La Lune dans le caniveau (1983)
Bon, ce n'est pas encore avec ce film-là que mon rapport au cinéma de Beineix va s'arranger. Et pourtant... pourtant, comme pour
Diva, je n'arrive pas à être trop sévère. Beineix est un mec indéniablement ambitieux et sa
Lune dans le caniveau une nouvelle démonstration de ce que son style était à cette époque sans équivalence dans le paysage cinématographique français. Le formalisme teinté de fraîcheur de
Diva prouvait déjà le talent technique de son auteur, mais
La lune dans le caniveau enfonce définitivement le clou : la caméra virevolte dans des travellings à l'américaine, les cadres sont méticuleux, l'ambiance plastique est étouffante et essentielle. En s'attaquant à David Goodis, Beineix ne se contente pas du luxe du matériau, il va façonner un film assez expérimental à la croisée d'Argento, Coppola, Godard et Ridley Scott, et construire un véritable univers interne comme l'on bâtit une cathédrale : on pénètre dans le film comme dans un rêve étrange, fiévreux et poétique, un rêve peuplé de dédales sombres, de taudis crasseux, d'érotisme moite, de néons multicolores, de bars mal famés, de femmes désirées et de gouttes de sang. Sans doute influencé par la forme et la technique de
Coup de Cœur, le tournage en studio renforce pourtant ici un confinement nocturne inquiétant, tandis que le recours discret à des maquettes (je ne sais pas pourquoi mais la séquence de la cathédrale m'a quasiment fait penser au
Batman de Burton) et la musique planante de Gabriel Yared suggèrent de façon lancinante une irréalité trouble, quelque part entre le rêve et le cauchemar. Les ambitions formalistes de Beineix n'ont jamais été aussi évidentes :
La lune dans le caniveau est d'abord un spectacle rétinien, un féérie de couleurs soigneusement choisies et associées (l'utilisation du rouge et sa connotation sanglante est signifiante), se déclinant au travers des vêtements, des néons, des lumières scintillantes. Avec la caméra de Beineix, tout est prétexte à esthétisme, et les partis-pris rappellent immanquablement ce que Coppola faisait à la même époque.
Du Napoléon du Cinéma Beineix partage la soif de démesure - l'histoire semble bien étroite pour un tel déchaînement plastique -, mais en tout cas pas le sens narratif. Car si
La lune dans le caniveau se montre remarquable dans sa proposition formelle, on ne peut pas dire que son histoire, ou tout du moins la manière dont elle est traitée par Beineix, soit très convaincante. Le pitch est intéressant mais très vite on se perd dans de fausses complexités psychologiques (les fantasmes des riches fascinés par la pauvreté, le frère tourmenté par le suicide de sa sœur...), des poses maniérées et une avancée scénaristique quasi nulle qui, comparativement à l'esthétisme déployé, montre que le film n'a finalement pas grand-chose à raconter. C'est long, long, long ! C'est beau mais qu'est-ce que c'est chiant ! Le film devient alors potentiellement irritant, brassant de l'air pour trois fois rien ; l'obsession formaliste de Beineix finirait presque par se retourner contre lui tant son talent paraît gaspillé en vain. Le jeu mollasson et étudié de Nastassja Kinski (belle à en crever) est hélas particulièrement pénible, tout comme celui du personnage de son frère. Plusieurs scènes agacent carrément dans leur posture théâtrale et grimacière : il faut notamment se pincer lors de la scène avec les deux putes au bar. Certains plans, certaines atmosphères, cueillent sporadiquement un intérêt qui s'évanouira rapidement, et il faut toute la douceur mêlée de bouillonnement de Depardieu et la sensualité volcanique de Victoria Abril pour aller jusqu'au terme du film.
La lune dans le caniveau demeure sans doute une expérience sans grande équivalence dans le cinéma français, c'est un film "admirable" au sens qu'on peut s'extasier sur ses propositions visuelles et son ambition, mais il n'en demeure pas moins à mes yeux que le reste, malgré toutes les bonnes volontés réunies, est quand même assez raté et pénible. Mais c'est une œuvre qui mérite assurément qu'on s'y attarde.