1. Lever de soleil sur la Cité des Doges
"Ah, Venise..." SPOILERS A écouter en même temps : les deux thèmes d'Angelo Badalamenti,
ici et
ici.
Paul Schrader est un artiste assez passionnant. C'est, d'abord, un scénariste que je respecte énormément, l'un des tous meilleurs du cinéma américain des années 70-80 :
Yakuza (Sydney Pollack, 1974),
Obsession (Brian De Palma, 1975) et évidemment ses collaborations grandioses avec Martin Scorsese (
Taxi Driver,
Raging Bull et
La Dernière Tentation du Christ), sont là pour témoigner d'un talent d'écriture assez unique, et, dans ses meilleurs jours, profondément intelligent. Je suis très loin de connaître de fond en comble sa filmographie, mais les oeuvres que j'ai pu voir m'ont tous intéressé, à degré divers : des deux grandes réussites que sont à mes yeux
Hardcore (1979) et
La Féline (1982) à un film moins solide mais quand même intéressant comme
American Gigolo (1980), la fascination de Schrader pour le sexe, ses dérives, ses tentations, thématiques que l'on retrouve perpétuellement, fait de ses films des objets souvent audacieux et envoûtants, uniques, évoluant entre crudité et onirisme. Schrader n'a sans doute pas acquis la même célébrité que ses contemporains, mais plus je découvre son oeuvre, plus je me rends compte de l'extrême cohérence de celle-ci, de la force de ses histoires, du soin formel constant. Un véritable auteur qui, avec cette
Etrange Séduction, m'a à nouveau conquis.
2. Le poids écrasant de l'Art
En venant tourner à Venise, Schrader semble boucler la boucle qu'il avait entamée en signant le scénario d'
Obsession, qui témoignait déjà d'une grande fascination pour la beauté de la ville de Florence, musée à ciel ouvert, où l'Art pictural et architectural alimentait autant l'ambiance spectrale de la mise en scène de De Palma que la narration (les retrouvailles-clés dans l'église San Miniato entre Cliff Robertson et Geneviève Bujold, qui restaure les fresques de Bernardo Daddi). Dans
Etrange Séduction, Schrader convoque à nouveau la puissance esthétique d'une autre ville-musée, Venise, qu'il filme de manière fascinante. Là encore, l'Art est omniprésent, que cela soit aux quatre coins de la ville, que dans les lieux que visitent le couple britannique (Colin et Mary) : une église où la caméra de Schrader longe les longues fresques de la Renaissance, le palais vénitien de Christopher Walken (
"un musée", dira d'ailleurs Colin), avec ses immenses peintures représentant des figures antiques et lascives. Les personnages sont littéralement écrasés par ces manifestations artistiques (captures 2). Un peu à l'instar de
Ne vous retournez pas (Nicolas Roeg, 1973), Schrader tente moins de glamouriser la Cité des Doges que de la dépeindre comme un labyrinthe mental. Les plans qui s'attardent vraiment sur les monuments et façades de la ville le sont toujours au lever de soleil (captures 1), ce qui confère à l'architecture une dimension assez étrange, indubitablement belle mais également mortifère, comme si la Cité des Doges, ancestrale, agonise voire même est déjà éteinte. La photographie de Dante Spinotti, collaborateur régulier de Michael Mann, est une splendeur de tout instant. Comme Nicolas Roeg, Paul Schrader ballade surtout sa caméra et ses personnages dans des endroits reculés de Venise, ses petits passages étroits et inquiétants, déserts, dans lesquels on se perd facilement et où l'on rencontre son destin. Une Venise reculée qui n'en demeure pas moins captivante. Monumentalité des décors, dans lesquels l'individu semble minuscule, omniprésence pesante de l'Art (jusque dans la
magnifique affiche de Bob Peak, hommage à Gustav Klimt, grand peintre de la volupté), atmosphère agonisante et lourde : formellement, Schrader écrase déjà ses personnages, qui se meuvent souvent lentement, comme empétrés dans un cadre, un lieu (captures 3), vampirisant leur énergie. Leur destin semble déjà scellé.
