Claude Chabrol (1930-2010)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés à partir de 1980.

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Anorya
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Re: Claude Chabrol (1930-2010)

Message par Anorya »

feb a écrit :Image
Anorya a écrit :Merci pour le chocolat (Chabrol - 2000).
...
5/6.
La lecture de ta belle chronique m'avait vraiment donné envie de découvrir ce film de Chabrol qui me faisait de l'oeil dans son meuble et je t'en remercie parce que j'ai vraiment apprécié ce film :wink: Je me retrouve complètement dans l'analyse que tu fais du film et des (nombreuses) interrogations qui apparaissent tout au long de son visionnage.
A mon tour de te remercier pour ton avis que j'approuve amplement. Je n'étais pas revenu ici depuis un récent visionnage de Chabrol (cf plus bas), donc je m'excuse de répondre si tardivement (il faut dire que je passe en courant sur le forum le plus souvent). Mais je me disais, pourquoi ne pas copier-coller ta chronique de Madame Bovary dans ce même topic justement ? :) :wink:

Et merci à Nestor de sa chronique d'un Chabrol que j'avais assez apprécié quand je l'avais vu il y a quelques années lors d'une mini rétrospective en fac de films Chabroliens. Question subsidiaire mais essentielle, ce film existe t-il en dvd ?


Et puisque je suis ici, j'en profite pour tirer une chaise (ou une bûche comme diraient nos amis Québecois) et prendre une bouffée de Chabrol avec deux mini-chroniques de deux très grands films dont la minceur textuelle ne cache pas toute mon admiration pour ceux-ci je l'espère.


Le Boucher (1970).
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Je ne saurais dire ce qui est le plus fascinant ici. Sans doute en premier lieu, la psychologie et la qualité d'écriture des personnages, alors allons-y. Je ne cache pas que Jean Yann comme Stéphane Audran sont au top. Lui en boucher trop gentil pour être honnête, elle en directrice d'école cachant un lourd secret. Plus le film avance plus il évolue et comme souvent chez Chabrol, la traversée des apparences s'effectue tant pour les personnages que les spectateurs. Ce qui commence comme un petit thriller campagnard se poursuit ensuite comme un immense drame sur la confusion des sentiments : au fond, on démasque vite le coupable de ces meurtres en série, Chabrol lui-même le sent et fait tout pour qu'on le remarque. Alors soudain, le film bascule (le coup du briquet : est-ce qu'on voit double ?), les personnages se confient, se tournent autour, comprennent la vérité mais (et c'est là le plus beau), la gardent pour eux, afin de ne pas déflorer leur relation. Et l'on comprend alors d'autant mieux leur fragilité que la mise en scène, toujours subtile (mais incroyablement précise. Je pense à ce plan-séquence où Audran et Yanne discutent mine de rien, après avoir assisté à un mariage) n'en fait jamais trop. Certaines hypothèses sont avancées sur ce qui a pu amener le meurtrier à tuer (mention toutefois très intéressante de la guerre d'Algérie, soulignons-le) mais au fond, on s'en fout tellement l'histoire évolue lentement jusqu'à un climax d'anthologie complètement brillant dans ces 30 dernières minutes. Elles m'ont clouées littéralement. 6/6.
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Que la bête meure (1969).

Encore une fois agréablement surpris par le regretté Chabrol. Cela commence à priori par une histoire de vengeance avec un accident horrible (évoqué en flânerie Cinéphagienne récemment, pouf pouf). Un père de famille se met en tête de retrouver l'ignoble individu, homme ou femme qui lui a écrasé son moutard et se mure dans la froide résolution de lui faire payer au prix fort. C'est bien connu, la vengeance est un plat qui se mange froid (proverbe Klingon témoignant que Chabrol et Tarantino connaissent leurs classiques. Ah zut, c'est tiré d'Hamlet en fait. :mrgreen: ). Sauf que le fait de devenir un monstre inhumain implique bon nombre de sacrifices et un constat véridique : il n'est pas facile de tuer un homme. Cela demande du temps et surtout une volonté de fer. Un simple quidam, même abattu dans le désespoir peut-il y arriver ? N'aura t-il pas des remords ? A moins qu'en face de lui, il y ait un salaud intégral...
Comme souvent chez Chabrol, le film évolue et le jeu des masques (pour reprendre un titre de film Chabrolien) tombe lentement. Tout le film dépasse la simple idée de revanche pour nous faire lentement accepter la rédemption d'un homme face à ses propres choix moraux. La fin parachève cette idée, inattendue, sublime, à pleurer, d'une justesse affolante. 6/6.
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Jordan White
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Re: Claude Chabrol (1930-2010)

