A travers le miroir (Ingmar Bergman - 1961)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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gnome
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Message par gnome »

Jack Sullivan a écrit :Merci à toi gnome d'avoir pris la peine de me lire avec autant d'attention (ed, on se retrouvera :twisted: ). Evidemment cette analyse, cette lecture du film n'est jamais que la mienne, et j'y projette des choses qui n'appartiennent qu'à moi, comme chacun le fait de son côté tant Bergman touche à l'intime, à l'enfoui. Pour moi le père est avant tout un beau parleur, plein de jolie principes verbeux mais pauvre de cœur et de réalisations tangibles.... ce qui ne veut pas dire qu'une autre personne (comme toi) n'y verra pas autre chose, il y a bien de la place pour d'autres ressentis! :wink:
Tout à fait d'acoord avec toi d'autant que c'est un cinéaste qui me touche énormément. Comme tu le dis très bien, cela touche à l'intime, à l'enfoui...
Je ne pense pas aller si loin que cela dans la recherche de symboles religieux, après tout la place de Dieu dans le monde et ses interactions avec l'homme sont au centre de cette fausse trilogie.
Tu as probablement raison. Il faudrait que je revoie le film à la lumière de ton analyse. Je ne nierai certainement pas que Dieu est au centre de la trilogie, c'est une évidence au moins pour les deux premiers (je n'ai pas encore vu Le silence et j'ai malheureusement dû interrompre Les communiants avant la fin, pour une question de timing :evil: . J'attends le bon moment pour le reprendre en étant sûr de ne pas être interrompu...). Disons que je n'avais pas vu toutes ces croix... :mrgreen:
Quant à mon choix de ne pas remettre en perspective la vision de Karin avec le reste de la filmographie, il a deux raisons: 1) je n'avais pas encore vu Les communiants au moment où j'ai rédigé cette chronique :oops: oui bon hein ça va et 2) j'ai pris le parti de traiter chaque film pour lui-même, comme si j'en parlais à quelqu'un dont ce serait le premier Bergman et qui ne saurait pas à quoi s'attendre.
OK, on en reparlera lorsque tu aura vu les autres...
Pour ce qui est de l'avis technique, je fais avec ce que je vois sur mon matériel, et ce n'est certainement pas parce que je note de menus défauts (vraiment rares sur cette édition, il faut le dire) que j'en déconseille l'achat. J'aurais fait un comparatif si j'avais eu les trois éditions existantes, mais ce n'est pas le cas (je suis cependant open pour une donation :mrgreen: ).
J'ai le Criterion et le Opening et franchement, si le Criterion est légèrement supérieur, il faut bien regarder. Comme le dit le commissaire, le Z2 est TRES BEAU! et je n'ai décelé que quelques très rares instabilités (artéfacts que je ne supporte que rarement). Hautement recommandé donc.
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Jeremy Fox
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Message par Jeremy Fox »

Jack Sullivan a écrit :Ah, mh, sinon, monsieur Fox, Jeremy, est attendu sur ce topic :mrgreen: Il comprendra pourquoi. Enfin, j'espère.
:oops: Oui... Bon... Alors... Euh... Ben voilà quoi...

C'est le premier Bergman que je voyais il y a de ça... Ou là... au ciné club d'Antenne 2 et c'est celui qui m'a donc fait découvrir et aimer Bergman avec aussi Les Communiants. Texte magnifique mais j'aurais bien du mal à dire quoi que ce soit sur le film tellement il me semble lointain. Il me reste pourtant quelques images en tête de cette île notamment et du visage de Harriet Andersson.

