Le Feu follet (Louis Malle - 1963)
Publié : 21 juil. 08, 16:21
Le Feu follet de Louis Malle - ou l'homme désoeuvré
Quelques mots sur Le Feu Follet (1963), superbe film de Louis Malle que j'ai découvert hier soir.
A l'instar de Camus ouvrant son Mythe de Sisyphe par la question du suicide, on parle toujours du Feu Follet en évoquant les destins du dandy Jacques Rigaut et de Drieu La Rochelle, deux suicidés célèbres. Et il est vrai qu'il s'agit là d'un angle d'approche naturel pour un film qui adapte le court roman de Drieu (inspiré de la vie de Rigaut, ami de l'auteur) et suit les tribulations d'un homme ayant décidé de mettre fin à ses jours en se donnant vingt-quatre heures à vivre. On peut pourtant en parler autrement.
Le Feu Follet est l'histoire d'un homme seul et désoeuvré. Alain vit à Versailles dans une clinique où sa dépendance à l'alcool a été soignée. Entretenu par sa femme, dont il est séparé, il ne travaille pas. A l'occasion d'une succession de vignettes visuelles d'une prodigieuse force évocatrice, Malle nous le montre errant dans sa chambre, se parlant à voix haute, jouant avec des petites figurines, déplaçant les bibelots qui servent à sa vie de paysages, regardant des photos, manipulant son pistolet. Rarement le cinéma aura su aussi bien capter le lent égrenage des heures qui scandent la vie du désoeuvré, et qui, toutes semblables, sont pour lui aussi vides que son horizon mental ; rarement une chambre de célibataire aura été si bien filmée (il faut aussi saluer le superbe travail du décorateur). Alain est un emmuré vivant ; il est spectateur du monde qu'il aperçoit par la fenêtre, vers laquelle son regard vagabond erre parfois, s'attachant alors à quelques silhouettes de femmes passant dans la rue. Sa chambre n'a pour lui pas d'issue ; elle est d'ailleurs dépourvue de porte, si ce n'est cet encadrement dans le mur que l'on devine à peine et qui parait si peu enclin à l'ouverture.
Dans sa fabuleuse série de livres sur l'imagination matérielle, Bachelard nous parle des objets que nous touchons comme des conducteurs, des passeurs, entre nous et le monde, permettant à notre vitalité de se mettre en mouvement et de nous relier ainsi au monde et aux hommes. Alain, comme il le dit lui-même, n'arrive plus à "toucher" les objets. C'est qu'il ne perçoit plus les objets de sa chambre en tant qu'objets. Ils font maintenant partie de lui-même car son monde s'est réduit aux dimensions de sa chambre. De même, il ne peut plus, ne veut plus, toucher les femmes, qu'il a pourtant (et qui l'ont) toujours aimées. Et c'est parce qu'il les aime tant, qu'il répugne maintenant à leur "faire mal l'amour". Dilemme connu des alcooliques : l'alcool c'est leur mort, mais aussi leur vitalité. On ne peut cependant résumer le film à cela ; Le Feu Follet n'est pas un récit sur l'alcoolisme.
Une des plus grandes réussites du film est de parvenir à convoquer l'univers mental de l'homme désoeuvré sans ennuyer un seul instant. On est loin d'Antonioni et de sa lenteur parfois rebutante. Le montage est ici dynamique, la mise en scène de Malle vive et élégante. La caméra suit Alain, et lui seul ; elle ne va pas vers les autres, et ce faisant traduit formellement l'enfermement intérieur du personnage. Malle cadre admirablement le monde d'Alain comme un espace clos aux frontières vites apercues, et la photographie du film rend compte de ce regard. Elle verse le jour dans des blancs éblouissants qui semblent cacher le monde à Alain, en le rendant aveugle ; la nuit, elle se tourne vers des abîmes obscurs, des trous noirs, qui attendent Alain pour l'aspirer et l'entrainer dans le pays où s'allongent les ombres. Que ces contrastes sont beaux ! Et ces images appellent si bien la musique de Satie pour offrir toute la floraison de leurs senteurs, qu'on dirait qu'il l'a composée pour le film. Il se dégage de ce monde sans purgatoire où marche Alain le naturel des grands films.
