Avec
Aviator, Scorsese fait une nouvelle démonstration de sa faculté assez fascinante d'appropriation. Comme on le sait, le projet lui a échu après le désistement de Michael Mann ; en outre, plusieurs réalisateurs tentent à cette époque de monter leur propre film sur Howard Hughes. Bien que ce ne soit pas la première fois que le cinéaste se confronte au genre très codifié et américain par excellence du biopic,
Aviator a suscité à sa sortie une certaine déception de la part des admirateurs de Scorsese, qui semblait par là confirmer la baisse de régime qui caractérisait le grand film malade qu'était
Gangs of New-York. Un film assez tiède et attendu, manquant de corps et d'âme, a-t-on dit.
Aviator, fresque rutilante et succès annoncé dont le couronnement aux Oscars fut en-deçà des prévisions optimistes et très favorables, fut même – une première dans l’œuvre habitée et tourmentée de l'Italo-Américain – taxé d'académisme. Si le film est loin d'être parfait (je vais y revenir), ce constat me paraît assez injuste.
Car si l'on ne peut nier que le scénario obéisse à une progression très classique, on peut dans le même temps constater que la mise en scène de Scorsese compense, par sa force chirurgicale voire expérimentale, la tentation de l'académisme routinier contenue dans cette construction narrative, rabâchée, du
rise-and-fall. Surtout,
Aviator est, durant les 2h40 de sa durée, le théâtre d'une confiscation scorsésienne, en ce sens que le film obéit à cette logique contrebandière chère au cinéaste, faisant ici que le conformisme du genre dans lequel s'inscrit
Aviator est invalidé par l'assimilation très personnelle du cinéaste de la figure de Howard Hughes. Il suffit, par exemple, d'observer la tournure du film pour s'en convaincre.
Dans
Mes plaisirs de cinéphile, Scorsese a déclaré être fatigué de la consensualité de la structure narrative en 3 actes ; à ce titre, contrairement à ce que beaucoup peuvent penser, je trouve justement qu'
Aviator est presque un témoignage de cette lassitude car si le scénario reprend cette construction, Scorsese ne semble, à mes yeux tout du moins, que faiblement s'intéresser au premier acte (celui qui plut tellement à l'époque de la sortie). La préparation de
Hell's Angels, les strates et paillettes de Hollywood, traduisent certes la fascination de Scorsese pour un passé plein de glamour qu'il prend visiblement plaisir à recréer, mais ceci n'est qu'un préalable "
pour eux" (le spectaculaire, le charme, le faste, l'insouciance, la propreté) au "vrai" film, celui portant vraiment la griffe et le regard de son réalisateur. Ce fameux "
film pour moi", qui commence à montrer ses formes au détour du repas chez les parents de Katharine Hepburn. D'ailleurs, concernant cette relative superficialité du premier acte, il faut remarquer que si Scorsese orchestre la résurrection du mythe hollywoodien, il instaure une distance (que l'on a pu considérer comme une faiblesse, l'enthousiasme d'un zélé trop collé à son sujet) faisant que ce défilé de stars historiques ne reste jamais qu'étrangement illustratif. Cette relégation en arrière-plan est signifiante car elle prépare en fait subtilement le terrain à la marque purement scorsésienne, à savoir, la focalisation sur un personnage sur le fil, psychologiquement tourmenté, comme condamné à la solitude et face à l'abyme de sa propre part d'ombre, dévorante.
Tout le brouhaha d'
Aviator, sa brillance, son cortège d'actrices connues, n'est finalement là que pour faire diversion, si je puis dire, et mieux faire passer le fait que Scorsese cherche à réaliser en sous-main son portrait le plus fiévreux depuis, peut-être,
La Dernière Tentation du Christ. Ce pont est manifeste tant le cinéaste s'évertue à traduire son appropriation de la progressive démence de Hughes en allégories et métaphores christiques. De l'image mentale d'ouverture, voyant un garçon baigné et séché par sa mère (qui évoque la scène biblique des cheveux de Marie-Madeleine, scène reprise plus tard par Cate Blanchett), à l'obsession pathologique de Hughes pour la pureté et le non contact (
Noli me tangere), le Howard Hughes de Scorsese, personnage hors normes, génie visionnaire et pluridisciplinaire que les gens cherchent à s'arracher comme s'il appartenait à tous, porte sa folie en lui comme Jésus sa mission – dans un cas comme dans l'autre, il n'y a pas d'explication, c'est un fait établi face auquel le spectateur, sans clés de compréhension, est déstabilisé. De la même manière, les deux hommes tentent de se débattre face à eux-mêmes, face au spectre de cette tentation permanente (de l'humanité vécue pour le Christ, de l'insociabilité détraquée mais rassurante pour l'autre). Plus encore que la ressemblance physique lors de l'épisode du retranchement de Hughes dans sa salle de projection, le lien est éloquent dans cette stigmatisation appuyée (la Crucifixion romaine face aux meurtrissures accidentelles et à la crucifixion médiatique), partagée par les deux personnages comme une étape expiatoire, dont ils doivent sortir spirituellement grandis, régénérés.
