Un été 42 (Robert Mulligan, 1971)
La chronique estivale est le genre par excellence des initiations adolescentes. Souvent désopilante avec ses trois garçons en vacances qui multiplient bavardages, facéties et chamailleries, qui éprouvent leurs premiers émois, expérimentent découvertes et approches sexuelles avec cette gaucherie, cette maladresse un peu rude caractérisant un âge où l’on est grossier en affichant un mélange de naturel et de provocation, celle-ci fait de la minceur de son sujet un atout pour mieux capter l’indicible sentiment qui taraude à la remémoration d’un temps enfui. Le soin apporté à la photographie, le charme insidieux dispensé par le décor et le climat, la mélancolie diffuse qui s’en exhale ajoutent encore à la délicatesse de son trait. Quant à Jennifer O’Neill, elle l’illumine de sa subjuguante beauté. 4/6
Air Force (Howard Hawks, 1943)
Deux ans avant John Ford et ses superbes Sacrifiés, le cinéaste se penche sur la guerre du Pacifique et puise même à son origine : l’attaque de Pearl Harbor, vécue par l’équipage du bombardier Mary-Ann. Si le conflit contre les Japonais explique et justifie sans doute l’engagement idéologique du propos, s’il motive une certaine propension à l’emphase qui culmine dans la bataille aéronavale conclusive (libératoire sur le plan cathartique), l’œuvre n’en demeure pas moins assez remarquable par la sobriété et le réalisme chaleureux avec lesquels elle décrit l’héroïsme sans gloire de soldats devenus en quelques heures des combattants. L’individu y est perçu comme un élément du groupe en action : grand principe hawksien par excellence, qui fournit une belle densité humaine à ce film de guerre quintessentiel. 4/6
Agora (Alejandro Amenábar, 2009)
Après le film criminel, le fantastique, le mélodrame, le réalisateur s’attaque au péplum de tradition hollywoodienne, à deux titres : récit d’une grande ampleur narrative couvrant sur de nombreuses années des soubresauts méconnus de l’Antiquité, et métaphore permanente du monde contemporain, de ses peuples et de leurs conflits. Sur le modèle de La Chute de l’Empire romain, il montre comment la décadence d’une ville livrée à des guerres intestines préfigure la fin d’une civilisation, d’une société en ébullition dont les us, les religions et les croyances diverses sont remises en cause par la majorité chrétienne grandissante. Propos ambitieux que motive un louable plaidoyer pour la libre pensée, mais un peu gâché par les semelles de plomb d’un cinéaste confondant trop souvent lyrisme et grandiloquence. 4/6
Mes petites amoureuses (Jean Eustache, 1974)
S’il suffisait d’une certaine austérité de la mise en scène, d’un refus systématique de l’accessoire, d’un découpage rigide refermé sur chaque séquence, d’une direction d’acteurs contraignante avec des comédiens qui disent faux ou parlent de façon monocorde, d’une prédilection pour les moments creux de la vie, alors ce film serait bressonnien. S’il fallait se satisfaire de la vision rugueuse d’une France rurale sans tension ni drame, d’un intimisme parfois goguenard et parfois désespéré, parfois attendri et parfois suicidaire, on pourrait songer à Pialat. Mal assuré, peu rigoureux, trahissant bien des défauts qui sont autant de maladresses et de ruptures dans l’unité du récit, cette chronique estivale des premières atteintes de l’âge adulte témoigne cependant d’un charme et d’une sensibilité personnels. 3/6
Song to song (Terrence Malick, 2017)
En s’aventurant dans un ésotérisme liturgique affranchi de la moindre pesanteur affective, le précédent long-métrage marquait une crise dangereuse. Ce film-ci la résout en grande partie, fondé sur l’élément crucial à toute entreprise cinématographique accomplie : un centre de gravité émotionnel. L’expression de Malick tient plus que jamais de la fragmentation poétique et de la polyphonie intérieure, pensées intimes et sensations fugaces fondues en un même flux spiritualiste, une même mélodie obsessionnelle du toucher, du murmure, de l’évanescence, de la béatitude contrariée. Mais la clarté émanant de cette initiation sentimentale répond d’une nécessité beaucoup plus sensible, pleinement en accord avec la fragilité d’êtres amoureux mais inquiets et fébriles, bien revenus parmi les hommes. 4/6
Les Vikings (Richard Fleischer, 1958)
