Une découverte qui s'imposait puisque j'ai visité le château de Neuschwanstein il y a deux semaines.
En brossant, près de 4 heures durant, l'histoire du roi Louis II de Bavière, personnage romantique par excellence et impénétrable par bien des aspects, Luchino Visconti fait plus que réaliser un grand film d'Histoire, plein de faste curial et de sentiments exacerbés, il réalise surtout un grand film psychologique. L'entrecoupement de l'intrigue par l'intervention fictive de témoins, auditionnés dans le but d'apporter des éclaircissements sur la prétendue folie du monarque, vient régulièrement rappeler que la dynamique qui meut le film est bien celle d'un questionnement permanent : qui était Ludwig et comment appréhender sa personnalité ? A cette question continuellement sous-tendue, le film apporte lui-même ses propres lumières, ses propres faisceaux de compréhension, tout en aboutissant à un portrait général qui conserve une certaine part de mystère ; preuve en est l'opacité de sa mort. Certains des hauts faits du souverain relatés ici sont ainsi toujours soumis à une perspective d'entendement, voire de contre-pied quant à l'image d'inapte mental que la postérité lui a greffé, sur un personnage qui se voulait lui-même être une énigme.
Dans
Ludwig ou le Crépuscule des dieux, il n'y a pas de folie si ce n'est celle du désir de vivre libre, au-delà du carcan des convenances aristocratiques, et de trouver dans cette libération, vue par son entourage comme un abandon égoïste et irresponsable, le champ d'une paix intérieure sans cesse dérobée. Une paix à laquelle le tourmenté Ludwig aspire tout du long, qu'il caresse du bout des doigts à l'écoute de la musique romantique et lyrique de Richard Wagner, et qu'il souhaite figer dans une immortalité artistique pour sceller sa propre sérénité. Au legs tangible qu'il peut laisser dans les livres dans le domaine politique, Ludwig préfère un testament artistique dont il espère vraisemblablement qu'il restera dans l'Histoire, mais aussi et surtout dans lequel il peut décemment exprimer toute sa sensibilité, permettre le témoignage du reflet de la personne qu'il a été. L'articulation du film autour d'une succession de frustrations vécues (sentimentales, politiques, guerrières, etc) par le monarque dessine en ce sens le portrait d'un homme sans cesse rabaissé face à son entourage le plus proche (Wagner, Sissi, Durkheim, son ministre von Holstein) qui, que ce soit par la force de la dignité, de la création artistique, ou de la lucidité politique ou sentimentale, affichent leur supériorité. Face à cela, face à ce cercle dans lequel son costume de souverain semble trop frêle pour ses épaules, dans ce cercle dans lequel il semble se débattre comme un poisson rouge dans un aquarium, Ludwig tente d'exister en promouvant la création d'une musique totale, une musique qui, comme il le dit dans le film, dit tout ce que son cœur ne sait pas dire. Son œuvre, ce sera celle, par procuration, de Wagner.
Il y a quelque chose de profondément émouvant dans cette relation de mécénat et d'amitié où l'admirateur tente de se faire reconnaître par son rôle d'intercesseur, entre la musique et l'Histoire - un rôle relativement ingrat d'intercession qui ne peut que le condamner, lui, le roi empli de rêveries grandioses et légendaires bercées par les mythes de Lohengrin et des héros wagnériens, à la tristesse de son incapacité personnelle. Incapacité à éviter une guerre désastreuse, incapacité à éviter le rattachement du royaume de Bavière à la fédération allemande, sous domination prussienne, qui est en train de naître à Versailles ; incapacité à conquérir le cœur de la seule femme qu'il ait jamais aimée ; incapacité à s'apprécier pour ce qu'il est (une personne hautement sensible, émotive et timide), et à tolérer qu'on s'attache à lui, comme le fait sa promise Sophie. Chantant ce que le roi est, ou du moins, ce qu'il aimerait être - un de ces chevaliers mythiques qui triomphent des épreuves qui leur sont soumises -, la musique de Wagner devient l'unique refuge d'un Ludwig complaisant. Préférant à la triste réalité de son temps la beauté irréelle des légendes chevaleresques ou arthuriennes, il se bâtit des temples castraux démesurés mais témoignant paradoxalement de l'admiration, même dans ses legs architecturaux, d'un roi pour de plus grands que lui (Louis XIV pour Herrenchiemsee, Louis XV pour Linderhof, Lohengrin, Parzifal et Wagner pour Neuschwanstein). Et s'y enferme, dans cette quête éperdue d'une liberté, d'une acception de soi. Jusqu'à ce que ses contemporains viennent chèrement lui rappeler qu'un homme d’État ne peut décemment prétendre s'élever au milieu de chimères légendaires, et caresser le panthéon des dieux.
Fresque imposante et d'une grande puissance dramatique,
Ludwig ou le Crépuscule des dieux est porté par une interprétation fort convaincante et par une mise en scène sobre, pas trop polluée par les zooms viscontiens des derniers films (bon, il y en a quand même, hein). Ce film est une remarquable réflexion sur la difficulté de l'exercice d'un pouvoir suprême potentiellement isolateur, et comment ce dernier affecte le comportement de celui qui l'incarne. Visconti y retrouve son goût pour la représentation d'un monde aristocratique pesant, et pour la tentation de l'homosexualité. Personnage tragique et romantique, Louis II de Bavière nous apparaît dans toute sa complexité, formidablement campé par un Helmut Berger qui ose l'exacerbation sans que cela fasse basculer le film du mauvais côté. L'utilisation de quelques grands airs orchestraux de Wagner conforte la force émotionnelle de ce chef-d'oeuvre habité, certes pas exempt de quelques longueurs (surtout dans la dernière partie), mais qui proposera au spectateur la beauté d'un portrait psychologique fouillé et fascinant, et de dialogues d'une grâce souvent exceptionnelle.