Paris qui dort (René Clair, 1924)
On croirait l’argument sorti d’un roman d’H.G. Wells qui serait passé à la moulinette boulevardière : un beau matin, le gardien de la tour Eiffel s’aperçoit que la population parisienne est victime d’un rayon paralysant et, accompagné d’une poignée d’autres survivants, entame une joyeuse tournée des grands ducs. L’œuvre tire son charme de ce que le cinéaste, emporté par l’enthousiasme de ses découvertes, ose aller au bout de celles-ci et épouser pleinement son imaginaire. Fantaisie poético-fantastique donc, sans souci de vraisemblance, influencé par la mécanique d’un Mack Sennett, et dont l’action échevelée transite par des idées de montage et de mise en scène (images gelées, accélérés, manipulations temporelles) qui relèvent plus du surréalisme que celles de maints films portant le label de l’école. 3/6
Kika (Pedro Almodóvar, 1993)
Comédie, polar, aventure d’anticipation : avec cette fable décapante sur l’ignominie des reality shows, l’auteur ose un collage de genres disparates, de registres d’émotion opposés, et revendique une indifférence presque pathologique quant au destin de ses personnages. Volontiers déroutant, plein d’idées et un peu théorique, le film convoque les forces de son univers personnel sans hésiter à en bouleverser les repères, impose une esthétique hybride qui met en pièces les simulacres, car ici l’anarchie des images est aussi un chaos de styles. Et peu à peu, ce qui n’était que chassés-croisés vaudevillesques et situations abracadabrantes devient un duel entre la championne d’optimisme et de candeur et la grande prêtresse du voyeurisme – avec une victoire de la première par K.O. à la dernière reprise. 4/6
Les noces rouges (Claude Chabrol, 1973)
Un zeste d’Assurance wilderienne avec le motif du couple d’amants criminels ourdissant le meurtre du mari. Une pincée de philosophie langienne pour celui du destin dont l’énergie contenue aboutit à un résultat autodestructeur. Et un collier de référents hitchcockiens par le biais du transfert de culpabilité et l’ontologie d’une conscience troublée. Mais surtout une peinture au scalpel des mœurs provinciales, une analyse de la passion où le sarcasme le dispute au pathétique, dont la stylisation feutre ses effets les plus prometteurs, et qui brille par l’emploi des comédiens : Stéphane Audran, beauté classieuse transpirant d’érotisme fruste, Michel Piccoli, tout de densité argileuse, et Claude Piéplu en député impuissant d’une majorité véreuse, c’est-à-dire en député véreux d’une majorité impuissante. 5/6
Streamers (Robert Altman, 1983)
Budget léger, tournage rapide dans un décor unique : une chambrée de jeunes recrues en partance pour le Vietnam, en 1965, à l’époque où Westmorland voulait mettre le paquet. Le cinéma d’Altmans’y déploie à l’instinct, profite au maximum du dispositif en panoptique dans lequel il enferme ses personnages, colle tel un vrai fauve à ses acteurs, en déjouant la lourdeur du théâtre malgré la dimension très psychologique du matériau. Mais s’il se livre après M.A.S.H. à une violente caricature de l’armée (le dortoir cloisonné de vitres fait apparaître promiscuité et transparence comme valeurs obligées du système), l’auteur cherche surtout à analyser le rapport de l’individu au groupe, la violence latente des pulsions, le court-circuitage des désirs et des interdits, au sein d’un espace clos ayant fonction de révélateur. 4/6
Paris s’éveille (Olivier Assayas, 1991)
Une histoire de jeunes Parisiens sans le sou, errant de laveries en squats sordides, tourmentés par les égarements du cœur et l’impossibilité d’échapper au sentiment de solitude. Il fuit un fait divers louche et retrouve un père immature et fantasque. Elle se veut toujours en représentation et vit enchifrenée de rêves et de fausses espérances. Écorchés dans un monde peuplé d’ombres et de fantômes, leur désir n’entre jamais en harmonie avec le réel qui les entoure. Il en va ainsi de cette chronique du mal-être contemporain, qui aimerait faire respirer l’air du temps mais achoppe sur des simagrées spécieuses (Godrèche et son jeu bien crispant), qui voudrait se hisser à la hauteur des plus grands (la caméra danse et virevolte sans timidité) mais peine à dépasser les limites d’un romanesque passablement affecté. 3/6
Martin et Léa (Alain Cavalier, 1979)