Le monde d'Alain ainsi délimité, il faut parler d'Alain lui-même, qui se révèle à nous lorsqu'il quitte sa chambre pour venir à Paris dans la deuxième partie du film. C'est un misanthrope, et il partage avec l'Alceste du Misanthrope de Molière plus d'un point commun. Alain vomit sur tous ces tartuffes qui se veulent artistes et prétendent défier la vie. Dégrisé, il est fatigué des grandes ou petites causes (Malle, transposant le récit de Drieu à son époque, évoque l'OAS) et des passions, qui ne l'ont jamais asservis à leurs chaines. Au monde, il demande toutes les indulgences, toutes les sympathies pour sa propre personne, mais sans jamais chercher à les provoquer. Il n'est jamais dans la mesure ou dans cette "sobre sagesse" dont Philinte (fidèle ami d'Alceste dans Le Misanthrope) vante les mérites après Saint Paul et Montaigne. Il exige trop du monde, et pas assez de lui-même.
Mais il est une chose qui sépare Alain d'Alceste : Alain se méprise. Ce monde qu'il voue aux gémonies, il se compte dedans. L'amour d'Alceste pour lui-même est si grand, qu'il lui fait concevoir le projet de partir vivre seul dans le désert loin des hommes. L'amour-propre d'Alain est si grand qu'il ne peut imaginer qu'un seul projet pour venger les humiliations qu'il a subies ("que d'humiliations" souffle-t-il dans le film), et pour se punir d'être un homme si décevant par rapport à l'homme qu'il aurait voulu être : se délivrer de lui-même. L'homme désoeuvré finit toujours par perdre son estime et se mépriser.
Maurice Ronet est Alain. Le visage creusé, les yeux fixes et tristes, la peau flasque, il est Alain, comme si Drieu l'avait croisé un matin, comme si Rigaut l'avait imité dans sa vie dérisoire, comme si les alcooliques le regardaient bien pour s'en faire le visage. Il est phénoménal dans ce rôle, et le mot ne lui rend pas justice.
Enfin, sachez que Le Feu Follet n'est pas un film qui rend triste. Dès le début, l'issue est certaine. Il faut passer ce premier quart d'heure et découvrir ce film, qui hisse le bon roman de Drieu à des hauteurs insoupçonnables. Bref, quel film ! Je m'étonne que l'on n'en parle pas davantage, que l'on ne le présente pas plus comme ce qu'il est manifestement : un fleuron du cinéma français des années 60. Le sujet ne s'y prête pas, dira-t-on. Si l'on veut, mais en art, et le cinéma déroge moins qu'un autre à la règle, tout est dans le traitement et le dosage.
Quelques mots sur Le Feu Follet (1963), superbe film de Louis Malle que j'ai découvert hier soir.
A l'instar de Camus ouvrant son Mythe de Sisyphe par la question du suicide, on parle toujours du Feu Follet en évoquant les destins du dandy Jacques Rigaut et de Drieu La Rochelle, deux suicidés célèbres. Et il est vrai qu'il s'agit là d'un angle d'approche naturel pour un film qui adapte le court roman de Drieu (inspiré de la vie de Rigaut, ami de l'auteur) et suit les tribulations d'un homme ayant décidé de mettre fin à ses jours en se donnant vingt-quatre heures à vivre. On peut pourtant en parler autrement.
Le Feu Follet est l'histoire d'un homme seul et désoeuvré. Alain vit à Versailles dans une clinique où sa dépendance à l'alcool a été soignée. Entretenu par sa femme, dont il est séparé, il ne travaille pas. A l'occasion d'une succession de vignettes visuelles d'une prodigieuse force évocatrice, Malle nous le montre errant dans sa chambre, se parlant à voix haute, jouant avec des petites figurines, déplaçant les bibelots qui servent à sa vie de paysages, regardant des photos, manipulant son pistolet. Rarement le cinéma aura su aussi bien capter le lent égrenage des heures qui scandent la vie du désoeuvré, et qui, toutes semblables, sont pour lui aussi vides que son horizon mental ; rarement une chambre de célibataire aura été si bien filmée (il faut aussi saluer le superbe travail du décorateur). Alain est un emmuré vivant ; il est spectateur du monde qu'il aperçoit par la fenêtre, vers laquelle son regard vagabond erre parfois, s'attachant alors à quelques silhouettes de femmes passant dans la rue. Sa chambre n'a pour lui pas d'issue ; elle est d'ailleurs dépourvue de porte, si ce n'est cet encadrement dans le mur que l'on devine à peine et qui parait si peu enclin à l'ouverture.
