Tess (Roman Polanski - 1979)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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Sabsena
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Re: Tess (Roman Polanski - 1979)

Message par Sabsena »

Magnifique film de Polanski, superbes images, decors, de tres belles scenes tres nombreuses, le film est tres long et tres beau, Nastassia Kinski est merveilleusement Tess heroine au destin tragique, mon film preferé de Polanski avec Le bal des vampires.
Vous conviendrez qu'il vaut mieux arroser quelqu'un que de l'assassiner. Fernando Rey : Cet obscur objet du désir.
Alcade
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Re: Tess (Roman Polanski - 1979)

Message par Alcade »

Tess — Roman Polanski — 1979

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Avec Tess, je continue ma découverte du cinéma de Polanski que je méconnais. Je ne l'imaginais pas filmer un film en costume !

Ce très beau portrait de femme retrace la vie d'une jeune paysanne, Tess, dans l'Angleterre du XIXe siècle, dotée d'une grande sensibilité et d'une grande beauté (Nastassja Kinski, veux-tu m'épouser ?) qui mettent en émoi les hommes du comté. Son amour ira à Angel Clare, qui la délaissera à cause du terrible sort de sa première aventure avec Alexander d'Urberville. Les hommes de ce film ne feront que trahir Tess, du père alcoolique qui l'enverra chez les d'Urbervill contre sa volonté au prêtre qui refusera d'officier pour l'enterrement de son bébé. Ballotée de mésaventure en amour, Tess finira là où elle a commencé, dans la boue, avant qu'un amant toujours épris et qu'un mari revenu du Brésil, ne précipitent son funeste destin.

Certains plans sont d'une très grande beauté (notamment les scènes de travaux agricoles !), et plus généralement, la photo est très belle (et le scope y fait honneur). Les références à Barry Lyndon et Days of Heaven aperçues dans ce fil de discussion sont très pertinentes. Je rajouterais celle de Badlands (toute la fin y fait penser)
Les scènes où Tess connaîtra l'amour baignent dans le soleil, tandis que celles plus tristes sont embrumées (Tess abusée dans la forêt, capturée à Stonehenge...). La fin semble faire revenir l'amour inconditionnel entre Tess et Angel, mais Tess n'y croit plus, elle se sait déjà condamnée.

Splendide !

(J'ai vu le montage qui fait moins de 3h, celui de 3h10 est-il disponible en dvd ?)
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odelay
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Re: Tess (Roman Polanski - 1979)

Message par odelay »

Alcade a écrit :Tess — Roman Polanski — 1979

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Avec Tess, je continue ma découverte du cinéma de Polanski que je méconnais. Je ne l'imaginais pas filmer un film en costume !

Ce très beau portrait de femme retrace la vie d'une jeune paysanne, Tess, dans l'Angleterre du XIXe siècle, dotée d'une grande sensibilité et d'une grande beauté (Nastassja Kinski, veux-tu m'épouser ?) qui mettent en émoi les hommes du comté. Son amour ira à Angel Clare, qui la délaissera à cause du terrible sort de sa première aventure avec Alexander d'Urberville. Les hommes de ce film ne feront que trahir Tess, du père alcoolique qui l'enverra chez les d'Urbervill contre sa volonté au prêtre qui refusera d'officier pour l'enterrement de son bébé. Ballotée de mésaventure en amour, Tess finira là où elle a commencé, dans la boue, avant qu'un amant toujours épris et qu'un mari revenu du Brésil, ne précipitent son funeste destin.

Certains plans sont d'une très grande beauté (notamment les scènes de travaux agricoles !), et plus généralement, la photo est très belle (et le scope y fait honneur). Les références à Barry Lyndon et Days of Heaven aperçues dans ce fil de discussion sont très pertinentes. Je rajouterais celle de Badlands (toute la fin y fait penser)
Les scènes où Tess connaîtra l'amour baignent dans le soleil, tandis que celles plus tristes sont embrumées (Tess abusée dans la forêt, capturée à Stonehenge...). La fin semble faire revenir l'amour inconditionnel entre Tess et Angel, mais Tess n'y croit plus, elle se sait déjà condamnée.

Splendide !

(J'ai vu le montage qui fait moins de 3h, celui de 3h10 est-il disponible en dvd ?)

Il me semble que les différences de durées doivent être dûes à la vitesse de défilement des images selon les pays. En NTSC (USA), ça doit être 3h10 et en PAL (Europe) 3h. Je ne crois pas qu'on ait eu un montage moins long. But I could be wrong...
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Re: Tess (Roman Polanski - 1979)

Message par Major Tom »

odelay a écrit :
alcade a écrit :(J'ai vu le montage qui fait moins de 3h, celui de 3h10 est-il disponible en dvd ?)