Message par Jordan White »

Anorya a écrit :Question subsidiaire mais essentielle, ce film existe t-il en dvd ?
Si ta question c'est de savoir si Madame Bovary existe en DVD, la réponse est oui.
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feb
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Re: Claude Chabrol (1930-2010)

Message par feb »

@Jordan White : je pense qu'Anorya faisait référence au post de Nestor sur le film L'oeil du malin. Il existe en DVD mais dans une édition de 2001 qui est hors de prix sur le market place Amazon.

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Madame Bovary - Claude Chabrol (1991)
N'ayant jamais lu l'œuvre de Flaubert ou vu les films de Renoir et Minelli, je ne peux pas comparer l'adaptation faite par Chabrol mais simplement reconnaitre que le film est réussi. Je partais avec une légère crainte de m'ennuyer mais le film se regarde sans déplaisir (malgré quelques longueurs...), les personnages sont bien interprétés, Chabrol propose une mise en scène qui nous "plonge" dans l'esprit d'Emma Bovary en jouant sur les teintes chaudes ou froides en fonction de son état, sur des jeux de cadrages qui semblent nous indiquer son ivresse ou sa tristesse.
Isabelle Huppert est impeccable, elle passe de la joie aux larmes, de la gaieté à la catatonie avec un naturel, une facilité, une fois de plus je suis conquis...en même temps j'adore cette actrice :oops:
Jean-François Balmer est aussi bon dans le rôle du mari naïf, niais (même si parfois il semble en faire un peu trop) mais tellement amoureux de sa femme et incapable de comprendre ce qu'elle désire. Tout comme Jean Yanne qui campe le pharmacien de la ville qui ne cherche qu'à faire parler de lui et plein d'orgueil.
Les amants d'Emma sont également très bons, Lucas Belvaux et surtout Christophe Malavoy dans le rôle du dandy amoureux mais coureur de jupons et tellement cruel envers Emma.

Chabrol filme magnifiquement Emma (très beaux plans sur son visage sur lequel coulent des larmes, ses tenues qui sont la représentation de son état d'esprit) et nous montre l'évolution du personnage qui se décompose en phases : de sa rencontre avec M. Bovary, ses illusions vites brisées, sa vie monotone, son sacrifice pour son mari, sa renaissance dans les bras d'autres hommes, sa déchéance, à sa mort. Il dépeint parfaitement l'époque (décors et costumes parfaits) et on sent qu'il a pris soin de respecter l'œuvre de Flaubert (confirmé par les compléments de l'édition MK2 avec 5 analyses de scènes où Claude Chabrol fait toujours le lien avec le livre et les descriptions apportées par l'auteur).
Dernière modification par feb le 22 janv. 11, 19:19, modifié 1 fois.
Anorya
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Re: Claude Chabrol (1930-2010)

Message par Anorya »

Jordan White a écrit :
Anorya a écrit :Question subsidiaire mais essentielle, ce film existe t-il en dvd ?
Si ta question c'est de savoir si Madame Bovary existe en DVD, la réponse est oui.
Oui oui, je pense même pouvoir l'emprunter en vidéothèque prochainement celui-là. Ma question s'adressait plus à Nestor concernant L'oeil du malin.
Comme je l'ai dit plus haut, je ne l'ai vu qu'une fois, lors d'une rétrospective à la cinémathèque de ma fac il y a quelques années. Or, comme souvent avec eux, la copie accusait son âge mais il semblait que c'était alors l'unique moyen de voir ce film. Je me demandais si les choses avaient changées car à ma connaissance je n'ai jamais remarqué d'édition dvd de ce film. :)

edit : grillé par Feb.
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Alligator
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Re: Claude Chabrol (1930-2010)

