The small back room (Michael Powell & Emeric Pressburger, 1949)
Il peut sembler curieux, pour des cinéastes qui viennent de trouver le succès avec trois oeuvres aux couleurs flamboyantes du mélodrame et de la passion, de réaliser un film situé en Angleterre pendant la guerre, contant les errances d'un scientifique alcoolique, expert en déminage de haute volée, le tout filmé d'une façon faussement documentaire. Et pourtant, il faudra s'y faire, ce film des Archers a bien sa place parmi leurs oeuvres majeures. David Farrar et Kathleen Byron, ceux par qui le film
Black Narcissus basculait presque dans l'irationnel, en sont les héros, deux personnes plus qu'attachantes, qui vivent ce qu'il faut bien appeler une passion, même si elle est située dans un univers de routine et de train-train: Sammy Rice (Farrar) est employé dans un laboratoire de recherche qui travaille pour le ministère de la guerre, et est un expert apprécié; il a perdu une jambe dans le passé, un accident dont les circonstances se devinent aisément, même si elles ne sont jamais explicitées. Susan (Byron) est une secrétaire dans le même office, mais elle est surtout sa petite amie, confidente, son soutien moral... en même temps que sa voisine. Mais il ne fait aucun doute qu'ils partagent le même quotidien.
Le film commence alors qu'un jeune officier, le capitaine Stuart (Michael Gough) vient demander à Sammy de l'aide sur un dossier brûlant: des mines Allemandes, déguisées en objets anodins, ont fait plusieurs victimes. A une époque ou l'issue de la guerre est encore incertaine, il faut mobiliser toutes les énergies pour renverser la tendance, et la multiplication des attentats dus aux Nazis fait désordre, aussi insignifiant soient-ils. Pourtant la guerre n'est pas le souci principal de Sammy: souffrant à cause de sa blessure, alcoolique tentant de se contrôler (Avec l'aide de Susan), il souffre aussi dans son ego, se méprisant lui-même, persuadé que Susan ne reste avec lui que par pitié...
Sammy est un héros typique de Michael Powell, un homme qui se confronte à ses démons. Certains le font en toute connaissance de cause (Les héros de
A Canterbury tale, notamment); d'autres, les plus connus (Soeur Clodagh dans
Black narcissus, ou Vicky dans
The red shoes, et bien sur Joan dans
I know where I'm going) s'en rendent compte au fur et à mesure de leur confrontation; enfin, ce pauvre Colonel Clive Candy (
The life and death of Colonel Blimp) ne s'aperçoit quasiment de rien. Sammy Rice, lui, le sait, et va même jusqu'à créer ses propres obstacles dans ce qui aurait pu être une légitime course au bonheur. Il se comporte en vieux grognon, faisant tout pour décourager Susan. Il est un expert reconnu, mais sa loyauté à son travail n'est pas accompagnée d'une quelconque fidélité aux hommes qu'ils côtoient; on voit d'ailleurs qu'autour de lui les hommes évoluent, font parfois passer leur vie personnelle devant le travail, et se succèdent à des postes qui les font avancer dans leur carrière - pas lui. Et surtout, il fait un travail qui lui donne parfois l'occasion de tester son instinct de mort... A ce titre, il est inévitable que Powell passe par une scène de déminage au suspense intense; c'est bien sur le principal propos de cette sous-intrigue liée à ces mines découvertes par les Britanniques, dont seront victimes deux hommes durant le film: un soldat anonyme, et le Capitaine Stuart, qui avait manifestement abordé le travail sur l'objet lui-même comme un sport de haut niveau, avec un peu trop de gourmandise. Mais la scène qui nous montre Rice en plein travail est un quart d'heure de tension superbe, dans lequel le scientifique, affronte enfin ses démons, se découvrant une envie de vivre, une valeur aussi, qui est reconnue par les gens qui' l'accompagnent... C'est une renaissance, située à Chesil Bank sur la côte sud de l'Angleterre, un lieu magique que Powell adorait.
Susan et Sammy sont un couple fascinant, parce qu'ils sont arrivés dans leur amour sincère à un stade ou, d'une certaine manière, ça passe ou ça casse, comme on dit: Susan arrivera-t-elle à supporter la mauvaise humeur et la tendance à l'auto-critique dégoutée de Sammy? Celui-ci se rendra-t-il compte qu'elle est amoureuse, sans conditions, ou pas? et puis ils ont à des antipodes d'un gentil couple de cinéma, la dimension physque de leur couple étant mise en valeur par la complicité tactile dont ils font preuve, soulignée aussi par la proximité de leurs appartements. Si Farrar a composé un personnage dont il exste d'autres exemples dans l'histoire du cinéma, cousin par exemple de l'écrivain joué par Ray Milland dans
The lost week-end, de Billy Wilder, Kathleen Byron a la tâche de créer un personnage qui échappe aux clichés en vogue et est furieusement réaliste, en plus d'être plus qu'attachante. Son physique particulier, mis en valeur dans des éclairages impeccables, fait une fois de plus merveille.
J'ai parlé de réalisme occasionnellement, à propos de ce film, mais il faut reconnaître que si le décor est situé majoritairement à Londres, dans des pubs, des bureaux, des immeubles et appartements qui pourraient tout à fait être d'authentiques lieux d'une telle histoire, les cinéastes sont choisi de privilégier des scènes nocturnes, montrant la difficulté des personnages à rentrer chez eux, par exemple, Susan et Sammy ayant tendance à essayer de maintenir une vie sociale intense, qui tend à souligner un peu plus leur complicité. Mais surtout le lieu ou ils travaillent, une petite maison située dans l'arrière-cour d'une annexe d'un ministère (!), est un endroit idéal pour y vivre leur histoire d'amour marginale et fragile. Les décors ont leur importance dans l'appartement de Sammy aussi: beaucoup de plans sont composés de manière à incorporer deux objets familiers: un portrait de Susan, et une bouteille qui sert généralement de rappel: elle est là, mais Sammy n'est jamais supposé l'ouvrir. Les deux choix, l'avenir avec Susan, ou la fin de la douleur avec l'alcool, sont représentés... La douleur d'une séparation momentanée sera quant à elle représentée avec génie par l'absence dans l'appartement de Sammy des objets qui sont associés à la jeune femme: le portrait, bien sur, mais aussi le chat qui leur sert de compagnon... Lorsque Sammy rentre à son appartement vidé de ces preuves d'amour, il replonge dans l'alcoolisme en se saisissant de la bouteille, et la vide. La scène qui suit, qui vire inévitablement au délire visuel, est aussi déchirante... C'est en plus la veille de son utime mise à l'épreuve...
Ne manquant même pas d'humour, le film est une perle rare, forcément moins flamboyant dans son apparence que les grandes épopées colorées, mais pas moins beau. C'est une superbe histoire d'amour, ce qui suffirait, mise en beauté par une superbe re-découverte de lui même par un homme qui va enfin comprendre sa valeur et la valeur qu'il peut apporter à son environnement. Quand le film se termine, les Britanniques ont renversé la tendance, on sent que la guerre va être gagnée. En ce qui concerne Sammy et Susan, ils ont déja gagné.
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