1939. Le détective Dick Tracy est le plus ardent et le plus habile des protecteurs de l'ordre et de la loi. Afin d'endiguer la vague de crimes qui s'étend sur la ville, il entre en guerre contre le cynique Big Boy Caprice, qui a su s'entourer d'une bande de tueurs tous plus dangereux les uns que les autres...
J'avais découvert
Dick Tracy du haut de mes sept ans. J'avais été très marqué par ce film que je n'avais ensuite plus jamais eu l'occasion de revoir (je crois qu'il n'est jamais repassé à la télé depuis le milieu des années 1990), si bien que je n'en conservais qu'un souvenir extrêmement opaque duquel émergeaient seulement quelques images de Pacino en vilain bossu. Un peu à l'instar de
Rocketeer (Joe Johnston, 1991) que j'avais découvert à la même époque,
Dick Tracy était un film rare dont j'ai entretenu le souvenir fort durant des années, sans avoir le courage de m'y replonger sous peine d'affronter une éventuelle grosse déception - crainte entretenue par la réputation en demi-teinte que le film a gagnée au fil des ans. J'ai enfin eu l'occasion de le revoir, et donc de le redécouvrir. Je ne vais pas faire durer le suspense très longtemps : j'ai méchamment aimé. Et je crois que le film de Beatty m'a offert les de mes plus grands chocs plastiques de ma jeune cinéphilie. Avant d'entrer plus en détail sur les qualités (et les défauts, car il y en a) de ce "petit" film absolument réjouissant, un bref historique s'impose, car je crois que la genèse du projet
Dick Tracy est assez révélatrice des ambitions artistiques de l'entreprise. D'abord, Dick Tracy, c'est un personnage populaire de comics créé par Chester Gould en 1931 qui connaîtra de nombreuses évolutions au cours de son histoire. Je n'ai jamais eu l'occasion d'en lire, mais apparemment, les aventures policières du détective Dick Tracy préfigurent les films noirs à venir et seraient presque, sous le couvert de l'exagération (les méchants gangsters au physique monstrueux), des instantanés du climat de criminalité et de violence urbaine des années 1930.
Warren Beatty, à qui tout sourit dans les années 1970 (ses films, qu'ils sélectionne avec soin pour leur scénario et leur réalisateur, sont constamment des succès critiques et publics), a l'idée d'une adaptation cinématographique des aventures du détective en 1975. Les droits du film sont récupérés en 1977 par les producteurs Floyd Mutrux et Art Linson. A l'orée des années 1980, c'est United Artists qui est intéressé pour produire le film, avec comme scénariste Tom Mankiewicz, fils de l'illustre cinéaste et accessoirement auteur des scripts de plusieurs James Bond et de
Superman (1978). Débarqués chez Paramount, Mutrux et Linson proposent à Steven Spielberg de tourner le film et à Universal de co-financer le projet. Les gens d'Universal proposent quant à eux John Landis comme réalisateur, et Clint Eastwood pour incarner Tracy. A la même époque, Warren Beatty, Harrison Ford, Mel Gibson ou Richard Gere sont également envisagés pour le rôle-titre. Universal engage les scénaristes Jim Cash et Jack Epps qui vont, durant toute une décennie, péniblement rédiger des innombrables versions d'un script fidèle à la BD et sans cesse remanié en fonction des désistements. En 1983, c'est John Landis qui quitte le bateau après les tourments de l'affaire
Twilight Zone. C'est Walter Hill qui lui succède, avec Beatty en Tracy ; les deux hommes ont des vues très dissemblables concernant la tonalité à donner au film : Hill veut un
Dick Tracy réaliste et violent, tandis que Beatty, grand amateur du comic, veut faire du film un hommage plein de panache à la BD. Finalement, pour une affaire de gros sous, Walter Hill et Warren Beatty quittent tous les deux le navire.
Au milieu des années 1980, le projet est au point mort. Il faut attendre que Jeffrey Katzenberg quitte Paramount pour Walt Disney Pictures pour que le projet refasse surface, avec Beatty comme interprète, réalisateur et producteur. Beatty a alors l'idée de confier la réalisation de
Dick Tracy à Martin Scorsese, avant de se raviser et de décider de mener la danse. Pour Beatty, les années 1980 sont paradoxales. D'un côté, il a gagné la consécration avec son magnifique
Reds (1981), qui lui a valu l'oscar du meilleur réalisateur. Mais son rythme de travail a nettement décru et tandis que sa côte de célébrité s'amenuise, il ne revient devant une caméra qu'en 1987 avec le giga-flop
Ishtar. Autant dire que Disney, connaissant en outre le caractère extrêmement exigeant de Beatty sur les films auxquels il participe, reste très prudent et ne s'engage avec l'acteur/réalisateur qu'après avoir obtenu de nombreuses garanties (notamment celle que Beatty ne dépasse pas le plafond de son budget de 25 millions de dollars - le film, au total (campagne de promotion incluse), coûtera 110 millions de dollars). Maître à bord, Beatty peut donc imposer
sa vision du film.