Message par Alligator »

Les bonnes femmes (Claude Chabrol, 1960) :

http://alligatographe.blogspot.com/2011 ... emmes.html

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_______________

Un vieux Chabrol, très vieux, qui comme souvent avec ce cinéaste provoque en moi une espèce d'avancée à tâtons qui n'est pas désagréable. Si sur une très large partie de sa carrière, pour la plupart de ses 20 ou 30 dernières années, il a plutôt investi le champs du polar social, lequel lui a permis de s'attaquer à son ennemi adoré, la bien dégueulasse et veule bourgeoisie de province, ses premiers films avancent beaucoup moins clairement. Sa jeunesse le fait-elle balbutier? Le bonhomme se chercherait-il? Je ne sais pas. Quoiqu'il en soit, ces "bonnes femmes" adoptent un style louvoyant entre la comédie de mœurs, la chronique douce-amère générationnelle, la bluette romantique et finalement le film noir.

C'est à se demander si Chabrol n'est pas obsédé par la population qu'il connait alors le mieux à cette époque : la jeunesse, celle qu'il dépeint également dans "Les cousins" ou "Le beau Serge" et qu'il s'amuse à déglinguer, avec une jubilation ricanante et diabolique. On découvre déjà cette propension à observer en entomologiste patient et ordonné les gesticulations de ses personnages enfermés dans des clichés qu'ils alimentent eux mêmes. Avec une certaine perversité, Chabrol laisse ses héros s'engluer dans un destin qui semble irrémédiablement tracé, par des conventions sociales ou leur propre bêtise, une somme d'obstacles divers qu'ils paraissent pressés de ne pas surmonter, de laisser s'amonceler pour précipiter leur chute. Ici des 4 "bonnes femmes" les plus intéressantes, pas une n'échappe à l'échec et ce putain de manque de perspectives que les années pré-68 faisaient peser sur tout un chacun mais plus encore peut-être pour les femmes.

Bernardette Lafont la première, quels sont ses rêves? Papillon noctambule, elle passe son temps la malheureuse à se brûler les ailes. Volontiers rieuse, dans l'éclat, dans l'affirmation d'une fausse puissance, ses amours furtifs avec un militaire en permission la laissent trop seule. Ses nuits agitées la mettent à la merci d'un couple d'hommes qui n'ont d'autre considération que celle de faire d'elle un objet de plaisir. Les loups ont violé l'agneau.

Même si Lucile Saint-Simon apparait comme un personnage relativement moins important, sa dérive amoureuse avec un garçon très con, dont la prestance factice se résume à une culture encyclopédique, récitative et creuse, permet à Chabrol de croquer un de ses portraits sauvages et agressifs dont il a le secret, celui d'une famille coincée dans ses habitudes et ses restrictions mentales, venue d'une province pas forcément éloignée des supposées libertés parisiennes d'ailleurs, mais considérablement infoutue de tolérance et d'ouverture d'esprit. Cette séquence où les parents viennent à la rencontre de la jeune fiancée de leur fils est à la fois effroyable et comique. En tout point réussie.

De tous les personnages, celui qu'incarne Stéphane Audran est celui qui m'a le plus ému. Il essaie tant bien que mal de sortir un peu la tête de l'eau saumâtre où sa condition le maintient. Cette vie de vendeuse dans un magasin désert, où l'ennui gangrène petit à petit les esprits, est une sorte de prison pour elle. Sa détresse, quand elle découvre ses collègues de boulot dans la salle où chaque soir elle se produit sur scène afin de s'aérer, de respirer un grand bol d'air frais, cette horreur est sincère, d'une brutalité émouvante. Elle aussi perd de sa part de liberté. Elle était parvenue à s'aménager un petit espace, il n'existe plus. Elle est à nouveau sous l'emprise d'une triste routine, celle du travail, des collègues, des heures interminables et qui vient empiéter sur le territoire privé.

