sa salle de bain, elle se coiffe d'une perruque blonde platine, qui la fait un peu ressembler à Veronika Lake. Elle semble fascinée par sa cicatrice. Ce bref moment est le seul de la séquence visionnée où l'on entend la musique du film en accompagnement. Le téléphone sonne : elle décroche, et l'inspecteur lui apprend qu'on a identifié l'assassin, et qu'on l'attend pour aller interroger sa femme.
Chez ce dernier, on retrouve Anna, son supérieur, et la femme du tueur. Dans l'échange qui suit, la caméra se reserre sur le visage de la dame, et en contrechamp cadre les visages en plein, cadrés à hauteur d'épaule, soit d'Anna, soit de son supérieur. Ils sont devant des tableaux et des tapisseries. Un petit cadre, visible au début de la séquence, puis en un bref insert, pour faire écho à un regard en biais d'Anna, montre le tueur avec sa femme et ses enfants, dans une photo assez classique. Mentionnons juste que le cadre est décoré d'éléments floraux. La femme semble furieuse d'être confrontée à celle qui obsédait son mari, et refuse de répondre en sa présence, malgré l'assurance du commissaire qu'elle est un excellent policier. Anna sort alors de la pièce, et, tandis que l'interrogatoire peut commencer, longe le terre-plein devant la maison pour entrer par une autre porte dans une antichambre.
Accueillie par un garçon avec un panier de fruit du Caravage, dans un petit cadre en face de l'entrée, parmi diverses oeuvres d'art, elle découvre un grand tirage du Narcisse du même Caravage. Sur ce dernier, un post-it : "macabre et dérangeant, je me demande ce qu'en penserait Anna". Elle examine la toile, puis observe sur une étagère une photo du tueur, cette fois-ci seul, ainsi qu'une boule en verre avec une statue grecque. Elle prend cette dernière et l'agite, pour remuer la "neige" à l'intérieur.
- Spoiler (cliquez pour afficher)
Nous retrouvons Anna chez le psychiatre, d'abord de dos, racontant qu'elle se sent en pleine transformation, que sa copine Mary la croit folle, qu'elle a récemment rêvé qu'elle s'appelait Louise. Elle se retourne alors face au psychiatre, l'interrogeant du regard et rappelant qu'il ne dit jamais rien. Elle lui raconte alors une histoire qu'elle a entendu, concernant un juge qui laisse un passant lui emprunter une barque. Lorsque le passant se noie, et qu'on demande au juge pourquoi il n'a pas prévenu le passant du trou dans son bateau, celui-ci répond qu'à aucun moment la condition de la barque n'a été évoquée dans la discussion. Le docteur réagit alors en lui demandant comment elle va : celle-ci répond qu'elle sait que le tueur la regarde. Le docteur répond alors qu'il est mort, elle évacue sa réponse d'un haussement d'épaule sceptique. En revanche, elle n'apprécie pas qu'il la regarde, car "il" a laissé sa marque sur elle, et il ne faut pas regarder cette cicatrice. Elle devrait disparaitre au bout de deux ans et quatre opérations. En tout cas, elle remercie le docteur pour une chose : il l'a totalement guérie du syndrôme de Stendhal, les oeuvres d'art ne l'obsèdent plus. Au contraire, conclut-elle...
Cette séquence, pas la plus passionnante du film en première vision, s'avère à l'examen passionnante : en réalité, Argento nous donne ici, je crois, toutes sortes de clés pour comprendre la transformation d'Anna. Première remarque : à deux plans près, tous les cadrages d'Anna dans cette séquence incluent un tableau ou un miroir. Cette nouvelle obsession du miroir, semble indiquer un basculement, alors même que l'art semble désormais "domestiqué" par Anna, comme autrefois par le tueur.
Seconde remarque concernant le moment-clé de la séquence : lorsqu'Anna met sa perruque blonde, devant son miroir, le tableau qui se reflète derrière elle est un nymphéas de Monet. Ce motif de la personne regardant son reflet avec un motif floral derrière se retrouve dans le Narcisse du Caravage, tableau qu'elle voit un peu plus tard. (Pour mémoire, Narcisse est un bel homme qui tombe amoureux de son propre reflet, et sera changé en fleur par les dieux.) Ainsi, en évoquant Narcisse amoureux de lui-même, Anna semble épouser le regard de celui qui était amoureux d'elle, l'assassin dont on apprendra plus tard qu'il "est entré en elle".
Bref, désormais, comme autrefois le tueur, Anna a "dompté" les oeuvres d'art, qui sont désormais avec elle, et regarde sa propre image d'une façon plus qu'ambigue et fascinée... Sa transformation nous est ainsi révélée par les oeuvres qui l'entourent.
Dernière remarque, ou plutôt une supposition : lorsqu'elle prétend avoir rêvé s'appeler Louise, je me suis demandé à qui cela pouvait bien faire référence. Quelques recherches semblent suggérer Louise Labé, une écrivain française du XVI° siècle, qui a repris les poètes italiens (Pétrarque en tête), et surtout connue pour son
Débat de folie et d'amour.
Un détail tout de même qui semble nourrir cette supposition : il existe une thèse associant cette poétesse à la figure de Méduse, figure qui revient dans plusieurs de ses poèmes et dont un dessin vient orner la seule illustration faite d'elle de son vivant.
Selon cette hypothèse, Louise Labé, devenue méduse, est celle dont le regard pétrifie. Pour Anna, l'héroïne du syndrôme de Stendhal, une telle transformation serait logique : elle qui, au début du film, s'effondrait sous le regard de la Méduse du Caravage, deviendrait désormais Méduse elle-même, du coté des oeuvres mortifères...
Bref, peut-être ces considérations inspirées par cette séquence du Syndrôme de Stendhal sont-elles un peu tirées par les cheveux (encore qu'il faut savoir qu'aucune oeuvre ne peut se trouver "par hasard" dans un film, au vu des lourdes redevances de droit dont il faut s'acquitter pour les faire apparaître, elle ne sont dans le film que par la volonté du réalisateur). En tout cas, elles illustrent parfaitement combien le film d'Argento se prête à l'exégèse, à la double-lecture, aux interprétations et aux analyses en cascade. Le cinéma d'Argento se prête admirablement à la révision, on trouve toujours de nouvelles choses à interpréter.
PS : pour des raisons d'espace, j'ai privilégié les pistes se rapportant à Narcisse, mais Anna évoque aussi Alice, en passant de l'autre coté du miroir (en particulier avec sa perruque blonde, elle porte alors une robe blanche diaphane, qui évoque fatalement l'héroïne de Carroll). Surtout que, lors d'une séquence précédente, on l'a réellement vue passer à travers un miroir...