Ils se sont rencontrés presque par hasard, ont passé une nuit ensemble, et au petit matin replongent dans leur routine quotidienne. Il est manutentionnaire le jour pour pouvoir s’offrir des leçons de chant le soir. Elle est pourvoyeuse en passes juvéniles au profit d’un homme qui l’entretient et lui assure un confort luxueux. Mais dès lors qu’ils se sont trouvés, ce sera pour Martin et Léa l’apprentissage d’une nouvelle cohérence, d’une nouvelle exigence, celle du couple. Le fameux intimisme, alibi de tant de films français, est ici atteint au plus près des gestes et des corps, par la liberté d’une expression grave, rieuse, méditative, qui ne s’autocensure jamais et qui, en s’exerçant à comprendre le mécanisme de l’amour, en le confrontant au pouvoir de l’argent, renoue joliment avec la tradition du conte moral. 4/6
À tout de suite (Benoît Jacquot, 2004)
L’histoire (vraie) d’une jeune fille de bonne famille payant le prix d’une liberté nouvelle dont elle ne sait que faire, éprise d’un loulou de Belleville qui va braquer une banque dans un fracas meurtrier, au cœur des années 70. Le casse tourne mal, cavale, fuite en Espagne, puis au Maroc et en Grèce. À chaque étape de cette balade dictée par l’urgence, l’angoisse des frontière à franchir, la détresse d’une fuite en avant vidée de sens, entre désir et abandon, attente et solitude. L’occasion pour Jacquot de baigner dans l’écume de la Nouvelle Vague, avec d’un côté le recours au noir et blanc, à une caméra légère, à la voix off, et de l’autre le romantisme de l’interdit, la quête de l’étreinte, la poursuite nostalgique d’une époque où le cinéma aimait se faire en se contemplant, à la recherche d’une certaine grâce. 4/6
Grâce à Dieu (François Ozon, 2018)
Enclin aux relations torves, aux enjeux troubles et aux développements vénéneux, Ozon trouve dans l’ancrage factuel du sujet et sa dynamique de réparation la matière d’un beau film sur la détresse, la colère et la fragilité masculines. Nul didactisme, nulle dramatisation excessive, nul raccourci manichéen ne sont de mise dans un propos gouverné par l’empathie, la pondération, le désir d’avancer et de se reconstruire. Et si la narration, soudée au cheminement des personnages, se fonde sur la nécessité de rompre l’omerta d’une institution surplombante, baignée d’amour pastoral mais aux valeurs intégralement corrigées et sécularisées, il témoigne aussi d’une remarquable sûreté dans la gestion des points de vue, préférant aux rigidités du dossier la bienveillance d’une étude conduite à hauteur d’hommes. 5/6
Les garçons de Fengkuei (Hou Hsiao-hsien, 1983)
De l’aveu même de l’auteur, son quatrième long-métrage est celui qui marque ses vrais débuts. On y décèle l’amorce d’un style affirmant une distance inhabituelle dans un cinéma généralement marqué par le corps-à-corps avec les personnages et la recherche d’émotions plus franches, plus violentes. Le paysage taïwanais où errent les jeunes gens du village portuaire révèle de ce fait un autre force, celle d’un enracinement et d’une dérive, et leur histoire s’enracine dans la description d’une campagne qui semble les gober, dans la création d’un milieu documentaire d’où observer un peu de récit, dans la sûreté d’un regard posé à un moment donné et sur un lieu précis, qui organise par son fait même un fragment du monde. Les airs de Bach et de Vivaldi parachèvent le pincement au cœur laissé par ce beau film. 4/6
La toile d’araignée (Vincente Minnelli, 1955)
Parce qu’il est tourné entre Brigadoon et Van Gogh, il n’est pas étonnant de retrouver dans ce film, au-delà du propos sur l’inadaptation de l’artiste au monde extérieur et de la volonté de fondre au sein d’une atmosphère stylisée un débat sur la thérapeutique en neuropsychiatrie, une tentative consistant à soumettre les éléments dramatiques de l’action à l’ordonnance picturale du lieu où elle se développe. L’intrigue a significativement pour ressort un simple problème de décoration (à qui confier les motifs des rideaux ?) : toute la construction est axée sur ce point de départ en apparence mineur, mais qui ne tarde pas à se révéler comme le nœud même d’enjeux psychologiques (amours adultères, luttes de pouvoir imbéciles) que le cinéaste décrit avec empathie, sans adopter l’œil froid du praticien. 4/6
Et aussi :
Un grand voyage vers la nuit (Bi Gan, 2018) - 4/6
L'au-delà (Lucio Fulci, 1981) - 3/6
La favorite (Yórgos Lánthimos, 2018) - 4/6
Une intime conviction (Antoine Raimbault, 2018) - 4/6
Vice (Adam McKay, 2018) - 5/6
Schizophrenia (Gerard Kargl, 1983) - 4/6