Mais bien bien entendu, celle qui éprouve le plus salement la dureté de l'existence, c'est Clotilde Joano, angélique, la plus juvénile, encore toute tendre et vierge, le petite chaperon rouge avance avec la naïveté et les doux fantasmes qu'une enfance hors les murs, hors la vie ont façonnés. A force de contes de fées, de lectures à l'eau de rose, cette Emma Bovary va à la vie, gentille et ingénue, prêtre à être dévorée par le renard le plus rusé. Son patron au regard pervers et au phrasé si puant d'onctuosité perverse (Pierre Bertin) est à deux doigts d'en faire son casse-croûte libidineux mais c'est le grand, le gras, le musclé, le poilu Mario David qui remportera le morceau. Il y avait pourtant de quoi se méfier, ses yeux de fou, cette étrange manie de la suivre partout, son numéro de clown au restaurant, ses mots, ses drôles d'avertissements qu'il lui donne avant de la mettre à mort. Car Chabrol ose même lui tendre des perches, de la sauver, mais non, cette gourde, cette pauvrette aveugle s'échine à se faire manger. L'amour désinhibe et rend imbécile.

Cette fable sociale est d'une rare cruauté donc, puisqu'elle ne sauve personne. L'échec est unanime, si je puis dire. C'est sans doute ce qui en rend la lecture un peu difficile à avaler. Quand les clichés fustigent d'autres clichés, le réalisme a tendance à mettre les bouts. Presque grossier, le propos n'en est pas moins comique. C'est ce que je disais plus haut : cette cruauté affichée engendre un rire un brin nerveux, un peu gêné, ne sachant trop sur quel pied danser.
Nestor Almendros
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Re: Claude Chabrol (1930-2010)

Message par Nestor Almendros »

JUSTE AVANT LA NUIT (1971)

Je poursuis tranquillement le revisionnage du coffret Aventi (éditions un peu chiches mais c’est un achat que je ne regrette décidément pas) avec ce drame qui m’avait laissé un très mauvais souvenir à l’époque (2003). Cette fois-ci, sans atteindre toutefois un contentement suffisant, l’impression est bien meilleure.

Chabrol continue ses expérimentations (sur l’ambiance) et ses recherches (sur le genre) en prenant comme trame un contrepoint dramatique assez intéressant et un aspect formel parfois déroutant. Ici, un tueur éprouve une culpabilité maladive pour son acte, n’y montre aucune admiration ou contentement, souffre de ne pouvoir subir un jugement logique et ne pas avoir le courage de se rendre aux autorités. Par ce comportement très inhabituel, propice aux coups de théâtre, aux aveux inattendus, le scénario arrive à surprendre un temps mais souffre malheureusement d’un manque de renouvellement et d’un rythme trop peu intense, finissant par provoquer un ennui poli.

Il faut dire que Chabrol ne ménage pas tellement le spectateur en appuyant les tourments de ce héros impassible par une ambiance froide et quelque peu distante. Il utilise pour cela un environnement moderne, des intérieurs géométriques, glacés, aux lignes et à l’aspect rigides, tant dans les décors que les costumes, qui accentuent l’enfermement intérieur et social d’un personnage frustré, prisonnier d’un conformisme bourgeois. Ce milieu aisé, traditionnellement dépeint par Chabrol, apparaît ici morne et désincarné, à l’apparence faussement tranquille par rapport à des sentiments sincères qui l’habitent, aussi intenses dans les cœurs que mesurés dans leurs apparences. Mais ce milieu produit tellement de frustration qu’il s’avère aussi suffisamment propice aux secrets, aux transgressions, aux actes extrêmes. Ainsi Michel Bouquet et sa maîtresse, venant du même milieu social, pratiquent une sexualité sado-masochiste, taboue, loin des habitudes d’un mariage heureux mais quelque part trop tranquille. Le crime commis semble être irréfléchi, spontané, pour réveiller peut-être un destin endormi.
L’histoire du comptable en fuite paraît un peu trop scénaristique pour convaincre mais permet au personnage de Bouquet de se trouver un équivalent, une sorte de double criminel, qu’il peut alors étudier, sur lequel il peut se référer pour se comprendre lui-même.