Si cette spectaculaire épopée vieillit bien, c’est parce qu’à la manière des bois et des vins elle travaille en quelque sorte sur elle-même : bien qu’elle relève du classicisme hollywoodien à une époque déterminée, elle filtre et dépose avec le temps ses propres défauts – quoique visible, la lie ne trouble pas la dégustation. Dans un Moyen-âge élastique où les traits de paganisme nordique et de cruauté (au sein des deux camps) comptent moins que les ripailles et les exploits sportifs, Fleischer adopte une respiration large et contemplative, scandée de contractions, assume un style opératique dont la théâtralité tragique se métamorphose en une sorte de nécessité vitale. La beauté baroque et picturale des plans, la violence des compositions, le souffle âpre du récit en rehaussent encore la sève légendaire. 4/6
À toute épreuve (John Woo, 1992)
Dernier film réalisé par l’auteur avant sa carrière américaine, ce polar de crime-fiction se déroule quelques semaines avant la rétrocession de Hong-Kong à la Chine. Plus intéressé à mettre en scène des conflits de forces physiques que des débats d’idées, Woo glisse subrepticement son histoire entre les balles, et décline sa figure canonique du brothers in arms en la faisant évoluer (les deux hommes sont pour une fois du même et bon côté de la loi). Si son approche psychologique et émotionnelle a la subtilité d’un hippopotame, difficile de nier que sa caméra-sulfateuse organise le chaos avec une grande dextérité, jusqu’à l’hécatombe conclusive dans un hôpital ravagé par les projectiles, les cadavres et les explosions, véritable nef des fous où sévit une même violence absurde de la morgue à la nursery. 4/6
Dunkerque (Christopher Nolan, 2017)
Du film de guerre et de la page d’histoire reconstituée, Nolan ne retient qu’une épure de gestes et de situations. Il choisit d’éclater son récit sur trois blocs fictionnels distincts, systématisant un dispositif de montage parallèle qui traduit son obsession pour l’élasticité du temps mais s’avère assez contre-productif sur le plan de l’intensité dramatique : la tension se voit trop souvent désamorcée au profit d’une sorte d’hystérie narrative mal contrôlée. Reste que cette tentative d’hybridation entre minimalisme figuratif et amplification des effets, qu’accentue encore un refus obstiné de toute approche psychologique et politique, transmet dans ses meilleurs moments l’expérience d’une immersion au cœur d’une prison à ciel ouvert, mouroir implacablement verrouillé par le sable, le ciel et la mer. 4/6
Le monde selon Garp (George Roy Hill, 1982)
Du jour où il naquit, Garp fut un être à part, un innocent en proie à toutes les absurdités du monde. L’étrange animalier que composent les êtres partageant son existence laisse émerger plusieurs dragons : une mère indépendante et féministe, un premier amour (bientôt une épouse), une amie d’enfance (les mille facettes du destin en un seul visage), un transsexuel (ancienne armoire à glace et femme par choix)… Du best-seller consacré de John Irving, le cinéaste parvient à extraire le sentiment d’inquiétude et de précarité qui est celle de toute vie humaine. Il fait fructifier un vrai sens du romanesque et témoigne avec bonheur d’une inspiration mélancolique, chaleureuse et picaresque, où se devine à chaque trait satirique le vitriol du verbe, et à chaque image réussie la force du mot. 4/6
Élégie de la traversée (Alexandre Sokourov, 2001)
Une homme tente de se souvenir, agence un flux de pensées et de réflexions désordonnées, sa voix off inscrivant la fiction dans l’après d’un évènement indatable. Le commentaire, qui fait succéder des bloc temporels toujours bornés par la coupe du plan, invoque des images étrangères, décolorées, précaires, cotonneuses, brouillées par les flocons de neige striant le paysage, envahies par la brume, rongées par l’obscurité, et dont la spectralité semble comme prélevée aux abords des limbes d’un monde informe, toujours menacé d’effacement. Méditation chuchotée sur le passé, l’angoisse, l’énigme des lieux, la présence-absence des êtres et des choses, l’héritage de la création artistique (la déambulation devant les tableaux annonce L’Arche Russe), ce moyen-métrage dispense une singulière fascination. 4/6
La grande pagaille (Luigi Comencini, 1960)
