Et tant que j'y suis, mon récap' King Vidor.
La grande parade
Muet sur les significations profondes du conflit de 14-18, ses tenants et ses aboutissants, le film relève du constat, du témoignage, de l’aventure humaine. Vidor y dirige avec la même efficacité plages bucoliques et intimistes et scènes de bataille, en un mélodrame qui s’affirme par la pureté de son histoire d’amour et de son portrait de caractères. Il montre des antihéros, des hommes moyens trop dominés pour pouvoir être héroïques et même pour mettre en cause sérieusement les fondements sociaux de l’ordre qui les écrase. Ici tout est simple, concret et limpide dans son souci d’expression naturaliste, et la description réaliste des horreurs de la guerre, ponctuée de moments d’accalmie qui la renforcent (la cigarette offerte au soldat allemand mourant) en fait un manifeste pacifique toujours efficace.
4/6
La foule
Après Stroheim, en même temps que Paul Fejos et son
Solitude, King Vidor s’immerge dans la grisaille de la ville et traduit son maelström bourdonnant, ses illusions, ses rêves, ses désespoirs. C’est un jalon important dans la peinture précise de la vie moderne telle qu’elle fleurit à l’époque dans le cinéma muet hollywoodien, d’autant plus captivant que le réalisateur répond au cinéma sonore (balbutiant) en l’attaquant régulièrement sur son propre terrain. Il y a de quoi rester encore étonné par les plans vertigineux que le film invente pour traduire l’anonymat du quidam, pris dans l’effervescence de la civilisation urbaine. L’intrigue, quant à elle, illustre une épreuve mélodramatique, avec ses moments heureux et ses problèmes banals, de façon expressive et plutôt émouvante.
4/6
Mirages
Une provinciale naïve débarque à Hollywood : elle y conquerra la gloire, se perdra dans le vertige du succès avant de retrouver, par amour, son humilité et sa lucidité. Argument séminal contextualisé au sein d’une usine à rêves dont le cinéma américain n’aura de cesse de révéler les pièges illusoires et dévorants. Vidor le décline de façon plutôt guillerette, à l’image de sa vedette qui joue franchement la carte du burlesque et se moque d’elle-même et des autres avec un plaisir assez féroce. Il se révèle surtout un véritable précurseur de la mise en abyme intertextuelle : lorsqu’il convoque Chaplin, fait rencontrer la vraie Marion Davies et le personnage qu’elle interprète (!) ou se filme lui-même, à la fin, sur son propre siège de réalisateur, on se dit que le bonhomme n’est pas le dernier des couillus.
4/6
Hallelujah
À l’aube du cinéma parlant, King Vidor semble vouloir en essorer toutes les possibilités et sonner le glas du muet qui a fait sa gloire en saturant la bande sonore de prédications fiévreuses, de negros spirituals et d’incantations mystiques. On le sent fasciné par la ferveur religieuse qu’il met en scène, mais c’est dans la dichotomie entre évangélisation judéo-chrétienne et paganisme que le film, entièrement interprété par des Noirs, trouve sa singulière dynamique. L’hystérie des repentants, bras levés au ciel et corps convulsifs, n’est jamais loin de la possession, le saint prêcheur est séduit par la beauté du diable, et la tragédie se dénoue dans les humeurs boueuses et fumantes d’un marais infernal. Porté par un mouvement passionnel continu, le film aspire à une transe aussi entêtante qu’épuisante.
4/6
Notre pain quotidien
Au milieu des années trente, tandis que le New Deal encourage l’exode des citadins vers la campagne, les éléments conservateurs dénoncent les dangers de la bolchévisation de l’économie nationale. Le cinéaste perçoit dans cette situation comme l’annonce d’un retour au mythe de la frontière, et l’exalte avec un dynamisme qui rencontre celui du cinéma soviétique. S’il dénonce les abus des banques et l’égoïsme de la classe possédante, il cultive d’abord un optimisme utopique à la Capra et élabore une pratique coopérative à petite échelle, sorte de kolkhoze où seul l’effort commun doit permettre à l’Amérique de se relever. D’où la puissance lyrique de la scène finale, à la fois rituel biblique et retour à la Genèse, qui voit l’insistance de l’idée dépassée, sublimée par l’ampleur de la forme qui l’exprime.
4/6
Stella Dallas
C’est l’éternelle histoire de l’élévation sociale et de l’impossible conciliation entre sentiment et confort du paraître, entre ce vers quoi le cœur ramène et ce qu’il provoque de honte ou de déni. Stella a beau conquérir les classes supérieures, elle restera une prolétaire. Sa fille a beau se cacher d’elle devant ses riches amis, elle l’enlacera et l’embrassera aussitôt après. Fruit d’un amour inaliénable, leur lien ne se brisera que par le sacrifice de la mère, avec la bienveillance de sa fausse rivale (très belle scène où l’une "lègue" douloureusement Laurel à l’autre). Finesse infinie de l’étude psychologique, humour et fluidité sans faille de la narration, engagement grandiose de Barbara Stanwick : film superbe qui atteint sur la fin, terriblement poignante, les cimes sirkiennes de
Tout ce que le ciel permet et
Mirage de la Vie.