Les enjeux moraux du film n’étaient peut-être pas tous à ma portée. La relation entre Michel Bouquet et François Perrier est franchement étonnante. Cette amitié est telle qu’elle dépasse l’entendement de la trahison et provoque là aussi des réactions surprenantes des deux côtés. Je ne m’explique pas tout, comme je n’ai pas forcément été tout à fait captivé par le déroulement de cette histoire. Une curiosité pour ma part et une belle prestation de Michel Bouquet.
"Un film n'est pas une envie de faire pipi" (Cinéphage, août 2021)
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Re: Claude Chabrol (1930-2010)

Message par Federico »

Alligator a écrit :Les bonnes femmes (Claude Chabrol, 1960) :
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Un vieux Chabrol, très vieux, qui comme souvent avec ce cinéaste provoque en moi une espèce d'avancée à tâtons qui n'est pas désagréable. Si sur une très large partie de sa carrière, pour la plupart de ses 20 ou 30 dernières années, il a plutôt investi le champs du polar social, lequel lui a permis de s'attaquer à son ennemi adoré, la bien dégueulasse et veule bourgeoisie de province, ses premiers films avancent beaucoup moins clairement. Sa jeunesse le fait-elle balbutier? Le bonhomme se chercherait-il? Je ne sais pas. Quoiqu'il en soit, ces "bonnes femmes" adoptent un style louvoyant entre la comédie de mœurs, la chronique douce-amère générationnelle, la bluette romantique et finalement le film noir.

C'est à se demander si Chabrol n'est pas obsédé par la population qu'il connait alors le mieux à cette époque : la jeunesse, celle qu'il dépeint également dans "Les cousins" ou "Le beau Serge" et qu'il s'amuse à déglinguer, avec une jubilation ricanante et diabolique. On découvre déjà cette propension à observer en entomologiste patient et ordonné les gesticulations de ses personnages enfermés dans des clichés qu'ils alimentent eux mêmes. Avec une certaine perversité, Chabrol laisse ses héros s'engluer dans un destin qui semble irrémédiablement tracé, par des conventions sociales ou leur propre bêtise, une somme d'obstacles divers qu'ils paraissent pressés de ne pas surmonter, de laisser s'amonceler pour précipiter leur chute. Ici des 4 "bonnes femmes" les plus intéressantes, pas une n'échappe à l'échec et ce putain de manque de perspectives que les années pré-68 faisaient peser sur tout un chacun mais plus encore peut-être pour les femmes.

Bernadette Lafont la première, quels sont ses rêves? Papillon noctambule, elle passe son temps la malheureuse à se brûler les ailes. Volontiers rieuse, dans l'éclat, dans l'affirmation d'une fausse puissance, ses amours furtifs avec un militaire en permission la laissent trop seule. Ses nuits agitées la mettent à la merci d'un couple d'hommes qui n'ont d'autre considération que celle de faire d'elle un objet de plaisir. Les loups ont violé l'agneau.

Même si Lucile Saint-Simon apparait comme un personnage relativement moins important, sa dérive amoureuse avec un garçon très con, dont la prestance factice se résume à une culture encyclopédique, récitative et creuse, permet à Chabrol de croquer un de ses portraits sauvages et agressifs dont il a le secret, celui d'une famille coincée dans ses habitudes et ses restrictions mentales, venue d'une province pas forcément éloignée des supposées libertés parisiennes d'ailleurs, mais considérablement infoutue de tolérance et d'ouverture d'esprit. Cette séquence où les parents viennent à la rencontre de la jeune fiancée de leur fils est à la fois effroyable et comique. En tout point réussie.

