Orphée (1950)
Selon la mythologie grecque, Orphée descendit aux enfers pour aller chercher sa femme Eurydice, dont la mort le désespérait. Hadès, ému par la lyre et les mots de l'aède, lui permit de ramener Eurydice à la surface de la Terre, à condition de ne jamais se retourner pour la regarder sur le chemin du retour. Comme on le sait, Orphée n'y parvint pas. Son amour et son inquiétude étaient si grands qu'il se retourna pour regarder Eurydice et la perdit alors à jamais. C'est un des grands mythes de l'amour fou.
La manière donc Cocteau approche le mythe d'Orphée est symptomatique et révèle ses obsessions et ses préférences. Il se désintéresse totalement de l'histoire d'amour entre Orphée et Eurydice. Orphée, vu par Cocteau et joué par Jean Marais, est un poète affecté dans ses manières et épris avant tout de lui-même. Ses fréquents emportements de colère vis-à-vis d'Eurydice, qu'il accable de commentaires mysogines ("Ah, les femmes !"), donnent l'impression qu'il n'éprouve pour elle aucune véritable tendresse. La très belle idée selon laquelle Orphée ne peut regarder Eurydice sans la perdre est d'ailleurs tournée en ridicule par Cocteau qui en fait la base d'une scène de vaudeville où Eurydice est contrainte de se cacher sour la table du salon de leur demeure pour éviter d'être vue.
Ce qui intéresse Cocteau dans le mythe grec, c'est le fait qu'Orphée soit poète (l'Orphée du mythe grec, un aède, n'était autre qu'un poète chantant) et surtout qu'il rende visite aux enfers. A l'instar des rites et des croyances orphiques de l'antiquité grecque qui n'ont que peu à voir avec le mythe d'Orphée lui-même tel qu'il a été rapporté, Cocteau s'intéresse à la vie après la mort, comme s'il en escomptait un retour.
Avec Orphée, Cocteau trace le portrait du poète en narcisse. Ce n'est pas l'amour des autres qui fait le poète, c'est l'amour de lui-même. Orphée s'aime et l'on peut observer chez lui de nombreux miroirs où sans doute il se mire en ses heures de rêveries. "Les miroirs sont les portes par lesquelles entre la mort. Regardez-vous toute votre vie dans un miroir et vous verrez la mort travailler sur vous ", nous dit encore Cocteau. Et c'est la plus belle idée du film. Se regarder dans un miroir, s'aimer soi-même, c'est donc aimer la mort, sa propre mort. Orphée, vu par Cocteau est l'histoire d'un poète qui s'aime tellement qu'il finit par aimer sa propre mort, jouée dans le film par Maria Casarès.
Le monde d'après la mort fascine Cocteau. Il tourne Orphée en 1950, et à cette époque, le souvenir de la guerre et des ruines est encore vif. Alors Cocteau filme le monde d'après la mort dans son film comme un monde de ruines où errent quelques âmes en peine progressant lentement dans des rues désertes, battues par ce vent mystérieux qui vous cloue sur place dans les cauchemars. Ce paysage abandonné et plongé dans une obscurité silencieuse est parfois filmé par transparence ou en négatif ; et peut-être faut-il comprendre ce procédé technique littéralement, comme si la mort était le négatif de la vie. En ce monde, les aides de la mort ressemblent à des motards de brigade fasciste, et comme pendant la guerre, des figures anonymes interrogent des prisonniers et leurs font signer des déclarations sans qu'ils puissent les relire. On y trouve aussi un au-delà de la mort, pire que la mort, qui attend ceux qui, déjà mort, y sont arrêtés ; et c'était justement une des leçons de la guerre, qu'il existe des lieus et des épreuves pires que la mort.
Contrairement à l'Orphée du mythe, l'Orphée de Cocteau rend visite au monde de la mort pas moins de trois fois (lorsque Maria Casarès l'emmène dans la "zone" au début du film, lorsqu'il part chercher Eurydice, et enfin lorsqu'il meurt lui-même). A chaque fois, il en revient, comme si le poète était pour Cocteau un passeur entre le monde des vivants et celui des morts, qui traverse les miroirs et pénètre les arcanes du monde. C'est parce qu'il est immortel, nous dit Cocteau, qu'il a ce pouvoir, à moins qu'il ne devienne immortel que parce qu'il a d'abord traversé les cercles des mondes.
Comme le poète qui lui préfère la mort, Cocteau ne semble pas avoir beaucoup d'estime pour le monde des vivants de son film : les journalistes et les badauds y épient le poète et chacun parle de façon un peu théatrale afin de se donner de l'importance. Les bacchantes du mythe sont représentées par Cocteau sous les traits hystériques de fans du poète à la mode (comprendre qu'il ne s'agit pas d'Orphée), qui naturellement haïssent Orphée. On devine une charge de Cocteau contre la jeunesse du milieu littéraire de 49/50. De manière générale, les scènes dans le monde des vivants sont les plus faibles du film, qui concentre sa poésie dans les images du monde des morts et dans ces merveilleux moments où des silhouettes d'hommes et de femmes passent au travers des miroirs comme des noyés descendant dans les profondeurs d'un lac.
Orphée est le film d'un misanthrophe qui s'est beaucoup regardé dans les miroirs, un film inégal mais beau et étrange, qui semble désespérer de la vie, où les images rappelant la guerre sont plus poétiques que le présent. Je ne sais si c'est ce que voulait Cocteau, mais l'effet produit est vraiment très singulier.
Jean Marais est affecté et irritant en Orphée, et son jeu tout en éclats de voix m'a paru forcé - de tous les choix du film, il est pour moi le moins heureux, bien que cela relève d'un paradoxe pour un film de Cocteau. On peut lui préférer François Perrier, parfait en Heurtebise, qui arrive d'un simple soulèvement de sourcil à exprimer le trouble de son personnage, et Maria Casarès, hiératique et terrible en princesse de la nuit, qui parvient à rendre le personnage de la mort elle-même émouvante.