Là où les parcours divergent (et c'est d'ailleurs en cela qu'il est loin d'être évident que Scorsese se soit assagi), c'est que Jésus refuse sa part de faiblesse, et triomphe de sa part d'ombre, là où Hughes, qui a tenté de faire de même, se révèle trop faible pour mener cette lutte et s'abandonne dans les vertiges définitifs de sa maladie. En cela,
Shutter Island, qui propose en outre une même grammaire (en plus poussé) visant à imbriquer mise en forme (montage, photographie) et subjectivité mentale, se révèle être une suite logique d'
Aviator, film plus amer et sombre qu'il ne le laisse paraître. Chromé et resplendissant, le film de Scorsese creuse précisément là où Coppola n'avait pu s'aventurer sur
Tucker, à savoir sur l'envers pourri des grands mythes américains autodidactes. L'historicité de cette histoire empêchait certes toute autre issue pour Hughes, mais il faut cependant remarquer cette parenté, et cette bifurcation pessimiste confortée plus tard par
Shutter Island, entre les combats intérieurs de Jésus-Christ (ou Jake La Motta, ou Travis Bickle) et ceux de Howard Hughes ou Teddy Daniels, « solitaires de Dieu » condamnés au crépuscule et qui ne peuvent même plus trouver rédemption et rémission.
Pour autant, même si Scorsese tente de faire d'
Aviator un film très personnel, il ne peut jamais complètement s'affranchir de la prévisibilité du scénario de John Logan, qui suit une route bien calme et bien balisée. Le cinéaste ne transforme pas son détournement en grand œuvre, car en dépit de l'investissement remarquable de Leonardo Di Caprio,
Aviator ploie trop souvent sous le poids de l'attendu. Les empreintes typiquement scorsésiennes – imagerie chrétienne, solitude, aliénation, échecs conjugaux, etc – jouent à couteaux tirés avec les codes et conventions du registre biographique, scolairement respectés par le scénario (ce qui n'enlève rien au fait que cela soit efficace). Entre « film pour eux » et « film pour moi »,
Aviator hésite, tâtonne, est parfois totalement et furieusement scorsésien, parfois classiquement rabattu voire hasardeux (la scène du balayeur, par exemple). La mise en scène de Scorsese épouse assez ce dilemme, entre des moments magistraux et habités, et d'autres d'une routine et d'une pusillanimité rares dans son cinéma (à l'exception du crash, je trouve que Scorsese ne se montre pas ici forcément très à l'aise avec le spectaculaire et l'aviation). Préférant à la rage frontale une approche plus immédiatement confortable (mais pas moins roublarde), Scorsese accouche par conséquent d'un film certes passionnant pour peu qu'on se donne la peine de gratter, mais également, timide, parfois lisse comme ses trucages numériques.
En fait, le film s'apparente plus à une mise-à-bout d'évènements et de personnages historiques qu'à une véritable tentative d'approfondissement psychologique d'Howard Hughes – d'où cette impression que le film, sans mauvais jeu de mots, survole presque son sujet. En appliquant à son personnage une grille de lecture toute personnelle, comme il l'avait fait au temps de
Raging Bull, Scorsese donne du corps à une figure énigmatique qui apparaîtrait sinon bien superficielle. Reste que pour son interprétation, son montage admirable, sa reconstitution ou sa superbe et curieuse photographie en Techincolor bichrome puis trichrome,
Aviator dénote une envie de grand cinéma qui ne peut que combler.