De tous les personnages, celui qu'incarne Stéphane Audran est celui qui m'a le plus ému. Il essaie tant bien que mal de sortir un peu la tête de l'eau saumâtre où sa condition le maintient. Cette vie de vendeuse dans un magasin désert, où l'ennui gangrène petit à petit les esprits, est une sorte de prison pour elle. Sa détresse, quand elle découvre ses collègues de boulot dans la salle où chaque soir elle se produit sur scène afin de s'aérer, de respirer un grand bol d'air frais, cette horreur est sincère, d'une brutalité émouvante. Elle aussi perd de sa part de liberté. Elle était parvenue à s'aménager un petit espace, il n'existe plus. Elle est à nouveau sous l'emprise d'une triste routine, celle du travail, des collègues, des heures interminables et qui vient empiéter sur le territoire privé.

Mais bien bien entendu, celle qui éprouve le plus salement la dureté de l'existence, c'est Clotilde Joano, angélique, la plus juvénile, encore toute tendre et vierge, le petite chaperon rouge avance avec la naïveté et les doux fantasmes qu'une enfance hors les murs, hors la vie ont façonnés. A force de contes de fées, de lectures à l'eau de rose, cette Emma Bovary va à la vie, gentille et ingénue, prêtre à être dévorée par le renard le plus rusé. Son patron au regard pervers et au phrasé si puant d'onctuosité perverse (Pierre Bertin) est à deux doigts d'en faire son casse-croûte libidineux mais c'est le grand, le gras, le musclé, le poilu Mario David qui remportera le morceau. Il y avait pourtant de quoi se méfier, ses yeux de fou, cette étrange manie de la suivre partout, son numéro de clown au restaurant, ses mots, ses drôles d'avertissements qu'il lui donne avant de la mettre à mort. Car Chabrol ose même lui tendre des perches, de la sauver, mais non, cette gourde, cette pauvrette aveugle s'échine à se faire manger. L'amour désinhibe et rend imbécile.

Cette fable sociale est d'une rare cruauté donc, puisqu'elle ne sauve personne. L'échec est unanime, si je puis dire. C'est sans doute ce qui en rend la lecture un peu difficile à avaler. Quand les clichés fustigent d'autres clichés, le réalisme a tendance à mettre les bouts. Presque grossier, le propos n'en est pas moins comique. C'est ce que je disais plus haut : cette cruauté affichée engendre un rire un brin nerveux, un peu gêné, ne sachant trop sur quel pied danser.
Ce film cruel et intrigant et que j'ai découvert sur le tard est pour moi une des meilleures réussites d'un cinéaste inégal. Au centre d'une distribution impeccable, deux comédiens souvent trop peu ou mal employés émergent : la merveilleuse Clotilde Joano au splendide et émouvant visage de peinture Renaissance et un Mario David étonnant, surprenant et très inquiétant, comme un premier jet du Boucher. Et en prime, il y a Sacha Briquet, un des derniers "excentriques" du cinéma français. :D
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Thaddeus
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Re: Claude Chabrol (1930-2010)

Message par Thaddeus »

Je l'ai moi aussi découvert il y a peu de temps, et je partage globalement votre enthousiasme. Le gynécée de Chabrol y est délectable (Audran, Lafont) mais c'est bel et bien la superbe Clotilde Joano qui m'a le plus ébloui. La dernière scène, dans sa mélancolie bovaryenne, est très belle.
J'ai vu aussi dans la foulée Le Beau Serge, chronique sensible d'un quotidien amer et raté, qui contient en germes une belle part de la sensibilité à venir de son auteur.
Et prochainement je devrais me faire Les Cousins. Bref, je suis dans ma période Chabrol première époque.
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Re: Claude Chabrol (1930-2010)

Message par Alligator »

Plus le temps passe et plus Les cousins vieillit bien dans ma mémoire. Comme un bon vin.
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Re: Claude Chabrol (1930-2010)

Message par Alligator »

Une affaire de femmes (Claude Chabrol, 1988) :

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Claude Chabrol a mis son humour caustique dans le placard. L'affaire qu'il entend narrer ici ne le porte pas facilement à la risette. Elle est sérieuse et sa mise en scène devient de plus en plus grave au fur et à mesure que le personnage joué par Isabelle Huppert descend de son petit nuage sur la fin.

