Black Narcissus (Michael Powell, Emeric Pressburger, 1947)
Cinq religieuses sont mises à l'épreuve: il s'agit pour Soeur Clodagh, Soeur Ruth, Soeur Briony, Soeur "honey" (miel, ou "chéri") et soeur Philippa de construire un couvent à partir d'un bâtiment à l'histoire singulière, situé dans les contreforts de l'Himalaya. Elles appartiennent à un ordre spécifique qui leur propose de renouveller leurs voeux tous les ans, faisant d'elles de véritables volontaires dans leur sacerdoce. Le bâtiment mis à leur disposition par le potentat local est un ancien bordel, qui a servi un temps de monastère, mais les moines n'ont pas tenu longtemps: quelques mois... Les gens du coin, d'origine locale (le "général", dirigeant la région) ou Britannique (Mr Dean, l'agent de liaison du "général") vont assister à la tentative des religieuses, et les passions vont se déchainer.
Le
Narcisse noir du titre se réfère à un parfum, brandi lors d'une scène par le jeune "général", interprété par Sabu. Le parfum, ou comment une sollicitation des sens est évoquée lors de ce film qui nous conte la difficile tentative de cinq femmes de s'exiler de leurs sens, justement. Par extension, le "narcisse noir" est assimilé à ce jeune général, soucieux de se cultiver mais qui va surtout participer à l'éveil général et baroque des sens. Outre le parfum, on verra un grand nombre de motifs et d'objets liés à la sensualité, la féminité, les sens, depuis des bijoux jusqu'à des fleurs, le film se déroulant dans un luxe de couleurs du à la maitrise exceptionnelle du chef-opérateur Jack Cardiff en matière de Technicolor....
Il y a mise à l'épreuve, donc, mais pas officielle: à la base, il s'agit pour l'église d'assurer une présence en même temps que l'éducation des populations locales. Mais cette mission est à l'origine confiée à Soeur Clodagh (Deborah Kerr) par une vieille soeur toute ridée. On ne la verra pas au-delà de l'exposition du film, mais elle trouve un relais avec deux autres personnages agés: une Indienne, Ayah, sceptique et très ironique à l'égard des soeurs, et un 'saint homme', ermite anonyme et silencieux, qui médite en permanence face à l'himalaya. Les deux reflètent des philosophie différentes, Ayah étant très terrienne (apprenant la venue de religieuses, elle fait le rapprochement avec les prostituées et se réjouit, imagianant qu'elle allait pouvoir s'amuser...), et le saint homme visant en permanence les hauteurs, ayant renoncé à toute attache basse; bien sur, si les soeurs vont essayer de rester le moins proche du fond symbolisé par Ayah, il ne leur sera jamais possible d'atteindre l'état de grâce du vieil ermite... Ainsi passé par le filtre de ces témoins, leur mise à l'épreuve en devient plus impossible encore...
Il est question de passions dans ce film, mais on a un peu trop limité les interprétations à l'érotisme voulu par Powell et Pressburger. D'autres passions sont ainsi évoquées, du soudain abandon du potager au profit d'une jardin fleuri de mille fleurs par Soeur Philippa, au coeur d'or de Soeur Honey qui devient vaine, préférant conserver sa popularité auprès des populations et se rendant indirectement responsable aux yeux des Indiens de la mort d'un enfant. Les soeurs, une fois arrivées, se laissent emporter par la particularité du lieu, et vont toutes écorner leur vocation. Soeur Clodagh , la supérieure, aura à l'arrivée à subir la résurgence d'un passé affectif enfoui, qui la prendra par surprise, et cela ne s'améliore pas devant la personnalité de Dean, le très sensuel agent Britannique, dont les tenues (Chemises ouvertes, shorts, sandales...) vont faire surgir chez elle le trouble, mettant à mal ses résolutions. De son côté, Ruth, déja sceptique quant à ses voeux, va aller jusqu'à confesser son amour pour Dean, et tenter de le rejoindre dans une équipée à la fois sublime et ridicule, découvrant trop tard que celui-ci en pince bien pour une religieuse, certes, mais ce n'est pas elle...
Avec Ruth, l'importance du vêtement dans le drame prend tout son sens. Powell ménage son apparition, contrairement à Clodagh, vue dès l'entretien avec la soeur ridée, et aux autres, aperçues en préambule à leur déplacement vers l'himalaya. Mais Ruth, à ce moment, est malade; on la voit donc, pour la première fois, dans sa fonction, sonnant l'heure à la cloche située à l'endroit même ou le drame final va se jouer, avec sa robe blanche qui ne le restera pas longtemps. Elle soignera quelqu'un qui lui saignera dessus, et le rouge maculé sur la robe annoncera d'autres salissures, jusqu'à cette scène qui verra la soeur soudainement habillée d'une robe rouge qu'elle a fait venir en contrebande, se fardant avec passion de façon provocante devant Clodagh armée de sa seule bible; l'intention? Se donner à Dean, qui est si sensuel; en plus de la robe, elle emporte des petits escarpins rouge eux aussi, et elle laisse libre sa superbe chevelure rousse. Powell serre la jeune femme au plus près, et comment ne pas voir tous les détails de la transformation physique à la fois diabolique et désespérée? Les bottes mises par dessus le pied nu, afin de na pas abimer les escarpins dans la jungle, la chair exposée du mollet, visible lors de la lutte avec Clodagh pour la confrontation finle, et le visage de plus en plus marqué par la haine suite au refus de Dean... Des images qui restent longtemps après la vision du film: on se souvient de Kathleen Byrron après avoir vu ce film... elle reviendra aux cotés de David Farrar (Dean) dans le très beau
The small Black room de Powell et Pressburger en 1949.
Comme en écho à ce terrible érotisme, le général tombe amoureux d'une petite Indienne, qu'on sait expérimentée, et tous les efforts du jeune homme pour paraitre raffiné sont donc à l'eau. Il faut dire que la jeune Indienne est jouée par Jean Simmons, et que leur première rencontre s'effectue dans une salle décorée de dessins suggestifs, qui renvoie au passé de la maison... Et qui renvoie au laisser aller général: la constatation qui s'impose, après un débuit durant lequel els soeurs essaient de maintenir la loi de leur ordre, c'est que tout tombe très vite à l'eau, sans jeu de mot puisque Dean leur avait prédit qu'elles ne tiendraient pas jusqu'à la mousson...
L'ironie manifestée par Powell et Pressburger devant ces pauvres religieuses cache en fait un constat simple: on ne peut pas faire abstraction ni de ce qu'on est (C'est pourquoi Clodagh, qui a au moins la reconnaissance de ses pairs, ne succombe pas aux charmes de Dean, et que Ruth, qui en a bien besoin, s'y perd) ni de son propre passé (Ainsi nous le révèlent les très beaux flash-backs de Clodagh, qui révèlent une femme sensuelle et attirée par la vie, qu'on n'imaginerait pas un seul instant s'enfermer dans un couvent...), encore moins de ce qui nous entoure (l'"inde mystérieuse", qui fait la pige à ce bon vieux flegme britannique) et du passé de ce qui nous entoure (Le monastère était donc un bordel, et ce n'est pas près de changer...) Une fois les religieuses parties, peu de choses auront été finalement modifiées dans ce magnifique endroit, dont on rappelle au passage qu'il a été entièrement créé en studio, mais il est tellement plus vrai que nature...
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