Il me semble que les différences de durées doivent être dûes à la vitesse de défilement des images selon les pays. En NTSC (USA), ça doit être 3h10 et en PAL (Europe) 3h. Je ne crois pas qu'on ait eu un montage moins long. But I could be wrong...
Hélas... non, la version américaine dure 190 minutes, la version européenne 170. Et même le double DVD collector français ne propose que cette version de 2h40. :(
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odelay
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Re: Tess (Roman Polanski - 1979)

Message par odelay »

Ah oui? J'ignorais cela (quoique c'est peut être dit dans le docu de BOuzereau). Pourtant je suis un fan du film et l'ai vu de nombreuses fois.

Sinon, un p'tit Blu-ray, ce serait pas de refus, car le DVD est assez catastrophique dans les scènes de brumes ou de brouillard où il y a un effet smearing important franchement dégueu.
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Re: Tess (Roman Polanski - 1979)

Message par Major Tom »

Polanski, Hardy, Elkabbach... :

À la fin du XIXème Siècle, dans le Dorset, comté au Sud-Ouest de Londres, Jack Durbeyfield (John Collin), misérable revendeur du village de Marlott, apprend fortuitement qu'il descend d'un noble lignage. Il envoie Tess (Nastassja Kinski), l'aînée de ses nombreux enfants, faire la connaissance de ses supposés cousins, les d'Urbervilles, riches propriétaires terriens de la commune de Trantridge. Ces derniers l'engagent pour s'occuper du poulailler. Le fils de la famille, Alec (Leigh Lawson), poursuit Tess d'une cour pressante et finit par la conquérir de force. Elle s'enfuit et retourne vivre dans son village. Elle accouche d'un enfant qui décède. Plus tard, Tess trouve un travail dans une ferme laitière où elle fait la connaissance d'Angel Clare (Peter Firth)...


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« Roman préfère ne pas parler de ce qu'il lui est arrivé aux États-Unis. Mais moi qui le connais bien, je sais qu'il n'est plus tout à fait le même. Plus grave, plus mûr, plus réceptif. Cela se sent dans Tess (Gérard Brach dans Polanski par Polanski). »

À la sortie de Tess, la majorité des critiques est conquise, éblouie par l'œuvre et le travail d'adaptation des scénaristes. Cependant, certains manifestent ouvertement le regret que Roman Polanski se situe en recul par rapport à son œuvre antérieure, du point de vue du morbide et de l'effrayant. Le réalisateur a répondu à ses détracteurs par un argument sociologique. Dans les années soixante, ce qu'il mettait en scène était inédit sur les écrans car la société de l'époque interdisait le genre d'audaces ou la violence de ses films. Par contre, à la fin des années soixante-dix, la tendance sur les écrans occidentaux est celle de la surenchère d'hémoglobine, de violences physiques, de sexe, d'angoisse et de distorsions optiques ou musicales, au point que le cinéaste, invité sur le plateau de Question de temps en 1979, dit à Jean-Pierre Elkabbach en être écœuré. Polanski préfère fournir au public l'amour romanesque, la tendresse et les sentiments humains profonds et universels qui font alors cruellement défaut dans les salles, avec une économie d'effets presque choquante pour l'époque, réalisant son film de la maturité et son premier film d'amour.

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Thomas Hardy
Né en 1840 dans le Dorset, la région où se situe l'histoire, l'auteur du roman, Thomas Hardy, a commencé par apprendre le métier d'architecte. Dans les années 1860, il travaille à Londres. Il y observe la montée triomphante de l'ère Victorienne et les mutations qui l'accompagnent sur fond d'hypocrisie morale et d'injustice sociale. Il écrit ses premiers romans à partir de 1871. En tout, il en publiera quatorze jusqu'à Jude l'obscur en 1895, avant de se consacrer à la poésie. Il dictera son dernier poème à sa femme sur son lit de mort en 1928. Son œuvre la plus connue, avec Jude l'obscur, demeure Tess of d'Urbervilles qui porte en sous-titre: "Une femme pure, fidèlement présentée par Thomas Hardy". Le roman a d'abord été publié par épisodes à partir de 1891, dans divers journaux et revues, ce qui explique partiellement la double tendance épisodique du récit et mélodramatique de l'histoire. Deux premières adaptations cinématographiques, toutes deux intitulées Tess Of d'Urbervilles, ont été tournées du vivant de Hardy. La première, mise en scène en 1913 par J. Searle Dawley, a été totalement perdue. La seconde, réalisée par Marshall Neilan en 1924, a désespéré Hardy car la fin a été transformée en happy end. David O. Selznik, glorieux producteur d'Autant en emporte le vent, La Maison du docteur Edwardes, Le Troisième homme... rachète les droits et caressera toute sa vie le projet de l'adapter. Il propose l'adaptation notamment à Carol Reed qui refuse, faute d'un scénario digne de ce nom (bien lui en a pris puisqu'il signe Le Troisième homme à la place). Claude Berri, réalisateur, producteur et distributeur ami de Roman Polanski, lui rachète les droits avant que l'œuvre ne tombe dans le domaine public. Berri et Polanski décident de tourner Tess en 1978 mais le projet était bien avant dans l'air...