Flamboyant exercice de style,
Dick Tracy est un produit fascinant. Fascinant d'abord parce que l'approche respectueuse et premier degré de Beatty vis-à-vis du matériau d'origine se traduit à l'écran en une adaptation ébouriffante et étonnante du "style BD". C'est-à-dire que le film a autant une identité cinématographique qu'une résonance de comic : contrairement au
Sin City (2005) de Robert Rodriguez et Frank Miller (que j'aime bien cependant) qui ne faisait finalement que photocopier (avec paresse ?), avec des outils propres au cinéma, les pages de l'œuvre de Miller, Beatty évite intelligemment le piège de la toute-transposition un peu bêta de vignettes, de cases. Par la force du cadrage, de la photographie hallucinante de Vittorio Storaro (sur laquelle je reviendrai) et des lignes souvent épurées des décors, Beatty "crée" véritablement ses propres vignettes de BD qui ne fonctionnent pas comme un simple décalque du comic d'origine, même s'il en respecte infiniment l'esprit visuel. Pour cela, Beatty a recours à une savante maîtrise du cadre - certains plans semblent "découpés" comme une vignette de BD - et à des tours visuels (comme la double netteté dans le plan) permettant de se rapprocher, visuellement, de la complexité graphique de certaines vignettes (il est sans doute plus facile de dessiner des jeux de profondeur ou de perspective que de les retranscrire sur un écran de cinéma). Beatty relève donc avec grand succès son pari technique fou, et livre avec son
Dick Tracy ce qui est peut-être bien la meilleure adaptation de BD au cinéma. L'impression magique qui nous suit tout du long est qu'en effet, les plans s'animent d'eux-mêmes comme des vignettes. En cohérence avec son approche technique, Beatty conforte cette démarche respectueuse vis-à-vis de la BD en ne prenant guère de distance par rapport à la tonalité du comic. BD
live,
Dick Tracy est ainsi baigné dans une atmosphère délicieusement surréaliste renforcée par l'artificialité assumée des décors de Richard Sylbert et les matte-paintings gigantesques - et là encore, très "BD" - de la ville sans nom. On ne s'étonne donc pas de voir des gangsters aux bobines absolument monstrueuses et délirantes, de voir Al Pacino cabotiner à outrance en caïd bossu et sosie du guignol de Stallone, ou de voir Warren Beatty coller de manière très drôle une beigne à un méchant qui fait trois tours sur lui-même dans les airs.
Le parachèvement de cette démarche visuelle demeure bien évidemment la photographie pétaradante de Vittorio Storaro. Absolument hallucinante, j'ai jamais vu un truc pareil. L'homme d'
Apocalypse Now, de
Coup de Cœur ou de
Tucker de Francis Ford Coppola relègue presque avec
Dick Tracy le
Suspiria de Dario Argento au rang de petite croûte pâlichonne ! Du vert, du rouge, du bleu, du jaune, ça fuse dans tous les sens avec une maîtrise incroyable. D'ailleurs, mes références aux collaborations Coppola-Storaro ne sont pas innocentes. Si
Dick Tracy est fascinant, c'est aussi parce que film s'apparente à une sorte de production Zoetrope Studios schizo. Le film est fascinant car il semble écartelé entre les exigences du moment et les ambitions artistiques du Nouvel Hollywood. Produit au moment du giga-triomphe
Batman (Tim Burton, 1989), le film donne effectivement le sentiment de se conformer - bon gré mal gré - aux canons du succès déterminés par
Batman : les matte-paintings évoquent très fortement Gotham City, Danny Elfman s'occupe de la B.O. qui évoque elle aussi celle de
Batman. Comme pour asseoir encore plus le succès, la super-star Madonna se joint à l'aventure et produit parallèlement un album inspiré du film - comme Prince et
Batman.
Mais le blockbuster
Dick Tracy est également une sorte de film perdu du Nouvel Hollywood. Le casting est éloquent : Warren Beatty, Al Pacino, Dustin Hoffman, James Caan, Charles Durning, Seymour Cassel (un habitué des films de Cassavetes), ou même Estelle Parsons et Michael J. Pollard (ayant joué avec Beatty dans
Bonnie & Clyde). Aux postes-clés, on retrouve Storaro à la photo, Sylbert aux décors et Richard Marks au montage. Beatty met son projet en scène à la façon d'un Coppola période nabab :
Dick Tracy, opéra visuel baroque et démesuré, m'apparaît comme une sorte de prolongement des recherches formelles opérées par le Napoléon du cinéma sur
Coup de Coeur (1982) et
Cotton Club (1984). Je trouve ainsi très significatif que le projet
Dick Tracy ait été soumis à des cinéastes prestigieux de ce mouvement (Spielberg, Scorsese, Hill) et ait été nourri par les apports successifs de ces personnalités.
Dick Tracy, c'est un peu la famille du Nouvel Hollywood qui s'empare d'un matériau à la mode mais qui livre au final un produit de contrebandier.
Choc formel,
Dick Tracy procure un énorme plaisir de cinéma mais échoue cependant quelque part. Il lui manque quelque chose qui en aurait définitivement fait un grand film. La faute vient probablement de son scénario assez simple, qui ne se donne pas suffisamment d'ambition, surtout par rapport à celle dont fait preuve Beatty à la réalisation. C'est assez dommage car le temps de quelques scènes (celles avec le Kid et Tess Trueheart), Beatty donne à son film beaucoup de sincérité. Mention spéciale à l'interprétation convaincante de Glenne Headly - (la silhouette de) Madonna est pas mal aussi. Bref, typiquement le genre de "petit" film qui me procure un plaisir fou. Et une expérience plastique qui scie les jambes.