Dans sa fabuleuse série de livres sur l'imagination matérielle, Bachelard nous parle des objets que nous touchons comme des conducteurs, des passeurs, entre nous et le monde, permettant à notre vitalité de se mettre en mouvement et de nous relier ainsi au monde et aux hommes. Alain, comme il le dit lui-même, n'arrive plus à "toucher" les objets. C'est qu'il ne perçoit plus les objets de sa chambre en tant qu'objets. Ils font maintenant partie de lui-même car son monde s'est réduit aux dimensions de sa chambre. De même, il ne peut plus, ne veut plus, toucher les femmes, qu'il a pourtant (et qui l'ont) toujours aimées. Et c'est parce qu'il les aime tant, qu'il répugne maintenant à leur "faire mal l'amour". Dilemme connu des alcooliques : l'alcool c'est leur mort, mais aussi leur vitalité. On ne peut cependant résumer le film à cela ; Le Feu Follet n'est pas un récit sur l'alcoolisme.
Une des plus grandes réussites du film est de parvenir à convoquer l'univers mental de l'homme désoeuvré sans ennuyer un seul instant. On est loin d'Antonioni et de sa lenteur parfois rebutante. Le montage est ici dynamique, la mise en scène de Malle vive et élégante. La caméra suit Alain, et lui seul ; elle ne va pas vers les autres, et ce faisant traduit formellement l'enfermement intérieur du personnage. Malle cadre admirablement le monde d'Alain comme un espace clos aux frontières vites apercues, et la photographie du film rend compte de ce regard. Elle verse le jour dans des blancs éblouissants qui semblent cacher le monde à Alain, en le rendant aveugle ; la nuit, elle se tourne vers des abîmes obscurs, des trous noirs, qui attendent Alain pour l'aspirer et l'entrainer dans le pays où s'allongent les ombres. Que ces contrastes sont beaux ! Et ces images appellent si bien la musique de Satie pour offrir toute la floraison de leurs senteurs, qu'on dirait qu'il l'a composée pour le film. Il se dégage de ce monde sans purgatoire où marche Alain le naturel des grands films.
Le monde d'Alain ainsi délimité, il faut parler d'Alain lui-même, qui se révèle à nous lorsqu'il quitte sa chambre pour venir à Paris dans la deuxième partie du film. C'est un misanthrope, et il partage avec l'Alceste du Misanthrope de Molière plus d'un point commun. Alain vomit sur tous ces tartuffes qui se veulent artistes et prétendent défier la vie. Dégrisé, il est fatigué des grandes ou petites causes (Malle, transposant le récit de Drieu à son époque, évoque l'OAS) et des passions, qui ne l'ont jamais asservis à leurs chaines. Au monde, il demande toutes les indulgences, toutes les sympathies pour sa propre personne, mais sans jamais chercher à les provoquer. Il n'est jamais dans la mesure ou dans cette "sobre sagesse" dont Philinte (fidèle ami d'Alceste dans Le Misanthrope) vante les mérites après Saint Paul et Montaigne. Il exige trop du monde, et pas assez de lui-même.
Mais il est une chose qui sépare Alain d'Alceste : Alain se méprise. Ce monde qu'il voue aux gémonies, il se compte dedans. L'amour d'Alceste pour lui-même est si grand, qu'il lui fait concevoir le projet de partir vivre seul dans le désert loin des hommes. L'amour-propre d'Alain est si grand qu'il ne peut imaginer qu'un seul projet pour venger les humiliations qu'il a subies ("que d'humiliations" souffle-t-il dans le film), et pour se punir d'être un homme si décevant par rapport à l'homme qu'il aurait voulu être : se délivrer de lui-même. L'homme désoeuvré finit toujours par perdre son estime et se mépriser.
Maurice Ronet est Alain. Le visage creusé, les yeux fixes et tristes, la peau flasque, il est Alain, comme si Drieu l'avait croisé un matin, comme si Rigaut l'avait imité dans sa vie dérisoire, comme si les alcooliques le regardaient bien pour s'en faire le visage. Il est phénoménal dans ce rôle, et le mot ne lui rend pas justice.
Enfin, sachez que Le Feu Follet n'est pas un film qui rend triste. Dès le début, l'issue est certaine. Il faut passer ce premier quart d'heure et découvrir ce film, qui hisse le bon roman de Drieu à des hauteurs insoupçonnables. Bref, quel film ! Je m'étonne que l'on n'en parle pas davantage, que l'on ne le présente pas plus comme ce qu'il est manifestement : un fleuron du cinéma français des années 60. Le sujet ne s'y prête pas, dira-t-on. Si l'on veut, mais en art, et le cinéma déroge moins qu'un autre à la règle, tout est dans le traitement et le dosage.