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C'est par l'entremise de Sharon Tate, son épouse assassinée en 1969 et à qui le film est dédié, que Roman Polanski a pris connaissance du livre, le jour-même où il se voient pour la dernière fois. Lui, reste à Londres pour préparer un film, Un Animal doué de raison (qu'il ne tournera finalement jamais), elle, retourne par la mer aux États-Unis pour y accoucher (elle est dans son huitième mois), en lui disant qu'elle a laissé le livre de Hardy dans leur chambre à son attention, en ajoutant qu'il ferait un bon film. Polanski porte donc ce projet impossible en lui depuis déjà dix ans quand Berri lui propose de le produire, à son retour des États-Unis où ses déboires judiciaires l'empêchent de poursuivre la pré-production du Premier péché mortel.

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Le travail d'adaptation réunit à nouveau le fidèle Gérard Brach et Roman Polanski. John Brownjohn développe la version anglaise du scénario. Il faut bien sûr faire des coupures à cause de la longueur du livre. Selon les propres dires de Polanski, le principe directeur est de conserver "l'atmosphère à 100%, les péripéties à 40%", un "maximum d'émotion pour un minimum d'images." Ils accordent notamment peu d'importance au personnage de la sœur cadette, Liza Lou, qui, dans le roman, hérite de la pureté angélique de sa sœur aînée au fur et à mesure que celle-ci sombre dans la déchéance. Ils gomment plusieurs scènes, comme l'accident mortel de l'unique cheval des Durbeyfield par la faute de Tess, mais aussi en écrivent de nouvelles pour rendre l'histoire plus visuelle ou plus intense, en modifiant de temps en temps la scénographie indiquée par le livre. Ils suppriment tout le romantisme échevelé et évitent les grandes scènes naïves (ce qui est acceptable au niveau de la sentimentalité dans la littérature du XIXème siècle ne l'est plus forcément de nos jours).

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Le début de Tess est l'exemple d'un ingénieux savoir-faire au niveau de l'écriture par Brach et Polanski, comme dans la mise en scène. L'ouverture du film est une grande séquence d'abord fixe puis mobile, tournée entre chien et loup ce qui s'ajoute aux difficultés, et qui demeure un des plus beaux plans-séquences de la carrière du cinéaste. Les scénaristes ont légèrement modifié l'ordre du livre pour introduire efficacement le film avec l'arrivée du cortège de jeunes filles. En trois minutes, le spectateur se retrouve plongé dans la campagne normande au printemps, découvre l'innocence et la pureté de la jeune fille, et est lancé dans l'intrigue avec le pasteur vaniteux et bavard croisant sur son chemin l'ivrogne faible d'esprit. Cette simple rencontre, au demeurant anodine, va changer la vie de Tess en tragédie. Deux routes se croisent, un simple décalage peut éviter cette rencontre et empêcher l'histoire, c'est l'ironie du destin.