Elle incarne une jeune femme insatisfaite, dont l'appétit pécuniaire n'a de paire que l'immaturité confondante dans laquelle elle patauge inconsciente. Il y a du Emma Bovary chez elle. Depuis toute petite fille, elle rêve de devenir chanteuse. Avec sa copine Rachel elle danse et boit au café jusqu'au couvre-feu. Quand Rachel est envoyée en Allemagne, elle veut croire mordicus qu'elle reviendra. C'est la guerre, et son homme est au STO. Sa vie ne lui plait pas évidemment : elle est pauvre et toujours pas chanteuse.

Un concours de circonstances va l'amener à devenir avorteuse. Elle s'enrichit, continue de s'encanailler malgré le retour de son mari (François Cluzet). Elle prend même un amant collabo, tandis que son époux se désespère d'être un boulet sans travail, sans envergure, surtout sans amour. Dois-je continuer? Pas difficile de deviner l'issue, non? En effet, cela finit mal.

L'histoire est tirée du témoignage du grand avocat Francis Szpiner, fils de cette femme guillotinée par la justice du Régime de Vichy qui faisait bien peu de cas de la condition féminine.

Le film est à la fois une peinture du bovarysme mais dénonce également l'absence de considération dont peuvent faire l'objet les femmes par une société encore aujourd'hui phallocrate.

Partant d'un cas aussi extrême, on aurait pu espérer que Chabrol proposât un traitement plus convaincant et fît preuve d'un peu plus de finesse. Parfois la charge en effet parait trop élevée. Quoiqu'il en soit, le film semble tellement différent des autres œuvres de Chabrol que l'on peut être étonné d'abord pour finir par nourrir un certain désappointement.

Heureusement Isabelle Huppert et François Cluzet sont très bons. Mais cela ne me suffit pas.

Je suis gêné par le récit, par un je-ne-sais-quoi qui m'enquiquine dans cette histoire. Peut-être cette fin si éloignée bien sûr de l'atmosphère dans laquelle Huppert baigne tout le reste du film? Non, en fait, je n'arrive pas à savoir quel part ce film appartient réellement à Claude Chabrol. Je suis comme égaré. Je n'aime pas cette sensation.
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Re: Claude Chabrol (1930-2010)

Message par Amarcord »

Je n'ai plus revu ce film depuis quasiment 20 ans, mais les dernières minutes restent gravées dans ma mémoire à tout jamais... Le souvenir du visage de Huppert en gros plan, en larmes, alors qu'elle prononce sa funeste "prière", me glace encore aujourd'hui, à sa seule évocation.
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Re: Claude Chabrol (1930-2010)

Message par MJ »

"Il a raison, le Maréchal, si il dit qu'on doit me couper la tête... C'est qu'il le faut... "

Un autre Chabrol dont je suis très admiratif (et qui me semble contrairement à Alligator profondément chabrolien, si le mot a un sens). Il y a au-delà du constat de l'éternelle violence faite aux femmes (je ne parle pas de réquisitoire, tant le film se garde de montrer la faiseuse d'ange comme un personnage sympathique), un regard politique incisif sur la folie de l'Occupation et de Vichy.
Au risque de me répéter, je ne trouve pratiquement rien dans la période Huppert de sa carrière qui soit à jeter.
"Personne ici ne prend MJ ou GTO par exemple pour des spectateurs de blockbusters moyennement cultivés." Strum
Nestor Almendros
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Re: Claude Chabrol (1930-2010)

Message par Nestor Almendros »

LES COUSINS (1959)

