Mission impossible : Fallout (Christopher McQuarrie, 2018)
Parce qu’il fait rempiler un réalisateur pour la première fois de la franchise, ce sixième volet se présente comme une suite à peu près directe du précédent. Hunt y franchit une étape supplémentaire vers l’abstraction, Ulysse increvable soumis à une odyssée auquel nul foyer ne saurait mettre un coup d’arrêt, figure toujours plus théorique faisant porter à ses partenaires la charge des enjeux et les reconfigurations infinies d’une intrigue à la fois tortueuse et prévisible. La teneur émotionnelle qui apportait sa singulière beauté à Rogue Nation n’est plus, mais le film la compense par une exécution toujours plus redoutable dans le domaine suprême de l’action, consumant scories et malhabiles ruptures de ton à la faveur d’une ampleur de spectacle qui s’accorde à la générosité physique infatigable de son acteur-star. 4/6
Le dieu éléphant (Satyajit Ray, 1979)
Difficile de ne pas considérer ce polar pour enfants comme une parenthèse très dispensable dans l’œuvre de son auteur. On y suit un simili-Sherlock Holmes affublé de son jeune neveu, Watson à peu près inutile, et d’un ami auteur de roman d’aventures, dans une enquête bien peu captivante se résumant à quelques somnolentes rencontres et une poignée de filatures filmées sous sédatifs. Un jugement magnanime estimera que l’énigme est prétexte à déchiffrer le secret de chaque personnage, et le récit un alibi pour interroger le vrai et le faux, l’apparence et la réalité, les visages et les masques, pour faire découvrir le pouvoir de l’imaginaire et, simultanément, rappeler que celui-ci ne doit pas être confondu avec la réalité. Mais ces pistes sont mollement ébauchées, et les deux heures paraissent longues. 2/6
Madeleine (David Lean, 1950)
En adaptant une pièce qui relate un cas judiciaire célèbre (celui de Madeleine Smith, accusée en 1957 à Glasgow d’avoir empoisonné son amant français), l’auteur se plaît subtilement à établir un doute sur l’authenticité de la fiction. Ce qu’il montre ne sont jamais les faits tels qu’ils seront examinés au tribunal ; patiemment, il déplie toutes les pièces à conviction, tous les mobiles apparents et indices attestés, en prend soin de ne jamais faire accéder à l’intériorité de son personnage ni au secret de son crime. Si le piège des conventions rigides propres à sa situation inspire à l’égard de celle-ci compréhension et empathie, il poursuit toutefois en sens inverse les ambigüités de Brève Rencontre : la vérité d’un être n’est jamais révélée que par ses manifestations sociales, l’essence est condamnée à rester apparence. 4/6
Au-delà du Missouri (William A. Wellman, 1951)
On peut trouver ici comme une illustration du temps idyllique del’Ouest tel qu’en témoignèrent un Washington Irving ou un Fenimore Cooper, l’évocation d’un nouveau monde romantique privilégiant les plans larges qui intègrent les personnages à la communauté et à une nature resplendissante, amoureusement sollicitée. Réalisé en pleine vogue ascendante des westerns pro-indiens, il offre par son refus de la dramatisation une approche étonnamment adulte du problème racial : là où Mann suggère des motivations économiques (La Porte du Diable) et où Daves n’évite pas un certain paternalisme (La Flèche Brisée), Wellman écrit une aventure solitaire, sereine, limpide, réglée sur le fil des saisons, et peint des êtres qui s’aiment et se respectent sans jamais faire la moindre allusion à leurs différences. 4/6
Le poirier sauvage (Nuri Bilge Ceylan, 2018)
L’auteur reconduit son âpre peinture socio-existentielle du désarroi turc contemporain et creuse le schéma classique du retour du fils prodigue, dont il en tord significativement une donnée majeure : lorsque tuer le père n’est plus une exigence mais une ingratitude, nourrie par l’égotisme, la rancœur, l’arrogance et le mépris – avant que l’humilité ne vienne finalement remettre cette attitude en question. Parce qu’il verse dans une ironie dubitative infiltrant jusqu’à la maturité de la mise en images, on ne saurait l’accuser d’une trop grande confiance en son style, toujours attentif à la dynamique du cadre et aux lueurs nuancées des changements de saisons. Mais la litanie des conversations abstraites et théologiques, qui s’étirent parfois ni nécessité ni clarté, leste le film d’un intellectualisme quelque peu lénifiant. 4/6
Level five (Chris Marker, 1997)