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Tess est un personnage vulnérable, élevée dans un esprit de soumission, mais gardant une certaine fierté à l'intérieur de sa dépendance. Elle accepte les évènements jusqu'au moment où elle assassine un homme, et où sa rébellion la fait basculer dans un autre monde. La révolte de Tess est toujours présente mais intériorisée, inexprimée, car elle ne pense pas qu'elle peut changer l'ordre des choses... Le problème de taille qui s'est posé à tous ceux qui ont eu envie de faire Tess avant Polanski, notamment Selznik, a toujours été l'actrice. Il faut qu'elle soit capable de jouer le rôle en étant à la fois jeune (dix-sept, dix-huit ans) et avec un talent déjà remarquable. La fille de l'acteur Klaus Kinski, Nastassja, a menée avec sa mère une vie de nomade, allant d'hôtel en hôtel, acquérant très tôt une expérience de la vie qui semble fixée dans son regard. Elle a déjà tourné quelques films quand elle rencontre Roman Polanski pour la première fois, à Munich, en 1976. Leur relation défraiera plus tard la chronique (elle a quinze ans à ce moment-là) lorsque Polanski sera impliqué dans son affaire de mœurs hollywoodienne, mais tous deux démentiront publiquement leur liaison pour calmer les médias. À leur rencontre, Polanski n'a aucun film précis en tête, mais subjugué par sa beauté et sa présence, il lui fait quand même signer un contrat. Sous son parrainage, elle apprend à parler correctement anglais aux États-Unis et suit des cours de comédie sous la direction de Lee Strasberg. Lorsque débute la production de Tess avec Claude Berri, elle part dans le Dorset en tant qu'élève fermière, afin de se familiariser avec les gestes, le dialecte du comté et l'accent. Tess a lancé sa carrière. Avec son physique de cinéma, fin et capable d'émouvoir sans même bouger, Nastassja Kinski livre une composition sobre, naturelle et convaincante, donnant indiscutablement une immense crédibilité ainsi qu'une profondeur et une tristesse intenses à ce personnage de fille-mère dont le rayonnement intérieur domine la lâcheté des hommes.

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La courte séquence où Tess découvre Le Capital au chevet d'Angel Clare permet de désigner ce dernier comme "marxiste" (dans le livre, Thomas Hardy n'évoque jamais Marx mais un livre que commande Angel au libraire du village, contenant un nouveau système philosophique et qui bouleverse son père). L'idéaliste Angel se dit libre penseur. Pourtant, il devient soudainement l'intolérance incarnée, en apprenant avant sa nuit de noces que Tess ne correspond pas tout à fait à l'image qu'il s'est forgé d'elle. Il va jusqu'à la repousser et s'exiler au Brésil plusieurs années, sans donner aucune nouvelle. Comparé à Angel, Alec est un personnage plus honnête dans son cynisme et plus séduisant. Sorte de dandy élégant, avec une attitude décontractée, toujours bien coiffé et bien habillé, représentant la tentation à laquelle Tess résiste, Alec est une "variation laïque du Diable" pour reprendre les mots de l'homme de lettres bordelais Jacques Rivière. Peut-être que Thomas Hardy a appelé le deuxième personnage "Angel" (ange) à cause de ça.

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La Bretagne, région dont Polanski est amoureux, offre au film d'admirables paysages et fournit à la fois l'atmosphère de l'histoire et le climat que les auteurs recherchent. L'existence de ce film indépendant, le plus cher jamais tourné en France, doit beaucoup à Claude Berri qui a laissé de côté ses projets personnels, préférant investir tout ce qu'il a dans celui-ci. Tess est un film compliqué, qui doit se réaliser sur plusieurs saisons, avec un caractère d'authenticité auquel tient énormément Polanski. Malgré tout, il s'agit d'un des tournages les plus agréables pour lui, grâce notamment à des techniciens dévoués. Chaque jour ou presque offre une joie à ce cinéaste d'ordinaire confronté à des productions chaotiques. Le tournage connaîtra néanmoins un épisode douloureux. Un soir, après le tournage de la scène de danse dans la grange (une des scènes que préfère Polanski dans son film), le directeur de la photographie, Geoffroy Unsworth, décède d'un infarctus dans sa chambre d'hôtel. Toute l'équipe est affectée. Polanski le remplace pendant quelques jours à la caméra pour ne pas interrompre les prises, avant que n'arrive son remplaçant. Ghislain Cloquet est parvenu à dépasser la difficulté de s'intégrer avec les autres, et de retrouver le style du film en quelques jours. Le réalisateur dira plus tard qu'il a eu la chance de travailler avec les gens les plus fantastiques du métier.

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Roman Polanski est parvenu à rendre un hommage réussi à la nature féminine au-delà du désir sexuel et de la tendresse enfantine. Mais contrairement à ce qu'on pense, et qu'on dira encore à la sortie du Pianiste en 2002 concernant la guerre cette fois, ce n'est pas complètement nouveau dans son œuvre, puisqu'il a réalisé en 1959 Quand les anges tombent, court-métrage d'étudiant très élaboré qu'on peut qualifier de drame romantique. Ce petit film quasi muet condense, dans une forme particulièrement audacieuse, à la fois un hommage à la femme et à la vieillesse, et une dénonciation de la guerre plutôt courageuse étant donné l'époque et le lieu de production (la Pologne communiste de la fin des années cinquante).