Autant la découverte du Beau Serge il y a quelques jours m'aura un peu laissé de marbre, autant celle des Cousins m'enthousiasme. La première chose qui me saute aux yeux, c'est que dès ce deuxième film Chabrol aborde déjà tous ses thèmes. Il y a déjà tout ce qui fera son cinéma, tout ce qui le qualifiera plus tard. On est déjà dans une observation de la bourgoisie, une description assez cinglante d'un milieu oisif qui ne pense qu'à la distraction et au sexe, qui délaisse toute loyauté ou empathie pour se consacrer uniquement à son propre intérêt. Il y a aussi une sorte de quasi distinction de classe sous-jacente entre le parisien "tendance" et sa cour qui l'entoure (le fameux pique-assiette Clovis), et le petit provincial, "puceau" aux valeurs traditionnelles, encore dans les jambes de sa mère, et "de classe laborieuse". Approche qui sera affinée avec les années.
Chabrol a déjà installé ce mélange de drame, de trahison, de manipulation et de suspense.
On parle de Chabrol (jusque dans les bonus du blu-ray) comme participant à la Nouvelle Vague: le Beau Serge y a logiquement sa place, à mon sens, à cause d'un certain réalisme, le tournage en extérieur,etc. Mais je trouve que Les cousins tranche radicalement avec Le beau Serge, dans tous les sens: il n'est plus question de réalisme ou d'extérieur mais de studio et de fiction(nalité). Par exemple Paul (Brialy) par ses efforts à se mettre en scène dans sa vie, ne paraît absolument pas réaliste.
Egalement, je trouve que Chabrol filme très bien ces Cousins: il semble avoir gagné une certaine confiance en lui, une sorte d'aisance, par rapport à son premier film. Il y a une belle gestion des plans-séquence par exemple, dans les changements de cadres et les valeurs de plans. Il y a aussi de belles scènes, comme la première chez le libraire, étonnante dans son discours. Et puis ce plan de fin...

Ce qui frappe aussi, après le visionnage du Beau Serge, c'est de retrouver le même casting dans des rôles totalement différents, à l'opposé même de ce qu'ils interprétaient dans le premier film. Brialy, si empathique et posé dans Le Beau Serge est ici agaçant au possible, tout comme Claude Cerval (curé dans le Beau Serge) qui transpire la trahison. A contre-emploi également, Gérard Blain, un Serge revêche et tourmenté, campe ici un naïf innocent qui débarque dans un milieu finalement hostile. Il m'a beaucoup fait penser à Montgomery Clift. Je lui trouve également des airs de Patrick Bruel (et ce n'est pas une blague :mrgreen: ).

Bref, très belle surprise. Malgré quelques défauts dont nous reparlerons en temps voulu, le blu-ray Gaumont Classique dispo à la mi-septembre est à conseiller!
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Jeremy Fox
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Re: Claude Chabrol (1930-2010)

Message par Jeremy Fox »

Nestor Almendros a écrit : Il y a aussi de belles scènes, comme la première chez le libraire, étonnante dans son discours.
En gros, il dit (et il pense) : Pfff. Les jeunes parisiens ne lisent plus que des BD, des polars et des "pornos". Content de pouvoir rencontrer un provincial pour pouvoir lui refourguer du Balzac :mrgreen:

Bonne surprise aussi que ce deuxième film ; moins de maladresse que dans Le Beau Serge que j'ai quand même bien apprécié, notamment dans sa description du village.
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Re: Claude Chabrol (1930-2010)

Message par Nestor Almendros »

Jeremy Fox a écrit :En gros, il dit (et il pense) : Pfff. Les jeunes parisiens ne lisent plus que des BD, des polars et des "pornos". Content de pouvoir rencontrer un provincial pour pouvoir lui refourguer du Balzac :mrgreen:
Je l'ai compris dans un sens plus large (pouvant inclure, pourquoi pas, la musique ou... le cinéma): ces jeunes ne s'intéresse pas aux classiques et préfèrent le "vite écrit" à la mode. Ca me rappelle quelque chose :fiou: Dans un sens cela cette réflexion se retrouve encore aujourd'hui, mais dans l'autre sens cette littérature à éviter (le polar) a produit des classiques, depuis... Donc il nous faut trouver le juste milieu.
Jeremy Fox a écrit :Bonne surprise aussi que ce deuxième film ; moins de maladresse que dans Le Beau Serge que j'ai quand même bien apprécié, notamment dans sa description du village.
L'intrigue ne m'a pas vraiment passionné mais j'ai aussi retenu cet aspect réaliste assez palpable, l'idée du retour vers le passé qui est un thème que je trouve intéressant, et cette vision déprimante d'une jeunesse sans but et sans espoir.
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