J'avais immédiatement flashé sur
Notre Pain Quotidien (1934) lorsque je le découvris il y a de cela une petite trentaine d'années au Ciné-Club d'Antenne 2 ou au Cinéma de Minuit, je ne sais plus (j'opterais pour la seconde solution).
Je me souviens avoir pris un double-pied invraisemblable : celui de la découverte en même temps que le sentiment de tomber sur la définition parfaite, en 1h14, du génie vidorien, comme un précipité de lyrisme et de spontanéité.
Notre Pain Quotidien, nous rappelle Justin Kwedi et nous explique King Vidor, dans son autobiographie intitulée
La Grande Parade (
A Tree is a Tree, en VO), est un film autoproduit.
Vidor, animé du désir (un pur désir de cinéma, ce qui dénote d'emblée quelque chose de moderne chez le cinéaste) d'exprimer ce que lui inspire l'air du temps, décide de s'atteler à la mise en images d'un sujet que lui dicte l'actualité américaine de 1934 : la collectivisation, par des
Okies que la famine et la misère ont jetés sur les routes, des moyens de cultiver une terre qu'on leur a vendue pour une bouchée de pain.
Geste poétique avant d'être politique, ce projet de cinéma, qui pourrait mais qui n'a pourtant rien d'une commande gouvernementale soucieuse de communiquer sur le New Deal, se heurte à la frilosité des financeurs potentiels à tel point que Vidor, malgré le soutien de Charlie Chaplin, qui parvient à lui dégotter un contrat de distribution destiné à rassurer les banques, est obligé, pour financer son film, de mettre en gages sa voiture et surtout, sa maison.
Le hasard faisant bien les choses, sujet du film et conditions de sa réalisation se rejoignent pour ce miracle d'équilibre entre classicisme et expérimentation que constitue
Notre Pain Quotidien.
Les comédiens devant être accueillis à l'arrache, abrités sous des tentes, la disposition communautariste qui transparait jusque dans la physionomie de leurs personnages n'a pas du trouver à se forcer.
Vidor a le génie naturel de faire du sujet de son film la condition implicite du tournage, et invente de ce fait le film participatif, la coopérative filmique. Un sentiment de vertige nous étreint lorsque nous prenons la mesure de ce qui sépare la modestie rugueuse des moyens de l'ampleur lyrique du résultat.
En fait, le spectateur est saisi de la même exaltation que la troupe de comédiens (parmi lesquels nous reconnaissons le fordien John Qualen) saisie elle-même du sentiment collectiviste des personnages qu'elle incarne.
Alors, Vidor est-il l'équivalent américain des grands représentants du réalisme soviétique? Il s'en faut de peu, c'est sûr.
Mais le lyrisme vidorien avance à pas feutrés.
Pendant l'écrasante majorité du film, nous avons affaire à une écriture d'un classicisme frontal, primitif et aussi rugueux que le sol durci et poussiéreux que John Keene essaie de crever à coups de pelle.
Les séquences se succèdent (y compris la péripétie convenue de la tentatrice gironde, qui écoute du jazz et roule des hanches, et "manque" d'arracher le héros à sa communauté)avec la simplicité, l'économie de moyens et la spontanéité de certains auteurs de bandes dessinées de l'époque avec lesquels la manière de Vidor entretient une certaine proximité graphique.
Je pense à Al Capp (surtout dans
The Champ), voire à Segar ici même lorsque le boucher, en échange d'un violon de guingois que lui refourgue John Keene, lui concède un poulet dont le rachitisme provoque chez le spectateur un rire quelque peu nerveux.
Une science consommée, comme innée, de la vignette naïve et immédiatement signifiante, arrache au réel de ces moments de spontanéité (la danse villageoise et ses gigues échevelées)que l'on avait déjà rencontrés dans le beau
Hallelujah (1929).
Si beaucoup de cinéastes américains des années 30 détenaient ce savoir faire concis et désarmant, aucun ne me semble l'avoir maîtrisé comme King Vidor, qui instille à ces enchaînements une subtile et sourde tension poétique (le panotage sur le réveil de la communauté, bicoques par bicoques, que porte une musique remarquablement inspirée, même de manière fruste, d'Alfred Newman).
Et puisqu'il faut bien qu'une tension, aussi subtile et sourde qu'elle puisse être, comme dit plus haut, se relâche, il en sera ainsi d'une manière si éblouissante qu'on a beau le savoir, on se retrouve, à chaque nouvelle vision, saisi de stupeur devant l'hallucinante profusion lyrique qui vient irriguer les 8 dernières minutes de
Notre Pain Quotidien, aussi sûrement que l'eau, acheminée vers le maïs desséché par des apprentis géomètres, déblayeurs et terrassiers, viendra désaltérer la terre nourricière.
Séquence dont la musicalité métronomique (le
"rumm, rumm, rumm, tchak!", "rumm, rumm, rumm, tchak!" entêtant des terrassiers) et l'engagement physique de ses participants finissent par s'imposer à notre ADN cinéphilique aussi sûrement que l'escalier d'Odessa du
Cuirassé Potemkine.
D'ailleurs le film, qui rentrera dans ses frais, sera tout autant boudé par une délégation cinématographique soviétique (trop capitaliste) que par les tribunes de William Randolph Hearst (trop gauchisant).
Irrécupérabilité dont ce grand petit film, un des sommets de la filmographie vidorienne, peut être fier.