Drame de la jalousie
Il est maçon, elle est fleuriste, ils se rencontrent par hasard, c’est le coup de foudre. L’entrée en scène d’un pizzaiolo fait emprunter au triangle prolo-amoureux les sentiers du mélo contrarié, sur un mode mi-tendre mi-burlesque qui sait trouver son propre ton. Prenant prétexte de cet imbroglio sentimental, Scola affirme son intention de porter le bistouri dans les plaies de la société italienne, pose son œilleton sur la saleté des plages romaines, l’activité militante du partie communiste, la condition de certains parvenus et celle de diverses catégories de travailleurs. Débridée et cocasse, drôle mais touchante, servie par des acteurs au sommet de leurs moyens, la comédie exprime clairement la question des rapports entre les sentiments et l’idéologie, sans jamais tomber dans la démagogie ou la vulgarité.
4/6
Wrong (Quentin Dupieux, 2012)
Dupieux l’a bien compris, cultiver l’absurde consiste d’abord à capter le normal dans sa dimension la plus prosaïque, à enregistrer la banalité du quotidien avec beaucoup de minutie. Le réveil sonne tous les matins à la même heure (7h60), on file travailler dans un bureau paysager (où il pleut des cordes), on discute plantes vertes avec son jardinier (qui explique mal la substitution d’un palmier par un sapin). Et tout le monde (sauf le voisin, qu’une peur existentielle carabinée pousse à faire l’expérience du vide) s’acharne à maintenir cette routine rassurante, ce semblant de réalité ne cessant de se dérober et rappelant le Buñuel du
Charme Discret ou du
Fantôme de la Liberté. Par-delà la suave folie de ses situations, le film exprime ainsi une angoisse toute personnelle du néant, de la perte et du désamour.
4/6
Le fond de l’air est rouge (Chris Marker, 1977)
À partir de documents issus de toutes les cinémathèques, Marker investit les points de focalisation d’une bataille mondiale adaptée aux conditions locales : la lutte du capitalisme et du socialisme. L’institutionnalisation ne pouvant être à la fois l’explication et la conséquence de l’échec des mouvements révolutionnaires entrepris à la fin des années soixante en Amérique latine ou en Occident, à Paris, à Prague ou à Santiago, il conclut que la matière en fusion du réel ne saurait être cadenassée par les a priori dogmatiques. Il y a des leaders et des foules, des guerres et des fanatismes, des désillusions et des aliénations, et au bout du chemin le visage incrédule de ceux qui croient domestiquer l’Histoire. Utopie à rebours fatale, analysée au fil d’une réflexion théorique, ardue, mais toujours d’une grande clairvoyance.
4/6
L’échine du diable (Guillermo Del Toro, 2001)
À l’orphelinat Santa Lucia, no man’s land aux confins d’une Espagne en feu, le fantôme d’un jeune disparu traque ses camarades en réveillant frayeurs et mystères. Est-ce l’ombre diffuse de la guerre, la chape angoissante de la bâtisse isolée ou bien le secret des morts ? Le sujet n’est pas sans promesses, mais son traitement académique et souffreteux est celui d’un illustrateur appliqué, peinant à se défaire des clichés et du manichéisme à gros traits (une constante chez Del Toro). Le film est entravé de questionnements inutiles, de refoulements qui l’empêchent de trouver une latitude plus personnelle, incertitudes flagrantes dans le délitement d’un récit fantastique grignoté par des résidus de western-paella, avec fièvre de l’or, vengeance, meurtres sordides. Et le rêve funèbre de basculer dans la banalité.
3/6
Everybody knows (Asghar Farhadi, 2018)
Par sa tentation vite désamorcée du pittoresque, le film ne semble souscrire aux signes superficiels de la chronique ibérique que pour prendre rapidement la tangente et creuser un registre que le cinéaste maîtrise à la perfection : le suspense hitchcockien. Il serait démasqué comme un ingénieux dispositif dramaturgique, dispensant chausse-trappes, révélations et coups de cymbale narratifs, s’il n’analysait avec acuité le poison latent de la dette non soldée, des rancœurs enfouies qui, en situation de crise, inocule la chair des relations les plus solides. Et s’il oblige le spectateur à réviser ses jugements confortables, il n’en exalte pas moins une humanité malmenée qu’une compassion universelle pousse irréductiblement à la grandeur. Menée par un couple de stars très investi, l’interprétation est au diapason.