Mise en relation des subjectivités, solitude de l’internaute, création de savoirs, élégie de l’Histoire, interrogation sur la falsification des icônes guerrières : tout Marker est présent dans cet essai-fiction tramé d’écrans, de cerveaux, de pensées, d’affects. D’un côté il travaille sur le miroitement quasi-baroque des surfaces télé-technologiques, la lumière scintillante des machines, la connexion de toutes choses entre elles. De l’autre il creuse les mémoires individuelles et collectives et fait effleurer les vestiges de ce passé qui nous aident à penser le présent. Tel un rubix-cube à deux hémisphères, l’un prospectif, l’autre introspectif, il demande au spectateur de ne plus être seulement un regardeur mais un cliqueur à qui on suggère en permanence que l’image se touche, se manipule, s’instrumente, se fabrique. 4/6
Les flambeurs (Robert Altman, 1974)
De ce qui ne pourrait n’être qu’un film supplémentaire sur la passion aliénante et l’instinct de puissance, Altman fait une errance ouverte à l’accidentel et au fortuit, privée des garde-fous de la dramaturgie traditionnelle. Ici le jeu n’est plus enfer, possession ou domination mais seulement cartes qui tombent, dés qui roulent ou chevaux ou galop, un ensemble de gestes aussi symboliques que l’enjeu qui les détermine. Et les deux héros, noyés dans la foule anonyme de l’Amérique, des drop-out à la bouffonne solitude, desperados impénitents qui de casinos en tripots flottent dans un état d’apesanteur perpétuelle. Inutile de préciser qu’au sein d’une société aussi désintégrée, et à plus forte raison lorsque les rêveurs ne savent même plus après quelle chimère ils courent, tout jugement moral apparaît superflu. 4/6
Viol en première page (Marco Bellocchio, 1972)
Sur un script de dénonciation socio-politique à la Rosi, limpide mais le serrant un peu aux entournures, le cinéaste raconte comment un fait divers sordide est utilisé par la presse conservatrice pour fabriquer un coupable gauchiste afin de canaliser l’opinion en période électorale. Il en va du film comme de la cuisine familiale : il est sain, goûteux, parfois savoureux, mais sans génie. L’application y tient lieu d’inspiration, on y enfonce des portes qui ne restent fermées qu’à ceux qui se refusent délibérément à les voir ouvertes, et si tout est dit (intérieur minable du concierge opposé à la splendeur de la seigneuriale demeure du magnat journalistique, survivance des attitudes surannées au sein de la morale la plus libre, persistance de l’emprise de la religion), rien ne sonne faux et rien ne sonne neuf. 4/6
La tragédie de la mine (Georg Wilhelm Pabst, 1931)
Si le cinéma minier de fiction a creusé sa propre galerie, alors cette œuvre inspirée de la catastrophe de Courrières pourrait en être l’un des fameux jalons. Se voulant un hymne à la solidarité internationale, il montre des sauveteurs allemands de Westphalie dépasser l’hostilité prégnante depuis la Grande Guerre et venir à l’aide des mineurs français pris au piège de la terre – même si la fin voit l’échec momentané du célèbre mot d’ordre de Marx, tandis que les antagonismes nationaux l’emportent sur la fraternité des ouvriers et la solidarité de classe. Servi par une image très travaillée, intégrant de manière originale les bruits de la mine comme sa propre musique, il pousse l’expressionnisme lui-même (du moins la part qui en subsiste, toujours distanciée) au service d’une objectivité quasi documentaire. 4/6
Blackkklansman (Spike Lee, 2018)
Qu’il soit désormais désormais sexagénaire n’empêche pas Spike Lee de se montrer toujours aussi énervé. Sa verve de polémiste semble pourtant s’être légèrement affadie : tantôt tenu en laisse par les conventions du buddy movie policier, tantôt aspiré par la tendance farceuse de la satire sociale, genres pour lesquels il ne prend jamais totalement parti, le film donne parfois l’impression de rester planté au milieu du gué. Mais sa facture relativement consensuelle n’enlève rien à la pertinence, à la drôlerie et à la colère d’un propos qui interroge l’Amérique d’hier et d’aujourd’hui, le poids de ses images, de ses fictions, de ses paroles sermonnantes, et qui réaffirme avec une ardente conviction la nécessité de la vigilance dans un pays toujours gangrené par le poison séculaire du racisme et de la discrimination. 4/6
La saveur de la pastèque (Tsai Ming-liang, 2005)