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Quand les anges tombent (1959), Tess (1979).

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Polanski durant ses études aux Beaux Arts.
Revenons justement à la Pologne. Les cours d'histoire de l'art à Cracovie et la fréquentation des musées ont permis à Polanski de développer une sensibilité esthétique et d'acquérir une culture encyclopédique des toiles de maîtres. D'ailleurs, pour son premier voyage à Paris en 1957, il partagera son temps entre la Cinémathèque et le Louvre. Il n'est guère étonnant de retrouver dans ses films des références picturales plus ou moins manifestes. Comme Visconti ou Kubrick (surtout Barry Lyndon), Polanski aime s'inspirer du regard des peintres sur une période historique et sur un lieu, surtout à l'occasion d'un film d'époque évidemment. Pour Tess, il n'a pas en tête un peintre mais plutôt le climat général de la peinture anglaise du XIXème siècle, au niveau de la lumière et l'atmosphère. Sa photographie est enrichie par une documentation riche et une réappropriation tenant de l'hommage, sans tomber heureusement dans la simple citation ouverte ni une suite de plans référenciels (un des reproches les moins crédibles de la presse de l'époque consiste à dire que Tess est une succession de tableaux fixes, ce qui est faux et au final plutôt flatteur pour Polanski et la photographie du film: la caméra est constamment en mouvement, simplement de manière si subtile et si fluide que sa mise en scène en est très discrète, à l'opposé de la virtuosité inutile mais courante à l'époque).

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Par exemple, la scène du travail agricole pénible que Tess accepte après être retournée dans sa famille de plus en plus pauvre, évoque le français Jean-François Millet, Des Glaneuses par exemple, sans pour autant être là pour flatter l'amateur ou l'historien de l'art. Les scènes de la vie paysanne évoquent aussi les préraphaélites anglais John Everett Millais et William Holman Hunt, et on pense à John Constable ou Gustave Courbet pour les paysages, entre autres. Bien que des peintres ou des toiles soient parfois cités dans quelques tableaux ou vitraux aperçus par-ci par-là dans le film, il n'y a quasiment pas de référence explicite dans Tess. C'est plutôt dans la pose des personnages, dans le cadrage utilisé, dans le choix d'un paysage avec un soleil couchant par exemple, qu'on peut lier le film à tel artiste ou à une école.

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Pour terminer, j'aimerais évoquer une des scènes suivant le mariage entre Angel et Tess, peu avant la confession, et plus particulièrement la présence d'un trucage de cinéma, le faux miroir. C'est simple sur le papier, mais coûteux (du moins pour l'époque) et nécessitant une grande préparation. Ce plan est intéressant car il est très furtif, témoignant soit du pouvoir de persuasion et d'argumentation du cinéaste, soit de la liberté dont il bénéficie particulièrement sur ce tournage. Le principe est de remplacer un miroir par une vitre, avec de l'autre côté le même décor mais recréé à l'envers, et les doublures supposées ressembler physiquement aux acteurs principaux, avec les mêmes vêtements, qui jouent la même chose de manière inversée et synchronisée. Polanski n'en est pas à son coup d'essai avec ce trucage. Il l'a déjà utilisé avec succès à deux reprises dans Le Bal des vampires (1967), dans une scène où le personnage qu'il incarne, Alfred, regarde un grand miroir où lui seul apparaît et pas le fils du comte assis à côté de lui, et dans la fameuse scène du bal où les êtres vivants sont démasqués. Dans Tess, ce trucage permet uniquement "d'effacer" dans le miroir toute l'équipe technique supposée être derrière les acteurs. On peut supposer qu'il y a là une référence à Van Eyck, peintre hollandais que Polanski admire. Les Époux Arnolfini est un tableau célèbre pour sa mise en abime du petit miroir, situé face à nous, sous l'inscription "Johannes Van Eyck fuit hic" (Jan Van Eyck fut ici), dans lequel se reproduit toute la pièce, la fenêtre offrant une vue de Bruges, les deux protagonistes et deux nouveaux personnages "à la place" du peintre.

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Le Bal des vampires (1967), Tess (1979).

