Billy le menteur (John Schlesinger, 1963)
Conçu dans le parti pris de visualiser les rêves du héros, mythomane invétéré, le film devient à travers Tom Courtenay une sorte de commentaire comique de La Solitude du coureur de fond. C’est le cri de détresse d’un jeune employé étouffé par le conformisme suburbain de ses parents, amis et supérieurs de classe, ballotté entre des ambitions glorieuses et une impasse matérielle persistante. Pour décrire ce Walter Mitty prolétarien fantasmant sa vie, hésitant en fin de course à partir avec la fille libre et se renfermant dans l’opium d’esclave qu’il préfère à l’inconnu, le cinéaste recourt aux enchaînements les plus divers, contourne les clichés nationaux avec un sens très sûr du renouvellement des formes, et cultive une légèreté pétillante parfaitement accordée aux décollements inopinés vers l’imaginaire. 5/6
La piste des géants (Raoul Walsh, 1930)
Dans le vaste matériau romanesque brassé par l’œuvre de Walsh, un enjeu décisif ne cesse de se présenter : l’individu peut-il s’inventer lui-même ? La réponse donnée par ce film, qui fut le premier western épique du cinéma parlant, est affirmative. La caravane traversant la plaine, franchissant les flots déchaînés d’une rivière, descendant à pic de canyon au moyen de cordes et de treuils ou installée en cercle pour résister aux attaques indiennes, fait revivre les étapes et embûches spectaculaires de la conquête de l’Ouest. La boue, la pluie, la neige, les montagnes, les bisons forment une chaîne de dangers auxquels résiste le convoi d’émigrants. Mais s’il parvient à transmettre l’âpreté du combat engagé contre une nature hostile, le cinéaste est moins à l’aise dans pour gérer les incidents de la narration dramatique. 4/6
Profils paysans : Le quotidien (Raymond Depardon, 2005)
Le deuxième chapitre du triptyque fait prendre le grand air à la caméra et accompagne les paysans de Lozère et de Haute-Loire dans leurs tâches quotidiennes : la préparation du fourrage, la surveillance de la pâture, la traite… Seule compte la parole de ces travailleurs taciturnes, qui rappelle la désespérance d’un métier où se creuse toujours plus le fossé séparant les partisans d’une production intensive et les laissés-pour-compte de l’agro-business. Entre l’ancienne génération, presque éteinte, dont l’ardeur paraît dérisoire face à un inexorable exode, et celle des jeunes, le courage chevillé au corps, vaillamment accrochés à un idéal de vie pour assurer la relève, le nœud se défait, la transmission est difficile, l’héritage souvent empêché. Manière d’inviter la politique avec toute la finesse d’un art du portrait. 4/6
Le professeur (Valerio Zurlini, 1972)
Il y a encore du Dostoïevski chez ce professeur qui fait penser à un prince Mychkine en rupture de classe, légèrement christique, enclavé dans le microcosme hybride et interlope d’une Rimini dont la solitude brumeuse exhale une couleur tendre et délavée. Quintessence des paysages/états d’âme qui sont un peu la métaphore de sa sensibilité, le substrat social permet au cinéaste de dépasser les limites du mélo post-néoréaliste, ancré dans le petit monde des vitelloni, et de cultiver une mélancolie insidieuse, superbement rendue par l’articulation des thèmes du rachat, du péché, du désarroi, de la tentation du jeu et du plaisir, des désastres de l’échec, du déferlement des passions. Delon, revêtu du pardessus légendaire de James Dean (icône du mal de vivre) livre ici l’une des ses plus belles prestations. 5/6
La grande course autour du monde (Blake Edwards, 1965)
En se référant à Jules Verne et à Laurel et Hardy, Edwards entremêle l’invention-gadget mécanique, le déchaînement de la slapstick comedy (avec une gargantuesque bataille de tartes à la crème en point d’orgue) et le manichéisme des romans-feuilletons et bandes dessinées du début du siècle. Il oppose ainsi au Leslie séducteur, opiniâtrement vêtu de cuir et de fourrure blanche, au sourire pepsodent et au regard stardust, l’infernal professeur Fatalitas, sa moustache de roué, son rire de hyène et ses accoutrements de chauve-souris en deuil. Le rythme s’enlise lors d’épisodes plus dispensables, mais cet opulent divertissement, qui cherche à rompre le tabou du film burlesque-fleuve en dépassant l’habituel tour de piste d’une heure et demie, opère un charmant retour par voie de nostalgie à l’âge d’or du comique. 4/6
Miracle au village (Preston Sturges, 1943)
Comme il y a un Capraland, décor de l’Amérique idéalisée, il existe un Sturgesland, reflet d’une Amérique désacralisée. Ici c’est une bourgade provinciale où, en plein effort de guerre, un brave benêt bredouillant prend en charge une jeune fille engrossée lors d’une nuit de bringue par un GI sitôt volatilisé : antihéros bousculant toutes les conventions de la valorisante american way of life. L’énormité des situations est crédibilisée par la gestion du flashback à suspense (quel est donc ce miracle annoncé dès le début ?), et le déluge visuel et musical qui accompagne sa révélation a pour effet de masquer sa non-conformité à la morale hollywoodienne. Quant à la mise en scène, elle valorise la mécanique à la Feydeau du scénario et la brillance des répliques en mariant fluidité du montage et mobilité des plans. 4/6
