L’âge de la terre (Glauber Rocha, 1980)
Embarqué dans un discours poétique où roulent les métaphores et où cascadent les imprécations furieuses, le spectateur plus ou moins paumé tente de se raccrocher à quelques maigres repères. Il peut se laisser enivrer par cette hystérie formelle, ce désordre saturé, ce confusionnisme idéologique, ce méli-mélo religieux, ce sérieux rigolard et ce carnavalesque ulcéré cherchant à exalter un messianisme réincarné dans un singulier syncrétisme populaire. Mais il peut aussi (c’est mon cas) se faire proprement assommer par une parole devenue bavardage, par une transe mystique qui n’est plus qu’un hoquet nauséeux, par la défense d’un nationalisme mégalo, par un folklore emplumé sinon empaillé, par un laisser-aller, un débraillé et un n’importe quoi tonitruants qui se croient valeurs révolutionnaires. 2/6
Driver (Walter Hill, 1978)
Il y a le conducteur, virtuose taiseux du volant qui loue ses services à des braqueurs pour semer la police ; le détective, flic le plus obstiné de Californie, sorte de garenne camionné et grimaçant, résolu à coffrer le précédent ; et la joueuse, poupée boudeuse maquillée de cirage Lion noir, qui abat les atouts dont elle dispose dans le jeu de la vie et de l’argent. Personnages réduits à leur stricte fonction, à leur valeur d’archétype, sans aucune épaisseur psychologique, menant un ballet nocturne où brillent les chromes et les pare-brises bleutés des voitures dévoreuses d’asphalte. Si l’on accepte le minimalisme presque abstrait de l’exercice de style, il y a de quoi se laisser fasciner par ce polar urbain dégraissé jusqu’à l’os, tirant un impact maximal de spectaculaires poursuites dans les bas quartiers de Los Angeles. 5/6
Police python 357 (Alain Corneau, 1976)
C’est un film de néon, de phares, de solitudes, de pavés humides, de nuit : en un mot, un polar. Thèmes, situations, tonalité générale découlent directement du thriller. Mais il n’a rien de ces décalcomanies appliquées auxquelles a trop souvent habitué le cinéma hexagonal lorsque, en mal d’inspiration ou de recettes, il louche vers Hollywood. Tissant implacablement sa toile autour du protagoniste, l’histoire révèle l’inadéquation profonde de l’individu à des valeurs dépassées conduisant au refoulement, l’incapacité des personnages à s’accorder au monde dans lequel ils évoluent à la manière d’automates désenchantés. Monde de la contrainte, de la règle, des convenances, que Corneau dénonce en se fiant à une technique solide, réfutant les effets pour mieux inscrire la fiction dans la réalité la plus française. 4/6
Ad astra (James Gray, 2019)
Il serait injuste de reprocher à cette ambitieuse odyssée spatio-futuriste de venir après d’autres entreprises du même ordre, diversement réussies. L’auteur y affirme sa volonté précieuse de confronter ses préoccupations récurrentes à des structures nouvelles, à un contexte inédit pour lui. On peut toutefois regretter qu’il ne trouve pas toujours l’idéale adéquation entre les possibilités de son sujet, au croisement de l’introspection et de l’extraordinaire, et leur pleine cristallisation émotionnelle. Mais, tout imparfait qu’il soit, le film parvient à faire rimer les sollicitations d’un spectacle crédible avec la poétique d’une vision personnelle, le questionnement mélancolique d’une humanité voyageant aux confins d’elle-même avec l’espoir d’une remontée vers les origines qui porterait la promesse d’une renaissance. 4/6
Six femmes pour l’assassin (Mario Bava, 1964)
Dix petits nègres dans un salon de couture. Habité, fiévreux, orageux, le film se fonde sur une imagerie extravagante, délirante, une orgie d’éclairages déments : halos violacés, taches mauves et orangées sur les visages et les murs, signaux verts et rouges dans des living-rooms aux atmosphères tamisées, arbres redessinés en jaune d’or, voitures caressées d’un pinceau azuréen, le tout dans des décors (lourdes draperies, mannequins d’osier) comme meublés par un antiquaire pris de panique, et où sont malmenées quelques jolies femmes glacées d’épouvante. Sous ces délices de fumetti grand luxe, ces crimes pourpres et ces assassinats violines, un thriller nocturne (l’unique scène de jour paraît aussi déplacée qu’une marguerite dans un bouquet d’orchidées) qui exerce un véritable pouvoir de fascination. 5/6