Et merci bien au fait :wink:

Encore aucun Bergman dans ma DVDthèque, il se pourrait que je commence par celui-ci.
Jack Sullivan
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Message par Jack Sullivan »

Jeremy Fox a écrit :Et merci bien au fait :wink:
C'est vraiment parce que j'étais bien lancée et que ça m'embêtait de m'arrêter à trois chroniques, hein.
Jeremy Fox a écrit :Encore aucun Bergman dans ma DVDthèque, il se pourrait que je commence par celui-ci.
Mais???!? Tu n'as donc pas offert Les fraises sauvages à Mme Fox, elle qui en avait tellement envie après avoir lu mon papier? :o :mrgreen:
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Jeremy Fox
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Message par Jeremy Fox »

Jack Sullivan a écrit :
Jeremy Fox a écrit : Encore aucun Bergman dans ma DVDthèque, il se pourrait que je commence par celui-ci.
Mais???!? Tu n'as donc pas offert Les fraises sauvages à Mme Fox, elle qui en avait tellement envie après avoir lu mon papier ? :o :mrgreen:
:fiou: :oops:
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Sybille
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Message par Sybille »

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A travers le miroir
Ingmar Bergman (1961) :

Oeuvre admirable et passionnante, "A travers le miroir" dépeint une famille fragilisée à la fois par la distance affective du père à l'égard de ses enfants et par la maladie mentale de la jeune femme, une folie qui finira par l'emporter à l'hôpital tout en remettant en cause les croyances de chacun. Grâce au malaise exprimé par Karin, les trois autres membres de la famille - le père, le mari, le frère - en s'interrogeant sur son cas, se retrouvent ensuite à réfléchir sur leurs relations personnelles et le regard qu'ils se portent les uns aux autres. Bergman propose ainsi une réflexion intense sur la vie familiale et les tourments qui peuvent l'agiter. Il juge sévèrement parfois, mais semble en même temps insister sur la nécessité de comprendre les actes de chacun et donc l'importance du pardon. Le film vaut également pour sa photographie en noir et blanc et le travail sur la lumière, d'autant plus qu'il se déroule intégralement sur une île magnifique, aux eaux ensoleillées, tour à tour calmes ou battues par le vent. La nature se déchaîne au cours de la tempête, mais elle reste néanmoins un espace apaisée, protégée, où les personnages peuvent s'abandonner, se confier (les scènes sur le bateau ou lorsque Karin et Minus discutent sur les rochers), en contradiction avec les tensions qui règnent dans les intérieurs, la maison ou l'épave. Et pour conclure, quelques mots sur Harriet Andersson : dire qu'elle joue bien est inutile, elle est juste magnifique. Quant au film lui même, il mérite bien un 9/10.
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Profondo Rosso
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Re: Notez les films de mars 2008

Message par Profondo Rosso »

A Travers le Miroir (1961)

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Les quatre membres d’une famille sont réunis sur une île pour ce qui devrait être de brèves vacances. La fille, Karin (Harriet Andersson), se remet tant bien que mal d’un séjour en hôpital psychiatrique. Autour d’elle évoluent trois hommes : son père David (Gunnar Björnstrand), Martin son mari (Max von Sydow), et son jeune frère Minus (Lars Passgård). Leurs inquiétudes et leurs attentes vis-à-vis de la jeune femme vont achever de la jeter dans la folie.

Après un début relativement guilleret où ont découvre cette famille en vacances (mais où on devine les zones d'ombres la joie de vivre trop appuyée de la soeur, la froideur du père), l'ambiance se fait de plus en plus deliquescente et lourde, avec toute, les rancoeurs, les frustrations et les pulsions malsaine qui vont se révéler au grand jour sous le prisme du personnage de Karin rongé par la folie. Réalisation de Bergman assez impressionnante de maitrise et de précision notamment dans les enchaînement de séquence ou dans les cadres qui isolent les personnages. Ca va assez loin également au niveau du ton comme l'inceste entre le frère et la soeur et toute la dernière partie où Karin sombre totalement dans sa folie avec un final étonnant qui suggère que son sacrifice était nécéssaire pour permettre le rapprochement entre le père et le fils (si j'ai bien compris)... Après je trouve que c'est tout de même un peu chargé entre le frère frustré, la soeur folle et le père insensible tout cela dans la même famille mais le traitement fait passé la pilule, sacrément déprimant quand même... 5/6
Dernière modification par Profondo Rosso le 24 mars 08, 12:38, modifié 1 fois.
Joe Wilson
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Re: A travers le miroir (Ingmar Bergman, 1961)