Le journal d’une femme de chambre (Jean Renoir, 1946)
En "crise d’anti-naturalisme aigüe" (selon ses propres mots), Renoir délaisse son goût du détail et déplace le tragique vers la farce pour le faire revenir au happy end, dynamitant le pessimisme du roman au profit d’une histoire d’amour qui ne s’oppose pas au conflit de classes mais est au contraire imprégnée et issue de lui. Si cette société réactionnaire ne mérite plus l’affection qu’il nourrissait à l’égard de La Chesnaye et de ses invités, elle produit un petit théâtre sauvage issu de La Règle du Jeu, avec son échiquier social en permanente redistribution, et motive un jeu de positions et d’oppositions par lequel se dessine un rapport inédit au monde. Quant à Paulette Goddard, elle s’affirme par sa fierté altère, sa légèreté et son abattage comme une des actrices les plus brillantes (et les plus belles) de l’époque. 4/6
Engrenages (David Mamet, 1987)
Pour le spectateur blasé d’aujourd’hui, rompu aux scénarios les plus tortueux, les plus corsés en chausse-trappes, retournements et manipulations diverses, il est possible que celui-ci se suive avec une certaine longueur d’avance. Pas de quoi écorner le plaisir pris au déroulement d’un jeu de faux-semblants, d’arnaques, d’embrouilles et de magouilles où tout (les cartes, les dés, les évènements, les sentiments) est truqué, biseauté, pipé. L’habileté de Mamet consiste à rendre le spectateur à la fois complice et victime des coups qu’il fomente, de se demander avec une feinte innocence si le coupe-jarret et le médecin des âmes ne font pas finalement le même métier : escroc. Jusqu’à une conclusion d’une noirceur revigorante où s’impose la joyeuse amoralité d’un être embrassant cyniquement ses abîmes. 4/6
Le grand blond avec une chaussure noire (Yves Robert, 1972)
Ou Alfred le distrait chez les tontons flingueurs. La ligne suivie par le scénario, quasi jumeau de celui de La Mort aux Trousses, consiste à tisser un imbroglio fictionnel autour d’un parfait innocent qui s’engage sur un terrain piégé sans jamais s’en rendre compte. Les agents secrets abusent de pistolets à silencieux, se convertissent aux techniques de pointe et propulsent vers l’adversaire l’arme absolue : la blonde à chute de reins magnétique. Réglé comme du papier à musique, servi une crème d’acteurs délectables, mêlant avec bonheur comique de situation et pastiche hitchcockien (le couple de vieux espions revêches, la savoureuse scène de concert sortie de L’Homme qui en savait trop), le film honore l’idée d’un cinéma populaire de grande qualité, à la fois inventif et rigoureux, aussi soigné que divertissant. 5/6
Les voitures qui ont mangé Paris (Peter Weir, 1974)
Entre le récent Duel et l’imminent Mad Max, le premier film de Weir s’appuie sur le culte de la voiture et développe un univers insolite, à mi-chemin de l’absurde, de l’effroi et de la provocation. Si la description d’un village aux mœurs dégénérées campe de façon cohérente cette petite société (l’économie fondée sur le troc des dépouilles automobiles, la vie politique ramenée à la préservation de l’isolement, la mentalité des habitants qui implique le refoulement de toute culpabilité), la narration s’avère incertaine et hybride. Tantôt elle développe la cure d’une phobie médiocrement représentée, tantôt elle se rattache à la tradition kafkaïenne de l’homme confronté à un monde dont il ne détient pas la clé. Mais bien qu’assez boiteux , ce coup d’essai indique quelques belles directions pour la filmographie à venir. 3/6
Le bateau phare (Jerzy Skolimowski, 1985)
Faut-il que meurent les pères pour que se libèrent les fils ? Et comment abolir entre eux le malentendu originel pour qu’ils se reconnaissent identiques et, peut-être, apprennent à s’aimer ? Ces questions forgent le cœur de ce huis-clos sur un rafiot immobile, scellant en quelque sorte la rencontre de Joseph Conrad et du Huston de Key Largo. Même contrarié par son ancrage solide au large des côtes de Virginie, il a les traits de l’aventure maritime. Même confiné à son espace sévèrement mesuré, il a les charmes sophistiqués d’un thriller travaillé par les enjeux de la liberté, du droit, de la soumission à la violence ou à l’autorité. Il s’organise en une succession de duels ambigus où le mal court telle une houle, où la vérité de chacun tangue jusqu’à ce que la mort signifie enfin l’accalmie, la conclusion du jeu. 4/6
Et aussi :
La vérité sur Bébé Donge (Herni Decoin, 1952) - 4/6
Les enfants de la mer (Ayumu Watanabe, 2019) - 4/6
So long, my son (Wang Xiaoshuai, 2019) - 4/6
Hoop dreams (Steve James, 1994) - 5/6
La sorcellerie à travers les âges (Benjamin Christensen, 1922) - 5/6
Kids (Larry Clark, 1995) - 4/6
Midsommar (Ari Aster, 2019) - 4/6