Planète Lynch
Texte fourré aux spoilers!
Avant tout, qu'est ce que c'est
Twin Peaks : The Return?
De la télé, du cinéma, un peu des deux?
On a déjà sans doute beaucoup glosé à ce sujet.
Alors posons la question autrement : à quoi ça ressemble?
Ce qui m'a presque immédiatement frappé en visionnant cette saison 3 est l'ampleur d'un rendu qui semblait presque redéfinir les contours de mon banal écran plat de format 16/9, comme si l'émission en 16/9, pourtant fondue dans la masse, excédait, à la manière d'un film projeté, le cadre rigide et standardisé de ma télé.
Comment j'explique cela? Par la description d'un sortilège.
Véritables feuille de route et profession de foi
lynchiennes, les moyens que Lynch se donne pour faire revenir
Twin Peaks, 25 ans après la disparition de Dale Cooper dans la Loge, semblent jeter leur dévolu sur une moyenne voire grande lucarne comme récepteur (à la manière de la boîte de verre du loft new yorkais) à la différence d'il y a 25 ans, où Lynch n'émettait que depuis une petite lucarne, qu'il pervertissait de l'intérieur.
Par un effet de retour, proche de celui qui fait passer Cooper de l'outre-monde au monde "réel" au travers d'une prise électrique, l'univers
peaksien, gorgé de maturation, nous revient de limbes insituables pour napper nos écrans plats 16/9 d'une imagerie proliférante enrichie d'un sens de l'épopée auquel Lynch ne nous avait absolument pas préparés.
D'où l'immédiate stupéfaction du déboulement de ces images à la fois barrées et comme nourries au grand air du large.
D'où également le désappointement explicable de bon nombre de connaisseurs de la série originelle qui ne retrouveront pas le sur-place télégénique et jazzy d'il y a 25 ans et devront accepter de voir leur univers vénéré happé par une vision digne de Dante, avec son Paradis, son Purgatoire et bien évidemment son Enfer.
Ce nappage de l'écran domestique par des images d'inspiration autant caravagesques que psychédéliques façon
kraut (j'ai souvent pensé à Julian Cope et à ses excentricités post-punk) est une expérience à laquelle la déclinaison en 18 épisodes, tous réalisés par Lynch, est-il besoin de le rappeler, confère une espèce de majesté que nous sommes quelques uns à avoir ressentie comme inédite dans toute notre vie de spectateur, tant cinématographique que télévisuelle.
Car cette substantielle et élastique disponibilité d'épisodes permet au maître-chaman de cérémonie d'y mettre tout ce qui macérait, en plus de tout ce qui à pu naître en cours de route, dans sa tête de créateur, en même temps qu'elle autorise le spectateur patient à laisser un plaisir indescriptible le récompenser.
Patience? Oui parce qu'il faut accepter non seulement que tout ou presque ne soit expliqué, mais plus encore, qu'une accumulation de signes, d'énigmes à décrypter viennent régulièrement narguer notre besoin de comprendre, sans que cette soif ne trouve à s'étancher.
Patience (et cela découle de ce qui précède) parce que notre conditionnement au feuilletonesque est mis à mal,
Twin Peaks : The Return ne nous proposant rien de ce qui ressemblerait à ces twist auxquels nous ont habitués toutes les grandes séries contemporaines.
A aucun moment l'on ne se surprend à attendre comment telle ou telle intrigue va se résoudre, comment tel ou tel nœud narratif va se débloquer.
Seul le "segment Dougie", savoureux coulis enrobé de tout un monde, vient génialement autant qu'absurdement apporter un peu d'exaltation feuilletonesque dans le magma narratif. Emergence d'un semblant d'intrigue linéaire qui nous ravit autant qu'elle nous perd; suspens somptueusement enfantin qu'une saine absence de nicotine
twisteuse rend plus goûteux encore.
Patience enfin parce que les deux premiers épisodes posent les jalons qui porteront l'édifice et que ces fondements, à mesure qu'ils émergent, nous interdisent pour l'heure d'anticiper sur une quelconque structure.
D'autant qu'une lenteur hiératique préside à ce début de parcours : celle, digne d'un Paradjanov transformé en jeu vidéo, du loft new-yorkais et ses à-plats cireux ou bien ce plan séquence éloigné où le Docteur Jacoby se fait livrer ses pelles à domicile, plan sans effets, archi-passe partout, n'était un léger et mystérieux travelling latéral gauche-droite droite-gauche suggérant une présence sylvestre.