Message par Joe Wilson »

J'ai été fasciné par la lumière du film, par les tourments d'une obscurité qui semblent envahir chaque séquence et leur unité de lieu. La sombre beauté de la photographie précipite l'aveuglement des protagonistes : les illusions du père, la détresse du frère, l'impuissance affective de Martin, la violence sensible de Karin...
A travers le miroir bouleverse par une mise en scène nouant admirablement les liens entre chaque être et la souffrance des relations. Bergman embrasse le regard que porte Karin sur le monde, déformé dans son euphorie et son accablement...regard magnifié par l'interprétation d'Harriet Andersson, sublime car en permanence au bord d'un précipice, éprouvante et rayonnante dans son intensité physique.
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Federico
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Re: A travers le miroir (Ingmar Bergman, 1961)

Message par Federico »

Un film où, comme dans Le salon de musique de Satyajit Ray, la folie prend la forme d'une araignée...
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Watkinssien
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Re: A travers le miroir (Ingmar Bergman, 1961)

Message par Watkinssien »

Federico a écrit :Un film où, comme dans Le salon de musique de Satyajit Ray, la folie prend la forme d'une araignée...
Séquence qui m'impressionne toujours autant.

A travers le miroir est une réussite de Bergman, car le cinéaste arrive comme souvent à captiver par son sens de l’atmosphère, par une mise en scène à la fois étouffante et incisive. Pourtant, il y a du lourd dans ses enjeux dramatiques, mais le regard du cinéaste, l'acuité d'observation et la teneur au cordeau de l'ensemble parachèvent la qualité ce drame aux accents fantastiques.
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Re: A travers le miroir (Ingmar Bergman - 1961)

Message par Alligator »

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http://alligatographe.blogspot.com/2011 ... pegel.html

Tudieu, cela faisait superbe et bandante lurette que je n'avais pas vu de Bergman! J'ai soudain eu l'irrépressible envie de voir un film du Suédois. J'ai donc demandé à ma chérie Jack de choisir un film parmi ceux qu'il a tourné en noir et blanc.

Et elle a opté pour celui-là parce qu'elle adore Harriet Andersson. C'est vrai qu'elle est très fortiche, d'une grande assurance, avec beaucoup de variété dans son jeu.

Ça tombait bien parce que le film compte également dans ses rangs un autre acteur bergmanien que j'admire, Gunnar Björnstrand. Il se coltine un personnage peu maniable, rongé par une incapacité destructrice à communiquer.

De même est-il difficile de dénigrer le jeu de Max Von Sydow dans un rôle tout en délicatesse et qui met idéalement en valeur la précision de son jeu ainsi que sa richesse de tonalités. Il est ici bien plus impressionnant que sur les autres films que j'ai vus de lui auparavant, cela donne une drôle d'impression, celle de découvrir un nouveau comédien. Je n'avais jamais été interpellé par une de ses prestations, voilà, maintenant c'est fait.

Je suis un peu moins enthousiaste devant la prestation de Lars Passgård.

Peut-être aussi faudrait-il signaler que la photographie du génial chef-opérateur Sven Nykvist souligne avec une majesté et une douceur veloutée peu communes les traits des personnages. Les nombreux gros plans assistent superbement l'expression scénique des comédiens.

Encore un de ces films de Bergman qui transfigurent les liens évidents du cinéaste avec la dramaturgie théâtrale, les techniques scéniques dans la représentation comme dans la déclamation pour produire un spectacle tellement vivant et incarné que les personnages et la tragédie qu'ils vivent semblent plus que réels, si concrets, si charnellement tangibles qu'on a le sentiment de les accompagner, d'être au cœur du drame, aux premières loges d'un théâtre vivant.
Le monde du théâtre se lit également dans la disposition de la caméra sur certaines séquences. Chaque pièce de la masure ressemble à une scène de théâtre. Troublant.