3. L'individu perdu dans l'immensité du cadre
Curieusement, Schrader ne signe pas le scénario de ce film, ce qui est pourtant son habitude (il avait fait une entorse à cette coutume avec son film précédent,
Patty Hearst) : c'est Harold Pinter qui se charge d'adapter
Un Bonheur de rencontre (
The Comfort of Strangers, 1981) d'Ian McEwan. Bien que basé sur un matériau déjà existant, on est vite frappé par la résonance de cette histoire avec les propres obsessions de Schrader, et l'on ne s'étonne pas que le cinéaste ait jeté son dévolu sur ce roman. En effet, là encore, il sera question de sexe, tout simplement ; de sensualité, de tension sexuelle, d'ambiance lourde et voluptueuse. Les Britanniques Colin et Mary (Rupert Everett, et Natasha Richardson, que Schrader avait déjà dirigé dans
Patty Hearst) sont en vacances à Venise pour chercher un nouveau souffle à leur couple, qui peine à communiquer. On ne sait d'ailleurs pas trop si ces deux personnages sont encore réellement amoureux l'un de l'autre ; Colin est flegmatique au point d'en être insupportable, paraît s'emmerder en permanence, et Mary peine à déterminer, quand on le lui demandera, si elle l'aime. Voici donc un couple en plein questionnement, à la croisée des chemins. Ils sont à Venise, mais ne savent, finalement, pas vraiment ce qu'ils y sont venus chercher. C'est leur rencontre avec Robert (Christopher Walken, impérial, comme à son habitude), un aristocrate vénitien qui les suit et les épie depuis quelques temps, qui va bouleverser leurs existence. L'homme est distingué, mystérieux, insaissable, et son épouse, Caroline (Helen Mirren), effacée. Sans que Colin et Mary - et le spectateur - ne s'en rendent compte, Walken tisse ses fils autour du couple, les emprisonne dans son palazzo orientalisant où, sans que l'on sache trop pourquoi, on sent une menace sourde, perdue dans une ambiance lourdement érotique. L'atmosphère devient de plus en plus étrange (le coup de poing de Walken) et l'on commence alors à comprendre ce qui a plu à Schrader dans cette histoire. Comme dans
Hardcore et
La Féline, le sexe et ses tentations, l'éveil à une sexualité bestiale et assumée, rampent tout le long d'
Etrange séduction. Le pouvoir de fascination et de sensualité que dégage le couple Walken-Mirren (captures 4), très étrange et très dérangeant (on subodore des choses vraiment atroces les concernant et on se demande bien ce qui va arriver au couple britannique... échangisme, comme le laisse suggérer Schrader l'espace d'un plan ? Sado-masochisme ?), déteint sur le couple Everett-Richardson, qui alors qu'il s'ennuyait ferme, paraissent se découvrir charnellement pour la toute première fois. Au bout d'une heure, on voit alors ce qui a motivé Schrader : l'extériorisation d'une sexualité refoulée. Colin et Mary se mettent à parler cruement de sexe, jusqu'au restaurant. Le problème, c'est que cette extériorisation, chez Schrader, se finit rarement bien. Colin et Mary paieront chèrement, dans une scène tétanisante tant elle est imprévisible, leur incapacité à se décider tout à fait sur leur devenir conjugal. Cette scène (l'égorgement d'Everett par Walken sous les yeux impuissants de Richardson, comme un rituel sacrificiel), laisse pantelant autant par sa dureté que par son non-sens. "
Bien sûr qu'il sait" dit Walken avant de trancher la gorge. Mais qu'est supposé savoir Everett ? Que lui et sa compagne se sont volontairement laissés approcher et contaminer par la décadence voluptueuse qu'il incarne avec Mirren, et qu'ils y ont pris plaisir ? Malgré la découverte sur la nature diabolique et perverse du couple Walken-Mirren, on ne comprend pas quelles furent leurs motivations depuis le départ, à supposer qu'il y en ait. La scène finale, où Walken explique aux policiers ses raisons en racontant à nouveau l'anecdote centrale sur son enfance malheureuse (avec un père violent qui n'est pas sans évoquer celui de Schrader), demeure une énigme dont il est bien difficile de percer le secret.
4. Un Bonheur de rencontre...
Etrange Séduction, comme
Ne vous retournez pas de Nicolas Roeg avec lequel il partage quelques points de convergence, est une oeuvre lente, complexe et opaque, qui abandonne le spectateur avec beaucoup d'interrogations. C'est un film qu'il faut, à mon avis, laisser mûrir dans sa mémoire, qui ne livre pas tous ses secrets. Un film qui peut hanter longtemps, à l'image de la partition lancinante et magnifique d'Angelo Badalamenti, un film envoûtant, maîtrisé, atteignant une grande plénitude visuelle et musicale. Un beau film, et sans doute un grand film.