Mais du début de ce périple halluciné à sa résolution effrayante de désolation, nous aurons baigné dans une belle lumière, telle que
Mulholland Drive nous en révélait les charmes feutrés en 2001 et dont nous avait privés
INLAND EMPIRE au point où David Lynch m'était tombé des yeux, me laissant un goût de suie dans la bouche, celle dont semblent gavés les
hoboes maléfiques de cette saison 3, qui renoue, de manière inespérée, avec les textures vanillées, suavement laiteuses de
Mulholland Drive.
C'est que ce format de 18 épisodes permet à Lynch de revenir à nous tel qu'en lui-même l'éternité nous l'avait dissimulé : malicieux, attentionné, inquiet, lucide, mystique, accueillant, compassionnel, facétieux...et plus raffiné que jamais formellement.
Les films de Lynch nous ont habitués à la grande forme séquentielle, un peu massive, très légèrement pompière (le côté
Silencio).
Twin Peaks : The Return et ses 18 épisodes s'offrent le luxe d'étaler les textures, de les faire se succéder avec délicatesse, comme rissolantes, caramélisées par un regard adouci, bienveillant, tout entier à son œuvre.
Lynch prend le temps de creuser chaque scène, d'interdire qu'elle soit indifférente.
Twin Peaks : The Return est une succession quasi-ininterrompue de morceaux de bravoure de chambre, de micro-moments d'anthologie, au milieu desquels, de temps à autre, quelque chose de spectaculaire survient.
D'un spectaculaire intense (l'épisode 8, l'accident de voiture de Bad Coop) mais calibré, comme dit plus haut, pour nos bons vieux écrans 16/9 ème dont les contours semblent conçus pour accueillir ces cadrages au cordeau, contenant la belle matérialité graphique des voitures, personnages à part entière de la saison, aux claquements de portières étouffés formant une des innombrables et inventives litanies du
sound design de l'œuvre.
Les
Cahiers du Cinéma ont prévenu :
"nous sommes entre bonnes mains".
Car Lynch s'arrange pour rendre le nombre d'épisodes indispensable à l'accueil de son inspiration : tout y est, des happenings ésotériques (qu'il m'arrive encore de juger envahissants) à la coexistence des genres au sein de l'œuvre comme autant d'humeurs faites pour nous rappeler que tout cela est aussi une affaire de cinéma américain (
road movie, film noir, cinéma indépendant, film de gangsters, comédie,
slapstick, film musical, horreur, tout est convoqué..).
Lynch profite du temps imparti pour nous perdre en disparaissant temporairement de notre écran radar, laissant survenir des manières invitées mais toujours sous contrôle, qu'un long-métrage n'a guère la place ni le temps d'accueillir.
Ainsi certains échanges étirés, pince-sans-rire, impassibles rappellent Jarmusch tandis que d'autres moments, d'une extraversion délirante (la fusillade devant la maison de Dougie) évoquent les Coen.
Et comment ne pas penser à Quentin Tarantino alors que nous suivons les pérégrinations des deux tueurs de Bad Coop qu'incarnent avec une délectation jubilatoire et glaçante Tim Roth et Jennifer Jason Leigh (la séquence où ils assassinent le directeur de la prison sous les yeux de son fils est d'une violence sèche et inhumaine indescriptible).
Justement, parlons-en de la distribution!
Il a été dit que Lynch, patient, attentionné et amoureux de sa matière, ne négligeait aucun rôle, osant la peinture du vieillissement, pour les anciens de
Twin Peaks, pour Harry Dean Stanton, bouleversant, et pour lui-même, étonnamment omniprésent et souvent poilant en Gordon Cole à moitié sourd et légèrement gaga.
Mais on a pas assez insisté sur l'étonnant grand écart intergénérationnel que représente
Twin Peaks : The Return, de Caleb Landry Jones (impressionnant junkie) à Monsieur Don Murray, 88 ans, improbable patron de compagnie d'assurance, idée de distribution à faire crever de jalousie Quentin Tarantino.
Il conviendrait également d'applaudir des numéros peu publicisés comme celui, absolument réjouissant, de Tom Sizemore, sournois et attendrissant, ou celui encore des inénarrables Robert Knepper et James Belushi, dans le rôle des frères Mitchum, sortis tout droit de
Mafia Blues, oui, les détracteurs ont raison, sauf que c'est ça qui est justement génial : que ça fasse
Mafia Blues!!
Impossible, en effet, de rester longtemps dans la supercherie parce que Lynch vient régulièrement nous rappeler que nous nous trouvons chez lui et il n'y a rien de moins sécurisant que sa planète.