Et, tout en étant un pauvre inculte en matière de peinture, j'ai pourtant la nette impression que l'esthétique qui se dégage des décors nus -d'une austérité toute relative, parlons plutôt de pureté- doit faire écho à une tradition picturale particulière. Certains plans ressemblent à des tableaux.

Mais bien évidemment, le film ne se contente pas d'être une coquille vide. Visuellement très sophistiqué et étudié, il raconte tout de même une histoire, celle d'une famille prise dans des tourments chers au cinéaste ou du moins qui mettent en exergue des problématiques chères à Bergman : l'incommunicabilité affective entre les membres d'une famille et le rôle illusoire de la religion.

Un père, son fils, sa fille et son gendre sont réunis sur une île déserte, le temps de qui semble être un court séjour, peut-être un week-end. Le centre de l'attention se porte essentiellement sur la jeune femme, Karin (Harriet Andersson) victime d'une maladie mentale, chronique et a priori incurable, qui la met aux prises avec des épisodes hallucinatoires. Ces accès de folie épuisent progressivement les espoirs de rémission des êtres qui l'entourent.

Le film débute sur les joies factices que les enfants manifestent devant le père, et inversement. Quand le père est seul, il se laisse aller aux larmes. Quand le fils est avec sa sœur il confie son mal-être de ne pas parvenir à parler avec son père. Quand ils sont tous ensemble autour de la table, ce n'est que sourires et rires : une sorte de représentation continue, un trompe l’œil, un mensonge permanent que la petite pièce de théâtre jouée par les enfants pour le père parait symboliser de manière très concrète cependant. Chacun creuse de son côté le fossé entre père et progéniture, la maladie de la fille constituant pourtant une sorte d'aiguillon pour les obliger à communiquer, les mettre au pied du mur de la folie complète, le deuil, la perte définitive de la raison tenant de l'aboutissement final en même temps que point de non retour. Face à la mort de toute relation, de tout échange, ils se retrouvent comme obligés de réagir. Faute d'action, Bergman filme les réactions et montre bien les dégâts que le manque de communication peut engendrer sur les relations familiales et le développement, l'épanouissement de ses membres.

Après, l'aspect incisif à l'égard de la religion, plutôt de la foi pour être plus juste, est peut-être une lecture toute personnelle. J'ai l'impression que Bergman associe la foi de Karin avec la déraison, la folie. Elle même, dans l'un de ses retours à la raison, ressent cette réalité parallèle, ses hallucinations comme une illusion destinée à la perdre, à la tromper. Est-ce vraiment une attaque en règle du cinéaste contre la religion et les discours irrationnels qui lui sont associés? Je vois mal comment on pourrait le lire autrement, honnêtement. En tout cas, la critique est formidablement amenée, sans une grossière agressivité, juste avec la pertinence et la logique de la narration. Alors ce n'est pas aussi éclatant que ça? Plus suggéré que déclaratif. Peut-être que je me fourvoie dans mon agnosticisme bedonnant? Naaan...

Bien écrite, cette histoire fait preuve d'une belle simplicité, avec une pureté, une intelligence qui rendent le visionnage très plaisant. Voilà un Bergman parfaitement lisible et d'accès facile que je recommanderais volontiers à ceux qui voudraient découvrir ce cinéaste et craindraient de tomber sur une des ses œuvres absconses.
Joe Wilson
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Re: A travers le miroir (Ingmar Bergman - 1961)

Message par Joe Wilson »

Tu as raison d'insister sur la simplicité et la pureté du film, qui mêle l'intensité d'une réflexion psychologique à l'émotion violente d'un malaise physique. Bergman trouve une unité plastique incandescente, qui laisse un souvenir extrêmement fort.
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Thaddeus
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Re: A travers le miroir (Ingmar Bergman - 1961)