On ne connaît que trop bien le cadre où évoluent ces deux paumés : solitude urbaine de grands ensembles, mutisme mi burlesque mi-dépressif, fond apocalyptique renvoyé par les médias. Mais l’aridité moderne est fertilisée cette fois, comme une pâte sentimentale et bariolée, par des chansons ni kitsch ni cheap transfigurant le glauque ordinaire et clamant ce que dissimule le silence des solitaires. Pour organiser le rendez-vous de ces deux moitiés qui souffrent, l’une d’un manque de sexe et l’autre de son trop-plein, Tsai cultive la dichotomie sensualiste entre le sec et le mouillé, exprime la délicatesse de la rencontre amoureuse, fait circuler en miroir les caprices du désir et ceux de la phobie. Jusqu’à une dernière scène légitimement dérangeante, mais dont le sordide n’entrave pas le caractère libératoire. 4/6
Il commissario (Luigi Comencini, 1962)
Les caractères distinctifs de la nouvelle école du genre consistent en une adhérence très forte aux problèmes et à la vie des Italiens du début des années soixante. Dans cette société soumise à des transformations, déséquilibres et déphasages vivaces, le rôle du fonctionnaire hérite d’une signification toute particulière. En proposant un commissaire de police qui veut faire carrière, pèche par excès de zèle, se fourre dans la mauvaise direction et met la main sur des affaires trop grosses, avec trop de confusion, Comencini montre comment les aspirations peuvent être frustrées par des structures opprimantes. L’œuvre, mal préparée et mal conçue de l’aveu même de son auteur, peine toutefois à trouver la verve nécessaire, comme si la courroie de transmission entre les idées et leur expression était atteinte. 3/6
Le pornographe (Shōhei Imamura, 1966)
Si l’on estime que l’œuvre d’Imamura est dominée par la recherche de la vérité du sexe, de ce qui se situe en dessous de la ceinture et que la bonne société veut ignorer, et au sens large de toute la face cachée du Japon, énorme masse populaire située au-delà de l’échelle sociale traditionnelle, alors ce film pourrait en être l’un des pivots. Il élabore un récit en syncopes avec recours à diverses astuces de montage, effets oniriques qui trouent le réalisme dru et turpide de la chronique. Il se penche sur l’existence des sans-grade, des précaires, réduits au fonctionnement le plus primaire de l’humain (la survie) et bâtissant une contre-histoire du pays. Dilué en un magma de situations bien peu stimulantes pour l’émotion, très erratique sur le plan de la dramaturgie, il peine pourtant à transcender l’ennui qu’il suscite. 3/6
La prisonnière (Henri Georges Clouzot, 1968)
Ce dernier film pourrait s’intituler La Soif du Mal. C’est une œuvre malade cherchant à déranger la quiétude douillette dans laquelle l’homme moyen se complaît, mais qui bute sur une étroitesse de faiseur de morale. Ouvrant les placards du marquis de Sade pour un inventaire d’huissier assez pauvre sur le plan imaginatif, Clouzot semble tenir vices et perversions sexuelles pour des vilenies susceptibles d’encourir les pires châtiments (dégoût de soi, désespoir sans fond, mort d’une âme qui ne survit pas à la moindre satisfaction des sens). Pourtant, quand bien même la psychologie élémentaire est sacrifiée à l’effet, une certaine fascination naît des étonnantes recherches plastiques héritées de L’Enfer, de la décantation dialectique et sincère de l’univers de l’auteur, et de la beauté fragile d’Elisabeth Wiener. 4/6
Burning (Lee Chang-dong, 2018)
Pour qui accepte de ne pas éprouver de satisfaction immédiate et d’accueillir les zones d’ombres énigmatiques des films à combustion lente, ce genre de suspense antonionien pourrait être une œuvre idéale. Émanation possible de l’esprit du héros, romancier en herbe, l’intrigue déroule une fiction suffisamment proche de la réalité pour ne pas nier celle-ci mais assez nourrie d’imaginaire et d’idéal pour donner un sens à des faits frappés d’incertitude. Lee y affirme son aisance à cultiver la fascination trouble produit par un récit lacunaire, à suggérer les angles morts et le mystère d’un monde fondamentalement ambigu, à osciller sans trancher entre vérité et illusion à la faveur d’un style qui tangue de la digression à la description, du littéral à la métaphore, de l’endroit à l’envers. Singulier et envoûtant. 4/6
Et aussi :
Under the silver lake (David Robert Mitchell, 2018) - 4/6
Le facteur sonne toujours deux fois (Bob Rafelson, 1981) - 4/6
Silent voice (Naoko Yamada, 2016) - 5/6