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Les Époux Arnolfini (1434) de Van Eyck.
Présenté, perçu et admiré comme un film de la passion, ce qu'il est sans nul doute, Tess est une fable belle et tragique, d'une immense force dramatique. Polanski a réalisé un film qui a l'émotion profonde et digne des romans de Dostoïevski et des pièces de Tchékov. Il y parvient avec retenue, sans jamais réaliser de scènes de déclarations d'amour interminables, de crises d'hystérie dans les malheurs ou des meurtres filmés avec complaisance, et en laissant plutôt une place importante à des paysages réalistes. Au plus, une scène de viol vite masquée par la brume, ou un insert sur un couteau à viande, une tache de sang grandissante au plafond et des traces rouges sur une robe, ou encore une courte colère lorsque Tess ne parvient pas à convaincre le pasteur apiculteur (probablement un jeu de mot avec "wasp" signifiant en anglais à la fois "guêpe" et "blanc protestant d'origine anglo-saxonne") de faire inhumer son bébé dans le cimetière de la paroisse, c'est tout. Magnifiquement filmé, Tess offre parfois des images d'une grande beauté poétique, comme la scène de la forêt où l'héroïne, préparant lentement sa couche à même le sol, se retrouve face à un cerf, faisant basculer ce moment en une fraction de seconde dans un autre univers.

Tess (1979). Un film de Roman Polanski. Scénario de Gérard Brach & Roman Polanski et John Brownjohn, basé sur le roman Tess of d'Urbervilles de Thomas Hardy. Photographie par Geoffrey Unsworth et Ghislain Cloquet. Décors de Pierre Guffroy. Musique de Philippe Sarde avec le London Symphony Orchestra (sous la direction de Carlo Salvina). Costumes d'Anthony Powell. Produit par Claude Berri et Timothy Burrill. Réalisé par Roman Polanski.
Dernière modification par Major Tom le 1 mars 11, 10:13, modifié 2 fois.
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Demi-Lune
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Re: Tess (Roman Polanski - 1979)

Message par Demi-Lune »

:shock: Très beau texte.
Un des rares Polanski qu'il me reste à voir, ta chronique ne peut que mettre l'eau à la bouche.
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Re: Tess (Roman Polanski - 1979)

Message par Strum »

Une bonne chronique, très bien documentée, qui donne envie de voir le film, en effet. J'hésite cependant, pour une raison : je crains que ça ne finisse mal pour Tess et j'aime les histoires qui finissent bien (du moins pas trop mal).
Polanski a réalisé un film qui a l'émotion profonde et digne des romans de Dostoïevski et des pièces de Tchékov. Il y parvient avec retenue, sans jamais réaliser de scènes de déclarations d'amour interminables, de crises d'hystérie dans les malheurs ou des meurtres filmés avec complaisance, et en laissant plutôt une place importante à des paysages réalistes
Un commentaire en passant sur ce passage, à propos de Dostoïevski (que j'aime énormément): je ne crois pas qu'il ait sa place dans ce paragraphe, puisque chez lui, l'émotion procède justement de scènes totalement excessives, voire hystériques, et qu'on trouve dans ses livres un certain nombre de scènes de meurtres ou de suicides chocs (pour son époque, s'entend). :wink:
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Re: Tess (Roman Polanski - 1979)

Message par Wagner »

Les souliers de Dostoïevski sont surtout d'une pointure différente de ceux de Polanski.
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Major Tom
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Re: Tess (Roman Polanski - 1979)

Message par Major Tom »

Merci, sauf Wagner. ;)
Strum a écrit :Une bonne chronique, très bien documentée, qui donne envie de voir le film, en effet. J'hésite cependant, pour une raison : je crains que ça ne finisse mal pour Tess et j'aime les histoires qui finissent bien (du moins pas trop mal).
Ça se termine par des happy end chez Dostoïevski? :D