Message par Thaddeus »

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Dislocation psychique


Chaque œuvre d’Ingmar Bergman se découvre avec une curiosité et une disponibilité renouvelées, notamment parce qu’elle poursuit le dialogue avec les autres pièces du corpus tout en ouvrant des perspectives qui lui sont propres. Après cette cruelle chanson médiévale qu’était La Source, Bergman semble privilégier une série de retraitements qui le font accéder à toujours plus de pureté, de concentration. Non que ce que l’on connaît déjà de son cinéma (la réflexion sur l’art, la mise en abyme de la représentation, la réalité comme écran, la fascination pour le double, les méandres de l’imaginaire, la remise sur le métier des obsession intimes) disparaisse. Tout cela perdure mais fait l’objet d’un épurement qui n’est pas loin de le transfigurer. Pour le dire avec les mots croustillants du réalisateur lui-même : "Ça a été un combat, parce que quand vous avez été une vieille pute, c’est difficile d’enlever tout le maquillage." D’une certaine manière, il délaisse la forme symphonique pour le quatuor à cordes, dessinant une conquête de l’espace intérieur qui atteindra son pic d’âpreté avec Le Silence et culminera dans l’investigation psychique de Persona et l’épouvante mentale de L’Heure du Loup. De fait, ce film ouvre ce que l’auteur a surnommé en 1963 sa trilogie (avec les deux suivants) avant d’émettre beaucoup plus tard des remarques sceptiques sur cette idée. Comme pour Jeux d’été ou Sourires d’une Nuit d’été, il retrouve avec bonheur la lumière si belle des ciels nordiques et la gamme des gris des paysages, de l’eau et des pierres. Son style atteint une forme dense et sobre dans son économie, les champs-contre-champs défilent dans le dialogue mais au rythme juste, parfaitement distribués, les longs plans fixes rapprochés et les simples recadrages attestent d’une maîtrise qui se déploie sans fausse note. À Travers le Miroir, c’est d’abord cet art dépouillé, décanté dans sa structure et son développement, presque sans anecdote ni détour, resserré dans le temps. C’est aussi un contexte culturel proprement scandinave qui assume les influences marquées d’auteurs comme Strindberg.


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Quatre personnages sortent de la mer et gagnent la plage pour se rejoindre dans l’intimité familiale d’un repas de retrouvailles, sur une île battue par le vent. Dès les premières images, Bergman impose le motif de l’insularité, qui accuse un déplacement géographique tenant du repli et de la recherche de virginité. Ce pourrait être le symptôme d’une austérité nouvelle, d’un assèchement de son expression, mais il n’en est rien. D’abord parce que la netteté du portrait et le jeu précis et sans emphase de ses acteurs garantissent la vérité psychologique : le cinéma de Bergman vise à s’approcher toujours plus des êtres qu’il filme, à faire vivre leur crise spirituelle de la manière la plus physique qui soit. Ensuite parce qu’à la photographie, Sven Nykvist peaufine un art de l’expressivité plastique qui tire du décor à ciel ouvert, des plages de bout du monde, du soleil incandescent (souvent capté juste au-dessus de la ligne d’horizon, au lever ou au coucher), la matière de superbes tableaux, saisis au travers d’encablures de portes ou dans des compositions raffinées de dunes et d’océan. Pour le cinéaste, Farö correspond parfaitement à l’image qu’il se fait des formes, des proportions, des couleurs, des horizons, des bruits, des silences, de la lumière et des reflets. Fermé sur lui-même comme un clavecin bien tempéré, rond comme le cercle infernal qui le décrit, le film ne fait éclater son écorce serrée qu’en un seul endroit : le temps d’une pièce scénique dont l’argument demande si cela vaut bien la peine, par amour, de suivre une morte dans la mort. Il propose peu de plans moyens mais presque constamment un jeu sur deux échelles, plans très larges et très gros plans, dont les raccords sont saisissants. L’attention portée au visage de l’actrice préfigure ce que sera le traitement du procédé dans les films ultérieurs de l’artiste : le cadrage coupé au front et au menton, jusqu'au risque assumé de la laideur. Son regard ne s’infléchira jamais vers un objet inutile, le nettoyage radical de l’image fera éclater l’essentiel, et cette tendance durable se doublera de la primauté accordée à l’étude des physionomies.