Portrait de la jeune fille en feu (Céline Sciamma, 2019)
Le titre est bien choisi. D’abord parce qu’il donne à ressentir le trajet qui court de l’esquisse à l’achèvement, signale les intentions avant de les transcender, de leur insuffler la matière et la vie présidant à tout acte vibrant de création. Ensuite parce que ce portrait de reconnaissance, de désir et d’amour partagés, puisant dans les vertus d’un regard égalitaire, est émaillé d’images incandescentes qui tiennent à distance l’académisme illustratif et semblent endosser des siècles de secrets ayant consumé le cœur des femmes. Enfin parce qu’inexorablement, en prenant le temps du détail, en regardant ces héroïnes vivre, manger, rire, peindre, s’amuser, un phénomène quasi épiphanique survient, qui conjugue la portée politique du propos à l’embrasement de la passion. Comme la jeune fille, le film a pris feu. 5/6
Un jour de pluie à New York (Woody Allen, 2019)
Woody revient à sa ville, et c’est un bonheur à défaut d’une révolution – dont on a évidemment deviné qu’elle ne surviendra jamais. Il se penche avec une magnanimité non dépourvue d’ironie sur cette jeunesse dorée qui fut sans doute un peu la sienne, sur ce microcosme culturel et dandy qu’il se plaît à égratigner à coups de réflexions barbelées et de notations piquantes, tout en jouant le jeu d’un romantisme suranné, celui des confidences en taxi jaune, des pavés mouillés, des pianos-bars, des promenades à Central Park. Et derrière cette ballade fringante et inactuelle, ce vaudeville sophistiqué à l’écriture affûtée et au rythme très assuré, s’éploie la philosophie souriante d’un auteur pour qui le rêve et l’idéalisme ne sauraient capituler devant les contingences de la réalité. La friandise est délicieuse. 5/6
Les trois visages de la peur (Mario Bava, 1963)
Bava reprend avec ce triptyque les trames d’un fantastique très traditionnel. L’ordre même des sketches témoigne d’une évolution du trop vide (contenu visuel ascétique) au trop-plein (plans en fluorescence), comme s’il s’agissait de colorier progressivement la surface de l’image. La sècheresse du premier segment cède à l’univers merveilleux d’un second qui emprunte aux thèmes oniriques de la littérature slave, et le troisième opère la synthèse d’un cadre réaliste et des artifices de l’épouvante avec la franchise des pochoirs de Méliès. D’une crypte hugolienne sous la lune, évoquant un décor romantique à la Daguerre, à un appartement qui dispose ses poupées comme le Palais des mirages se couvre de glaces ombreuses, le film exaspère ainsi une esthétique compensant en partie la minceur des sujets. 4/6
L’étang tragique (Jean Renoir, 1941)
Son premier long-métrage hollywoodien obéit à une règle d’or de l’auteur : plus c’est local, plus c’est universel. Pour faire exister cette petite communauté bouffie de préjugés, il lui faut toucher du doigt la dureté de l’environnement naturel. Le marais sauvage lui évoque la Sologne (aux lapins et faisans succèdent mocassins et alligators) et lui permet de transposer le conflit individu-collectivité, typiquement renoirien, en conflit homme-nature. Il renoue avec certaines de ses préoccupations à travers une vision nuancée voir sceptique du modèle de société américain, confortée dans ses idées reçues – en cela le film rappelle Furie, qui fut la première expérience de Fritz Lang outre-Atlantique. Mais il reste assez rigidifié par les conventions dramaturgiques et porte les stigmates d’une production interventionniste. 4/6
Et aussi :
Xala (Ousmane Sembène, 1975) - 3/6
Apollo 11 (Todd Douglas Miller, 2019) - 5/6
Réveil dans la terreur (Ted Kotcheff, 1971) - 4/6
Les hirondelles de Kaboul (Zabou Breitman & Eléa Gobbé-Mévellec, 2019) - 4/6
Central do Brasil (Walter Salles, 1998) - 4/6
Tu mérites un amour (Hafsia Herzi, 2019) - 4/6
Nostalgie de la lumière (Patricio Guzmán, 2010) - 4/6
Ceux qui travaillent (Antoine Russbach, 2018) - 4/6