Ça me fait penser que Gérard Brach suggérait, à ceux qui lui disaient d'écrire une fin qui finit bien ou que ce serait mieux, d'aller "visiter un quelconque goulag, après on verra si vous avez toujours envie d'entendre parler de happy end" (Un scénariste au travail). Je pense que ça t'annonce la couleur pour Tess, comme plusieurs films auxquels il a participé, et j'en suis navré. :oops: Grosso modo pour me justifier, disons qu'on a affaire aux auteurs (Bralanski) qui font partie de ceux qui, toutes proportions gardées, comprennent et arrivent le mieux à décortiquer l'esprit, les comportements humains, la race humaine, pour avoir été proche (sens du relationnel développé) ou confronté à elle de nombreuses fois (Polanski et les camps nazis, Brach et la division Charlemagne - en tout cas un duo très intéressant). Le rapport avec Dostoïevski, qui connaissait très bien la race humaine aussi, peut se faire sur de nombreux points différents de la question de ce qui est "montré", question néanmoins intéressante, puisqu'effectivement, si Polanski (qui cherche l'authenticité au maximum comme Dostoïevski creusait comme un journaliste dans la véracité) montrait de la violence graphique exacerbée avec Macbeth (alors que dans la pièce, cela se passait évidemment en coulisses) mais du coup peu réaliste à l'écran (giclées de sang d'un rouge acrylique), à l'inverse il réduit ça au strict minimum dans Tess mais pour des raisons d'équilibre et une sophistication jusqu'au-boutiste de sa mise en scène. Sur ce point, oui, ils ne sont pas comparables.
Je pense aussi du point de l'importance de l'œuvre, carrément, et de sa portée universelle (c'est basé sur un chef d'œuvre, ce qui n'en fait pas automatiquement un, certes, toutefois c'est le cas). Je ne sais pas si j'ai été clair, en fait. Bref, je trouve toujours la comparaison (il s'agit peut-être de dithyrambe) valable, elle mériterait simplement d'être approfondie (ou alors vois le film et dis-moi si je n'ai pas raison)... mais si ça gêne vraiment et comme je suis sûr que tu dois mieux connaître Dostoïevski que moi, alors je devrais peut-être l'enlever et ça m'éviterait de pondre un nouveau roman sur un sujet comparatif cinoche/bouquin dans ma chronique (flemme, là). :mrgreen:
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Re: Tess (Roman Polanski - 1979)

Message par Strum »

Major Tom a écrit :Le scénariste Gérard Brach suggérait, à ceux qui lui disaient d'écrire une fin qui finit bien ou que ce serait mieux, d'aller "visiter un quelconque goulag, après on verra si vous avez toujours envie d'entendre parler de happy end" (Un scénariste au travail). Je pense que ça t'annonce la couleur pour Tess, comme plusieurs films auxquels il a participé, et j'en suis navré. :oops: Grosso modo pour me justifier, disons qu'on a affaire aux auteurs les plus directs, qui font partie de ceux qui, toutes proportions gardées, comprennent et arrivent le mieux à décortiquer l'esprit, les comportements humains, la race humaine, pour avoir été proche (sens du relationnel développé) ou confronté à elle de nombreuses fois (Polanski et les camps nazis, Brach et la division Charlemagne - en tout cas un duo très intéressant). Le rapport avec Dostoïevski, qui connaissait très bien la race humaine aussi, peut se faire sur de nombreux points différents de la question de "ce qu'on montre", question néanmoins intéressante, puisqu'effectivement, si Polanski (qui cherche l'authenticité au maximum) montrait de la violence graphique exacerbée avec Macbeth (alors que dans la pièce, cela se passait évidemment en coulisses), à l'inverse, il réduit ça au strict minimum dans Tess mais pour des raisons d'équilibre et une sophistication jusqu'au-boutiste de sa mise en scène. Sur ce point, oui, ils ne sont pas comparables. Je pense aussi du point de l'importance de l'œuvre et de sa portée universelle (c'est basé sur un chef d'œuvre, ce qui n'en fait pas automatiquement un, certes, toutefois c'est le cas). La comparaison est je trouve valable, elle mériterait simplement d'être approfondie...
Woody Allen a aussi dit la même chose (et le faisait même dire à son personnage de Whatever works qui proposait d'organiser des "concentration camp weekends") . Seulement, je trouve que ce genre de remarque fait mine d'ignorer une des raisons pour lesquelles le cinéma est si important pour beaucoup : c'est parce que la réalité est ce qu'elle est et qu'on le sait, qu'on a aussi besoin de voir des films avec des "happy ends". S'agissant de Dostoïevski, il a écrit quatre chefs-d'oeuvre : Les Frères Karamazov, L'Idiot, Les Démons, Crime et Châtiment. Sur les 4, deux se terminent vraiment mal. Les deux autres, sans que l'on puisse dire qu'ils se terminent bien, se terminent avec une lueur d'espoir, de foi en l'avenir. Sinon, je n'ai aucun problème avec les livres qui se terminent mal ; au contraire, tous mes livres préférés se terminent mal ou pas très bien. C'est donc au cinéma que je n'aime pas toujours cela, sachant tout de même que la plupart de mes films préférés n'ont pas de happy ends. Je verrai sûrement Tess un jour, cela dit.