Le doyen de l’histoire est David, un écrivain de renom quoiqu’à la réputation un peu surfaite, paralysé par la peur du réel, l’incapacité d’exprimer des émotions qu’il a longtemps refoulées, hanté par sa démission affective — lorsqu’il se laisse à pleurer, c’est loin du regard des autres. Rescapé d’un suicide manqué, il se rend compte qu’il est resté profondément étranger à la vie et aux sentiments, lui qui prétend les mettre au cœur de son œuvre littéraire. Il arrive de Suisse où il s’était réfugié dans une toir d’ivoire pour travailler à un nouveau roman. Son fils cadet, Minus, souffre d’un manque de complicité à son égard, qu’il compense avec sa sœur. Celle-ci, Karin, au centre du récit, est affectée par une schizophrénie rampante qui se manifeste en états sporadiques lors de violentes crises hallucinatoires, et par une confusion de la foi et de l’érotisme. Au petit matin, dans le grenier dans la maison de vacances, la jeune femme éprouve une extase solitaire qu’elle identifie comme la révélation du visage divin. Elle est atteinte de maladie mentale mais semble en rémission. Rien a priori dans son comportement ne la désigne comme souffrante. Pourtant une sourde tension couve : David offre aux autres protagonistes des cadeaux inadéquats, Karin et son frère donnent une petite représentation théâtrale dont ils doivent reconnaître l’échec, et surtout la jeune femme fouille dans les carnets de son père et découvre qu’il la considère comme incurable. Lors de séquences intenses, à la lisière du fantastique, le papier peint, dont les motifs en spirale l’obsèdent, semble murmurer de troublantes incantations, et la pièce à l’étage transcrire les émanations d’une sombre magie occulte. Martin, le mari de Karin, tente comme il peut de l’apaiser par sa tendresse, portant la croix d’un désarroi et d’une impuissance que Max von Sidow exprime avec sa retenue habituelle. Son univers intérieur est simple, clair, stable, et s’oppose à celui obscur et complexe de l’écrivain, plus avide d’exprimer que de connaître vraiment. Beaux personnages, à l’humanité touchante et nuancée, souvent blessés par l’incommunicabilité mais toujours porteurs d’une affection vitale, d’élans chaleureux, même pris dans la nasse de l’incompréhension ou de la douleur. C’est le frère et la sœur qui se taquinent en se prenant la main, c’est l’époux qui couvre sa femme malade de baisers en la réconfortant, c’est le père qui serre sa fille dans ses bras au terme d’une difficile confession.