5/6
Plaire, aimer et courir vite (Christophe Honoré, 2018)
L’équilibre entre une forme toute classique de plénitude romanesque et un goût personnel du décalage, du marqueur culturel, de la coquetterie assumée, entre la largeur du tableau prétendant à la peinture psycho-sociale d’une époque et l’humilité de la pièce de chambre visant à l’échantillon intimiste, a souvent été convoité par l’auteur. Peut-être ne l’avait-il jamais atteint de manière aussi satisfaisante qu’avec cette romance vécue à l’ombre fatale du sida, dont le ton papillonnant n’est que le murmure poli d’une gravité jamais éludée. Sans révolutionner son cinéma ni dépasser celui auquel il se réfère, Honoré cueille les fruits d’une beauté puisée dans le croisement éphémère de deux lignes de vie, l’une en déclin tentée par la mélancolie du renoncement, l’autre en devenir par la soif bravache de bonheur.
4/6
Nénette et Boni (Claire Denis, 1996)
De même qu’une grossesse est une question de fluides, de fusion entre des éléments complémentaires, la progression de cette chronique marseillaise relève presque de la procréation. Elle rend compte du long cheminement au bout duquel un frère et une sœur, d’abord prisonniers de leur isolement, déteignent l’un sur l’autre et finissent par former une troisième entité. Mais si l’on apprécie chez Denis son goût pour les récits en creux privilégiant les temps faibles et les profils perdus, elle semble ici ne revenir à son histoire que lorsqu’elle s’en souvient, et émietter négligemment un quignon de drame entre deux louchées de rêverie aqueuse. En résulte un huis-clos insaisissable, aussi rêche et peu aimable que ses personnages, dont le principe de réalité est constamment troué d’effusions fantasmatiques.
3/6
Prisonniers du passé (Mervyn LeRoy, 1942)
Quel que soit le genre dans lequel il s’épanouit, le moteur dramatique fourni par le thème de l’amnésie est riche de possibilités romanesques. En racontant l’histoire d’un officier britannique rescapé des tranchées de la Grande guerre et frappé deux fois par la foudre du destin, LeRoy s’appuie sur une mécanique scénaristique d’une irréprochable efficience. Son attention à la fragilité des êtres et à leur insatiable flamme affective, constitutive du grand mélodrame hollywoodien des années quarante, s’accommode du ton un peu solennel qui parcourt le récit. Et si le film émeut jusqu’à remporter une franche adhésion, que cristallise un dénouement cathartique, c’est aussi parce qu’il est porté par un excellent duo d’acteurs – à commencer par Greer Garson, personnification vibrante de l’amour salvateur.
4/6
À cheval sur le tigre (Luigi Comencini, 1961)
Plus pessimiste encore que
Le Pigeon ou
Le Fanfaron, qui lui sont contemporains, cette odyssée tragi-comique d’un pauvre hère victime des circonstances vaut comme approche, à partir d’un certain nombre de procédés traditionnels de la comédie italienne, d’une mise en scène qui favorise de longs plans sur le travail d’un acteur et exploite les possibilités de déception ou de rebondissement inscrite dans la topographie. Elle débute sur une description de la vie carcérale dont le réalisme à la Dassin ou à la Becker est coloré de répliques et de gags comiques, se poursuit sur le mode de l’aventure picaresque, farcie de trouvailles verbales, et épouse en fin de course l’incapacité radicale du héros à organiser le simulacre de sa propre vie. L’âpreté de la critique sociale se nourrit ainsi d’un pathétique inattendu.
4/6
Wargames (John Badham, 1983)
HAL9000 ne possédait qu’un œil rouge, s’exprimait d’une voix doucereuse et fomentait des plans secrets traduisant un délire de grandeur très humain. Sa progéniture est une énorme console clignotante, mue par le seul instinct de jeu, en laquelle se cristallise la fascination de l’Amérique reaganienne, obtuse et banlieusarde pour l’ordinateur. Si Kubrick et Lumet avaient donné de la guerre froide son point de dérision sans expulser de leurs films la gravité nécessaire, Badham actionne quant à lui l’interface entre un élément prélevé dans le microsome du quotidien et sa projection dans le macrocosme des grandes préoccupations planétaires. Le suspense est captivant, astucieux, rondement mené, caractéristique d’une époque où la simplicité du divertissement avait pour vertu de préserver la richesse du fond.
4/6
Ponette (Jacques Doillon, 1996)
Dans
Ordet, Dreyer accomplissait un voyage dans une zone limite du cinéma jusqu’à se confronter à l’impossible : faire revenir une défunte au réel du monde. Si Doillon, lors d’un dénouement superbe et audacieux, franchit à son tour la ligne de la raison ordinaire, le véritable miracle consiste à traquer sur le visage d’une fillette de quatre ans le moindre infléchissement, la moindre ébauche d’une résignation pourtant inévitable. Face à une nature bruissante, lumineuse mais insensible à sa peine, entourée de bambins chaleureux pépiant avec tendresse, drôlerie et gravité, Ponette cherche à donner force d‘acte à sa parole, consent à dire oui à ce non insupportable, et comprend que vouloir garder c’est déjà perdre, car la mort ne prend que ce que l’on veut posséder. Un petit trésor de sensibilité et d’émotion.