Car c'est bien d'une planète qu'il s'agit, identique à la nôtre, pourvue des mêmes pays, des mêmes états américains, de la même misère, des mêmes ravages de la drogue (
"One, One, Nine !!!" ), de la même Monica Bellucci (oui, elle en est aussi..) mais nous n'y sommes pas chez nous. Les comportements diffèrent. Ils nous paraissent incongrus, drôles, effrayants mais nous n'avons aucune prise sur eux.
Dans le monde de Lynch, les gens se parlent mais s'observent longtemps avant de se répondre, les gestes sont mécaniques , "manufacturés", bizarres (la farandole des gangsters qui distribuent leurs cadeaux est à la fois drôle et aussi inquiétante que la danse saccadée et dadaïste de la femme sur le tarmac au début de
Fire walk with me).
Il n'est pas jusqu'aux trucages qui ne paraissent générés par des artisans s'activant dans une dimension parallèle, plâtrées naïves et pourtant d'une belle matérialité qui renouvellent de fond en comble notre perception (Lynch, par exemple, réinvente l'impact graphique d'une balle dans la tête et prend des longueurs d'avance sur Scorsese et Tarantino).
La régularité presque métronomique des
lives qui vient clore bon nombre d'épisodes (même si pas tous) est également une très belle idée d'égarement du spectateur.
Ces concerts fonctionnent comme un
after où toute l'équipe d'un tournage, ou d'un festival, se rendrait en fin de journée pour se détendre. Leur régularité contribue à la sensation confortable du rendez-vous
arty.
Mais, dois-je le répéter, nous ne sommes pas chez nous. Nous sommes chez les autres... Vous en connaissez beaucoup vous, des bleds de l'état de Washington où un bar accueillerait chaque soir le festival des Inrockuptibles??
D'autant que ces ritournelles contemplatives et inquiètes semblent secrètement battre le rappel de l'état mental dans lequel nous laisse l'épisode qui se termine.
Et puis, des choses se produisent pendant ces concerts comme l'humiliation d'une petite asiatique alors que se déchaînent The Veils, séquence prodigieuse. Ou bien ces sketchs absurdes que se font de jeunes gonzesses déjà au bout du rouleau, dont une qui se gratte une aisselle couverte d'eczéma, séquence que l'intervention d'Au Revoir Simone interrompt avant que l'on ne défaille.
Les figurants qui se déhanchent devant la scène, quelconques, lisses, incolores, plaqués, participent d'une étrangeté que vient renforcer le ballet des serveuses dont on aperçoit, à la volée, le plateau qui glisse au dessus de l'assemblée, comme dans
Cabaret.
Voilà pour un monde qui, on le comprendra, ne peut s'embarrasser de respecter l'équilibre du raisonnable.
Twin Peaks : The Return se gorge de lui-même, protubérance organique, mais respecte notre goût de l'épopée, questionne notre rapport à l'existence.
Fabuleux anti-climax, le final de ce poème épique, donc, en faisant hurler Laura Palmer devant un Dale Cooper paumé, au terme d'une des plus belles traversées du Styx du (télé)cinéma, nous immerge dans nos rêves les plus séminaux et je jure avoir fait des rêves comme cela, abandonné sans préavis dans le silence qui suit l'effervescence, comme sur le plan de travail des ténèbres.
Puis le cri le plus terrible qui soit.
Alors on regarde en arrière, et on revoit les enquêtes ésotériques de Gordon Cole, Albert Rosenfield et Tammy Preston, très
Blake et Mortimer. On se replonge dans ces traversées perplexes d'un monde à l'autre. Et surtout, puisque nous côtoyons Dale Cooper/Dougie depuis le début, on se souvient des bons moments, de la vie de famille avec Janet-E et Sonny Jim, de la consécration vis-à-vis de tous (même des gangsters), et du retour du héros, exaltant, merveilleux, chevaleresque façon
Rocky, lorsque l'Agent Cooper paraphe ce retour d'un triomphal
"I am the F.B.I.!" ) .
Et puis, comme dans la vie, le constat froid, déprimé, glaçant, que tout est derrière. Qu'il ne reste qu'une rue vide, froide, plongée dans ses rumeurs nocturnes.
Voilà ce que hurle Laura Palmer, tandis que se dressent immanquablement les poils de l'avant-bras.
Twin Peaks : The Return, œuvre à la portée existentielle dont les noces entre expérimentation débridée et cinéma populaire de très haute tenue renvoient directement à celles qui présidaient, en 1968, à
2001, l'Odyssée de l'espace.
Mais, que cela reste entre nous.