5/6
Duel au soleil
Western monumental. Conçu pour rivaliser avec
Autant en emporte le Vent, le film exaspère les passions, concilie la nudité de la tragédie antique avec les stridences d’un baroquisme flamboyant. Les cieux pourpres, les nuages chargés d’apocalypse biblique, les hordes de chevaux accourant de toute part sur des nuées de cloches, les scènes tourbillonnantes du saloon, du bal, du train, Jennifer Jones en sauvageonne indomptable, Peck et Cotten en frères ennemis, le vieux propriétaire texan s’inclinant devant la bannière étoilée, le
preacher avec une main sur la Bible et un doigt sur la gâchette… Tout est démesuré, paroxystique. Le Technicolor saturé est une splendeur, les amours sont délirantes, sadiques, à l’image de ce final exceptionnel où les amants ensanglantés s’unissent en une dernière étreinte boueuse. Grandiose.
5/6
Top 10 Année 1946
Le rebelle
Portrait d’un architecte idéaliste et incorruptible, conçu comme un hymne à l’individualisme et à la création. Emporté par une fièvre lyrique qu’il impulse en d’enivrantes séquences expressionnistes, Vidor multiplie les métaphores visuelles, conçoit chaque scène en morceau de bravoure, associe la volonté de puissance à l’attraction sexuelle, marie l’épopée à l’analyse lucide du pouvoir médiatique – le propos joue sur les terrains jumelés de la critique sociale et de l’investigation psychologique, traversé d’éclats presque mystiques. Il y a du Orson Welles dans cette fable exacerbée, miroir grossissant d’une société pervertie générant des mégalomanies sado-maso qui sont autant de cris de survie exaltés, et raccourci parfait de la filmographie de l’auteur dans son ensemble : l’homme libre qui construit sa vie, son œuvre, sa nation.
5/6
Top 10 Année 1949
La furie du désir
Outre la présence de Jennifer Jones, ce
southern entretient une parenté évidente avec Duel au Soleil : la sauvageonne en butte aux menaces d’un "prédicant", la narration rétroactive destinée à en faire un être fabuleux, l’affrontement final qui dénoue des amours tourmentés – l’atmosphère épique et solaire de la Sierra où naîtra une fleur rouge étant ici remplacée par la moiteur et la boue des bayous. S’étendant pour étreindre, se rétractant pour griffer, Ruby Gentry transforme sa passion dévorante en domination sadique qui détruit son objet : la femme cherche à s’élever socialement par son propre vouloir, l’homme est incapable de comprendre qu’elle veut aussi lui "appartenir" pleinement. Certes le style est moins baroque qu’à l’accoutumée, mais pas de doute : on est bien chez Vidor.
4/6
L’homme qui n’a pas d’étoile
"
Who knows… who knows…" chante le générique
old school de ce western à la fois quintessentiel et progressiste, qui suit, à travers l’apprentissage d’un jeune homme aux codes de l’Ouest, l’inévitable propagation de la prairie cadastrée, l’évolution implacable de la logique économique dévorant un espace domestiqué par les plus forts. Nulle sinistrose à l’œuvre pourtant ici, mais un esprit d’une liberté insolente, un humour iconoclaste s’exprimant par des bagarres homériques, un rythme sans répit, les relances permanentes d’un récit soulignant la complexité des êtres, une franchise qui vient directement du cœur pour émouvoir. En aventurier tiraillé entre sa soif d’indépendance et sa haine de la violence, figurant toutes les contradictions de l’individualisme, Kirk Douglas trouve un de ses meilleurs rôles.
5/6
Guerre et paix
Personne ne pouvait mieux que Vidor porter à l’écran le monument littéraire de Tolstoï. Surprise et déception : le cinéaste ne peut se livrer tel qu’en lui-même qu’à de rares instants, son goût de la démesure étant ici curieusement domestiqué, aplani, appauvri, peut-être incompatible avec les impératifs de la superproduction. L’adaptation porte la marque du travail bien fait mais sans lyrisme inspiré ni véritable souffle épique. Et si les trois heures et demie passent telles un fastueux livre d’images, si le statisme de la mise en scène est parfois contredit par quelques séquences fougueuses laissant espérer, au milieu d’une paix souvent terne, les prestiges plus mouvementés de la guerre, mieux vaut ne pas comparer ce film avec la version grandiose et audacieuse qu’en livrera Bondartchouk dix ans plus tard.
3/6
Mon top :
1.
Duel au soleil (1946)
2.
Le rebelle (1949)
3.
Stella Dallas (1937)
4.
L’homme qui n’a pas d’étoile (1955)
5.
La foule (1928)
Ces quelques films me font percevoir en Vidor un auteur aux aspirations démesurées, un esthète baroque et mégalo plongeant dans le sublime tête baissée, sans peur du ridicule, et mariant dans un même mouvement le comique et le pathétique, le mélodrame et la tragédie, la lucidité et l’épanchement romantique. Grand et passionnant cinéaste (véritable sosie de Sam Neill, au passage).