5/6
Cow-boy (Delmer Daves, 1958)
Difficile de trouver titre plus intransitif que celui de ce film fait de détails vrais qui détruisent un certain nombre de mythes, où le bétail passe avant les hommes et où le métier de vacher n’est pas une plaisanterie. Optant pour les teintes saturées d’un coruscant Technicolor, le cinéaste ne contourne pas les poncifs du genre (il y a des chevaux, des troupeaux, une pure jeune fille et des Indiens voleurs) mais les traite quasiment en documentariste, pour mieux accompagner le parcours d’un nostalgique pied-tendre rêvant d’aventures avec accompagnement de guitare sous le ciel étoilé, et qui fera l’apprentissage de la rudesse et de la réalité prosaïque des choses. Ce goût d’une éthique pédagogique ne va toutefois pas sans un prédilection un peu arbitraire pour le discours au dépens de la narration.
4/6
Who’s that knocking at my door ? (Martin Scorsese, 1967)
Né d’une gestation longue et difficile dont il porte les stigmates, le premier long-métrage du réalisateur, à forte teneur autobiographique, est comme scindé en deux hémisphères que sépare un split screen invisible et continu. D’un côté les jeux dangereux de jeunes Italo-américains swingués par le rock fifties de l’auto-radio, entre rires gras, glandouille et virées vaines
downtown. De l’autre les scènes de rencontre, de drague, de tendresse et d’amour avec une fille blonde préservée des impuretés de la modernité. S’expriment ainsi les tourments d’un garçon catholique (l’alter ego de l’auteur) tiraillé entre les exigences contradictoires de son environnement, dans une forme nerveuse qui, si elle évoque Cassavetes, ébauche déjà à traits sûrs (intensité verbale, impétuosité stylistique) tout le cinéma à venir.
4/6
La femme est l’avenir de l’homme (Hong Sang-soo, 2004)
Deux hommes, une femme, des histoires avortées, des destins éclatés réunis à la faveur du retour au pays de l’un des protagonistes parti faire du cinéma aux États-Unis. Si le ton du cinquième long-métrage de l’auteur évoque certaines premières œuvres de Truffaut ou de Godard, sa dimension affective s’inscrit plutôt dans celle du
Muriel de Resnais, notamment par l’impression de relativité permanente qui offre à chaque situation nouvelle matière à préjugés. Mais le procédé sent l’effort, et la dilatation du temps où se nichent d’ordinaire les hésitations, les embarras silencieux et les ruptures brutales ne sont ramenées qu’à leur version dégraissée et mal rééquilibrée. En résulte un film assez ennuyeux, bien peu touchant, qui apparaît comme une diagonale incomplète et dénervée du cinéma hongien.
3/6
Riches et célèbres (George Cukor, 1981)
Le dernier long-métrage de l’auteur est un film riche et profond interrogeant le passage du temps et ce qui lui résiste, analysant la relation agitée de deux femmes aux triomphes inégaux pour qui les époques s’enchaînent, les amants partent, mais dont l’amitié persiste par-delà les remarques fielleuses, les crises de nerfs, les confidences émues et les bonnes blagues à la vie à la mort. Il serait aujourd’hui aussi insolite de la part des studios que du cinéma indépendant ; seul le romanesque d’un James L. Brooks pourrait s’apparenter au timbre de cette méditation faussement frivole sur la relativité de la réussite, la menace de la solitude, la poursuite d’idéaux dont l’accomplissement n’offre pas toujours le bonheur. Une réussite superbe, portée par la sensibilité vulnérable et la vibrante beauté de Jacqueline Bisset.
5/6
Top 10 Année 1981
La captive du désert (Raymond Depardon, 1990)
En 1975, Depardon avait rencontré Françoise Claustre, détenue au Tchad par les troupes d’Hissène Habré. C’est qu’il n’est pas du genre à entreprendre un film sur un évènement, une sensation, qu’il n’aurait vécus lui-même. Mais avec son irréductible orgueil d’homme de terrain, il refuse la moindre plus-value dramatique et cherche à approcher au plus près du silence, de l’attente, de la solitude, de l’abandon, de l’érosion de soi et des souvenirs. À travers près de cent dix minutes d’un temps immobile dans le grand sablier du désert, sans accélération de rythme ni regard extérieur, composé seulement de plans fixes, d’abandons, de sursauts intérieurs et de dépassements, il souscrit à des partis pris auxquels il se tient obstinément, ceux d’un cinéma que l’on pourra juger au choix monacal ou fascinant.
4/6