8 septembre 1943, l’armistice est signé entre Badoglio et les alliés. S’ensuit une extrême confusion pendant laquelle un officier, faute d’ordres précis, se voit contraint d’abandonner ses hommes. Dépassé par les évènements, il refuse de se mêler aux partisans qui luttent contre les Allemands ou aux fascistes continuant de combattre à leurs côtés. Sous couvert de décrire la désillusion des soldats transalpins démobilisés, Comencini en fait des héros malgré eux, l’un donnant sa vie pour une Juive, les autres se mêlant aux libérateurs de Naples. Tantôt caustique et cinglant, tantôt doux et attendri, toujours bienveillant, il multiplie les épisodes burlesques (certains sont d’un goût contestable, d’autres inventifs), et filme ces pauvres hères comme autant de paumés emportés par le désarroi d’une époque. 4/6
Rue de l’estrapade (Jacques Becker, 1953)
Becker retrouve le couple vedette d’Edouard et Caroline et orchestre, dans le même registre, une autre comédie-ballet vaudevillesque multipliant les entrées et sorties, les clés, les grilles et les paliers. Il offre la juste description de ce que peut connaître en 1953 une jeune femme bourgeoise hors de son mariage, dans le Vème arrondissement des étudiants ou le XVIème de la haute couture : le désir d’un bohème qui rêve de la montrer à ses parents, le déshabillage subtil et pervers d’un couturier homosexuel qui se sert d’elle pour sa façade ou pour une scène de ménage. Une fois de plus, sa façon d’assembler son petit monde comme un puzzle personnel contre la montre, de bricoler la machinerie cinématographique avec autant d’élégance que de légèreté, séduisent. À l’image d’Anne Vernon, assez délicieuse. 4/6
Les conquérants (Michael Curtiz, 1939)
Simplicité de l’argument et clarté de l’action, perfection du rythme et homogénéité du style. Tout le brio du cinéaste s’exerce dans ce western exemplaire, qui revisite librement la légende de Wyatt Earp et illustre, près d’un quart de siècle avant Ford et son Liberty Valance, l’instauration d’une société civilisée sous l’égide de la loi, de la démocratie et de la presse. Une fois encore, difficile d’expliquer la plénitude d’un tel cinéma, qui relève d’un équilibre harmonieux entre l’élément romanesque et la fulgurance du geste (avec une homérique bataille de saloon en point d’orgue), entre la vivacité de l’esprit et la limpidité du propos, entre le sobre charisme de l’interprétation (Flynn, Havilland, Cabot, Travers) et l’achèvement technique d’une mise en scène brillant des mille feux du Technicolor. Un bonheur. 5/6
Maman Küsters s’en va au ciel (Rainer Werner Fassbinder, 1975)
Ouvrier sans histoires, Hermann Küsters a brutalement tué son patron avant de se suicider. En racontant comment le désarroi de sa veuve est exploité par la presse à sensation puis successivement récupéré par le très bourgeois parti communiste et par un groupuscule anarchiste, Fassbinder démontre que les instruments de la libération sont aussi ceux de l’oppression. Il ne pose pas le problème en termes de vérité et de mensonge (chacun a ses bonnes raisons), mais analyse à la faveur d’un développement dramatique d’une parfaite logique et d’une grande simplicité le cheminement de l’asservissement social à l’aliénation politique. Pas de discours positif ni d’engagement défini ici, mais un voyage à travers les idéologies données comme telles : tantôt moyens de vivre, tantôt illusions déçues. 4/6
Explorers (Joe Dante, 1985)
D’un postulat de SF (trois geeks surdoués reçoivent en rêve les instructions pour construire un vaisseau spatial), le cinéaste accouche d’une déroutante concoction qui se laisse aller à la plus invraisemblable fantaisie. Le merveilleux y est désamorcé à mi-course tandis que la boîte à savons intergalactique les conduit à rencontrer deux pachydermes déformés d’un vert pomme particulièrement seyant, gentils patapoufs lobotomisés par la télévision américaine et ne sachant communiquer qu’en imitant Bugs Bunny, Tarzan, W.C Fields, Groucho Marx ou Bob Hope. Difficile de définir où s’arrête la cocasserie de la satire et où commence la vulgaire insipidité de la caricature : farce bâclée et infantile ou premier film expérimental pour moins de dix ans, Explorers est une sorte de monstre, de phénomène de foire. 3/6
La femme aux deux visages (George Cukor, 1941)