S'agissant du rapport entre Dostoïevski et Polanski, j'aime trop le premier, et je connais trop peu le second (pour lequel je n'ai pas d'affection particulière tout en reconnaissant son talent), pour avoir jamais réfléchi à la question de leurs points communs. Je ne suis pas sûr qu'ils en aient beaucoup. Dostoïevski était un nationaliste mystique et exalté, antisémite par dessus le marché, et c'est un étonnant paradoxe qu'il ait pu écrire les livres qu'il a écrits qui produisent sur leur lecteur l'effet inverse que produirait une doctrine nationaliste. En y réfléchissant quelques minutes, on pourrait sûrement établir cependant que Dostoïevski et Polanski mettaient tous les deux en scène des personnages paranoïaques, mais sur un plan psychologique, la nature de leur paranoïa me parait fort différente. Sinon, garder la mention de Dosto dans ton texte si tu préfères n'a bien sûr rien de "gênant". :)
Wagner a écrit :Les souliers de Dostoïevski sont surtout d'une pointure différente de ceux de Polanski.
Certes, mais à cette aune, peu de cinéastes, si ce n'est aucun, peuvent être comparés à Dostoïevski. Par ailleurs, mettre des souliers trop grands est parfois confortable et peut être pour un artiste source d'inspiration.
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Major Tom
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Re: Tess (Roman Polanski - 1979)

Message par Major Tom »

Strum a écrit :Woody Allen a aussi dit la même chose (et le faisait même dire à son personnage de Whatever works qui proposait d'organiser des "concentration camp weekends").
Je ne me souviens pas de ça (en même temps, on ne peut pas se rappeler de tout avec Allen, ce sont des textes-fleuves), mais ce n'est pas étonnant. :lol:

Si ça te dit de perdre l'envie de voir des happy end, regarde La Baie des anges de Jacques Demy, ou comment le cinéaste retombe dans ses travers et gâche son meilleur film en cinq secondes. Impossible d'y croire.
Strum a écrit :S'agissant du rapport entre Dostoïevski et Polanski, j'aime trop le premier, et je connais trop peu le second (pour lequel je n'ai pas d'affection particulière tout en reconnaissant son talent), pour avoir jamais réfléchi à la question de leurs points communs. Je ne suis pas sûr qu'ils en aient beaucoup. Dostoïevski était un nationaliste mystique et exalté, antisémite par dessus le marché, et c'est un étonnant paradoxe qu'il ait pu écrire les livres qu'il a écrits qui produisent sur leur lecteur l'effet inverse que produirait une doctrine nationaliste. En y réfléchissant quelques minutes, on pourrait sûrement établir cependant que Dostoïevski et Polanski mettaient tous les deux en scène des personnages paranoïaques, mais sur un plan psychologique, la nature de leur paranoïa me parait fort différente. Sinon, garder la mention de Dosto dans ton texte n'a bien sûr rien de gênant. :) .
Ah mais humainement je sais qu'ils n'ont rien à voir! ;) C'est plutôt d'un point de vue de leur talent. En dehors des paranoïaques, moi c'est toute la galerie de personnages polanskiens qui me semblent sortir de Crimes et châtiments, ou peu importe, et inversement dans mon imagination en tout cas, quand je lis un de ses livres et imagine les personnages... Il est vrai qu'au niveau fureur et hystérie, il y a ça chez Polanski mais ailleurs que dans Tess.
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Re: Tess (Roman Polanski - 1979)

Message par Wagner »

Strum a écrit :Certes, mais à cette aune, peu de cinéastes, si ce n'est aucun, peuvent être comparés à Dostoïevski. Par ailleurs, mettre des souliers trop grands est parfois confortable et peut être pour un artiste source d'inspiration.
Aucun effectivement, et c'est justement ça qui me gène un peu (pas plus que ça non plus): en citant un grand nom pour exalter le travail d'un réalisateur on arrive au résultat inverse (je précise que Tess est mon film préféré de Polanski).
Strum a écrit : S'agissant de Dostoïevski, il a écrit quatre chefs-d'oeuvre : Les Frères Karamazov, L'Idiot, Les Démons, Crime et Châtiment.
Il faut au moins rajouter Les Carnets du sous-sol.
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Re: Tess (Roman Polanski - 1979)

Message par Strum »

Wagner a écrit :Il faut au moins rajouter Les Carnets du sous-sol.
C'est très très bien, mais c'est trop court pour moi, et je ne le mets donc pas sur le même plan que les quatre autres.
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Re: Tess (Roman Polanski - 1979)

Message par someone1600 »

Tres belle chronique qui donne tres envie de découvrir ce film. :wink:
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