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Mais le rapport entre les êtres est fragile, et sa mise en crise, sous l’effet de la psychose, aboutit à l’assèchement du cœur (celui de David lorsqu’il se prend à vouloir étudier Karin comme un cas clinique, sujet éventuel d’un nouveau roman) ou au franchissement des limites (l’inceste entre le frère et la sœur — Bergman n’a peur de rien). Comme lancé par la violence de ce geste, le dernier tiers du film est une stupéfiante montée vers son acmé. Dans cet univers inquiet et déchiré, le décor tient un rôle prépondérant agencé autour de séquences très expressives : la barque filant sur une mer d’huile lors de la confrontation entre David et Martin, les entrailles inondées d’une épave où Karin en perdition va se noyer… Jadis icône charnelle, irradiante de sensualité épanouie, Harriet Andersson brise ici son passé bergmanien en conférant un désarroi tourmenté à son personnage : son beau visage semble sous la menace constante d’une terreur incommensurable, d’une détresse sans retour. Celle qui fut l’insoumise Monika, la soubrette des Sourires et l’écuyère de La Nuit des Forains s’exprime entièrement, sans la moindre provocation, par la démarche, les yeux, la bouche et jusqu’à cette petite cicatrice qui lui marque la lèvre supérieure. Elle est superbe, poignante dans sa désagrégation psychique — comme un flash-forward de la souffrance physique, encore plus éprouvante, que Bergman lui fera subir dix ans plus tard dans Cris et Chuchotements. C’est à travers elle que le cinéaste exprime les doutes qui l’assaillent, assimilant l’ébranlement mental et la peur d’un Dieu malfaisant à l’image d’une araignée aux yeux rouges, calme et imperturbable, qui monte sur elle et essaie de la pénétrer. La mise en scène ne représente pas les visions de Karin mais en montre les effets, dans une scène où le corps féminin est en proie à une douleur qui, littéralement, le tord. Il visualise dans la réalité un écho à ces bouffées délirantes dans un plan où l’hélicoptère-ambulance qui vient la chercher traverse lentement l’espace de la fenêtre, comme un énorme insecte bruyant. À quoi est due la folie de Karin ? Où trouve-t-elle sa source ? L’effondrement de l’esprit est-il lié aux mensonges d’une religion fallacieuse, ou trouve-t-il ses origines dans la faillite des relations humaines ?

La conclusion du film, très belle, apporte sinon une réponse, du moins une lumineuse note d’espoir. Minos vient faire part à son père de ses doutes après que l’ambulance ait emmené sa sœur. Longtemps miné par son insensibilité, David lui révèle alors que le sens de la vie est à trouver dans la croyance en ses sentiments, et dans le don affectif aux personnes aimées. Selon lui, l’amour qu’ils éprouvent tous les trois, Martin, Minus et David, l’époux, le frère et le père, à l’égard de Karin, est susceptible de la sauver. À travers la fenêtre, le soleil éclaire la confession d’une lueur apaisée. Comme transfiguré, Minus prend alors conscience de l’importance du lien relationnel, et se rend compte que son père vient de renouer avec lui : "Papa m’a parlé…" Ce dialogue exprime un credo qui effacerait la vision terrifiante de Dieu dont on vient, avec Karin, d’être le témoin. Mais les deux opus suivants montreront un Dieu de plus en plus lointain (Les Communiants) avant d’être totalement silencieux (Le Silence). Lent amenuisement qui correspond à la forme même de ce cinéma en mutation : l’expression film de chambre n’évoque pas seulement l’univers du kammerspiel mais évidemment la musique de chambre. À ce titre, À Travers le Miroir est indissociable de la suite pour violoncelle de Bach qui en est l’unique accompagnement.


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Dernière modification par Thaddeus le 18 juin 23, 15:26, modifié 9 fois.
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Commissaire Juve
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Message par Commissaire Juve »

Stark a écrit :... Minos prend alors conscience de l’importance...
Qué "Minos" ? :? C'est "Minus" (Fredrik alias "Minus").
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Thaddeus
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Re: A travers le miroir (Ingmar Bergman - 1961)

Message par Thaddeus »

Commissaire Juve a écrit :Qué "Minos" ? :? C'est "Minus" (Fredrik alias "Minus").
C'est ainsi qu'il est nommé dans mes sous-titres. Mais j'ai compris en lisant ce topic que ma version n'était sans doute pas très orthodoxe...
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Message par Commissaire Juve »

Stark a écrit :
Commissaire Juve a écrit :Qué "Minos" ? :? C'est "Minus" (Fredrik alias "Minus").
C'est ainsi qu'il est nommé dans mes sous-titres. Mais j'ai compris en lisant ce topic que ma version n'était sans doute pas très orthodoxe...
Ah tiens ? :o C'est un DVD du commerce ou un bidouillage ?
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