Parce que son époux, sorti du sérail bourgeois new-yorkais, la trompe avec une artiste du même milieu, une prof de ski éprise de simplicité et de vie montagnarde s’invente une sœur jumelle pour le piéger et le reconquérir. Il lui offre ainsi deux femmes différentes, l’une sportive, l’autre mondaine, situation propice à un enchaînement de stratagèmes et de quiproquos que l’auteur, maître-queux de ce type d’imbroglios, se régale à faire fructifier. D’où une comédie dont l’essence même du genre – la transformation des apparences – est le propos. Car l’homme perce le jeu et y entre, lui donnant une nouvelle dimension, jusqu’à ce que chacun comprenne que l’héroïne n’a pas besoin d’être deux puisqu’elle est, à elle seule, toutes les femmes. Esprit, légèreté, drôlerie, et un couple Garbo-Douglas à la fête. 4/6
Boire et déboires (Blake Edwards, 1987)
"Fish out of the water" : le linguiste emploiera cette expression lorsque quelqu’un sort de son environnement pour se retrouver dans une situation rocambolesque. Le sociologue notera lui que le scénario du film relève d’une vague de fictions du détournement racontant les déboires d’un yuppie aux prises avec une fille dangereuse. Pétaradant entre l’hénaurme et le too much, la comédie laisse une portion plus que congrue à la surprise et à l’inattendu, d’autant qu’Edwards y décline ses agencements-types (fête guindée transformée en champ de bataille, huis clos autour d’un lit, d’une porte et de quelques fenêtres). Katharine Basinger et Bruce Grant mènent avec charme ce ballet burlesque des catastrophes, qui après avoir coché toutes les cases du conte romantique se clôt sur un happy end sans nuages. 3/6
Violent cop (Takeshi Kitano, 1989)
Sorte de variation étrange sur le Dirty Harry de Siegel, ce polar silencieux, très noir et extrêmement brutal analyse et illustre la violence d’un monde schizophrénique, dont la barbarie humaine jaillit sous le couvercle d’une civilité imposée, et où chacun suffoque par sa soumission volontaire à des règles immanentes. La narration est d’abord une qualité (d’action, de suspense, d’ossature du scénario) qui glisse vers la quantité tandis que les vides dramatiques grignotent les scènes. La mise en scène joue délibérément sur l’écrasement de la perspective, le collage des surfaces, l’aplat. Autant d’idées et de formes suivant une même route qui consiste à étudier les effets moraux produits par le chaos tacite de la société, par l’hostilité sourde d’un univers mort où les atomes perdus se déplacent en vain. 4/6
Toby Dammit (Federico Fellini, 1968) (segment d’Histoires Extraordinaires)
Adapter à l’écran le "long et raisonné dérèglement de tous les sens" d’Edgar Poe revient évidemment pour Fellini à faire œuvre de créateur authentique. Sur fond de crépuscule et d’eaux mortes tournoient ses zombies privilégiés, une faune exubérante placée sous le signe d’un vitriol goyaesque. Miasmes, vapeurs nauséeuses, touffeurs pestilentielles baignent une gamme tourmentée qui culmine avec le visage violet de Terence Stamp, Christ-beatnik d’épouvante et de dérision, avant que s’installe la tentation du saut définitif, seule issue possible au terme d’une course nocturne à travers un paysage halluciné. Brillant exercice de style donc, mais aussi mise à nu d’une réalité d’outre-tombe, d’où émergent la démence de l’alcool, la déchéance de l’artiste en marge, et le sourire inquiétant du diable en petite fille. 4/6
Sweet Charity (Bob Fosse, 1969)
Pour son baptême du feu, Fosse dispose d’un budget très confortable et reprend l’argument des Nuits de Cabiria : la boulotte et pathétique prostituée devient une entraîneuse pimpante et délurée à laquelle Shirley MacLaine, toute en sourires noyés de larmes, apporte les mines de son registre favori. L’auteur maîtrise ses moyens, axés sur une poignée de ballets à tomber par terre, et ordonne un spectacle aux artifices revendiqués (zooms, plans gelés, préciosités de l’image), qui dans ses meilleurs moments rappelle Fellini : l’atmosphère ténébreuse et excentrique du Pompei Club se souvient de La Dolce Vita et anticipe même sur le Satyricon. À condition de pas être allergique au sirop sentimental avec lequel flirte la dernière partie, le film parvient à titiller de fort agréable manière nos petits cœurs d’artichaut. 4/6
Et aussi :
Femmes femmes (Paul Vecchiali, 1974) - 4/6
Possession (Andrzej Żuławski, 1981) - 5/6
La fille à la valise (Valerio Zurlini, 1961) - 5/6
Été 93 (Carla Simón, 2017) - 5/6