Le prince étudiant (Ernst Lubitsch, 1927)
À première vue, tous les ingrédients d’un charmant conte de fées sont réunis dans l’histoire de ce prince-héritier qui s’enamoure d’une jeune aubergiste dans la pittoresque bourgade Mittleuropa où il a été envoyé pour parfaire ses études. Idylle bientôt contrariée par le devoir et les exigences de la raison d’état. Chantre proverbial des séductions de l’hédonisme, Lubitsch se laisse cette fois aller à la douce-amertume d’une romance peu à peu gagnée par le désenchantement. Les heureuses gambades dans les champs fleuris n’auront été qu’une parenthèse, les camaraderies scellées par les pintes de bière qu’un sursis de liberté, et la fonction du jeu roi se referme sur son destin sous les clameurs d’une foule inconsciente de son vague à l’âme. Un film mineur mais exécuté avec assurance et habileté.
4/6
La fièvre monte à El Pao (Luis Buñuel, 1959)
Film mal-aimé, considéré par l’auteur lui-même et beaucoup de ses admirateurs en parent pauvre. On peut trouver ce traitement injuste tant s’y manifeste vigoureusement la conscience politique d’un cinéaste à mi-chemin de Brecht et de Camus – même s’il n’est jamais meilleur que lorsqu’il transcende le réel au lieu, comme ici, de s’y plier. Dans une archétypale dictature fasciste, un jeune idéaliste ruse, finasse, conseille, nuance, transige, calcule ses stratégies sans s’apercevoir qu’il fait le jeu du pouvoir établi qu’il entend renverser. Parce qu’il est le contraire d’un Machiavel, il finira par comprendre que le sang du sacrifice est le seul critère de la pureté d’une révolte. Telle est la morale de cette œuvre amère, pessimiste, engagée contre toutes les formes de tyrannie, d’opportunisme et de résignation.
4/6
La vengeance d’une femme (Jacques Doillon, 1990)
L’une est un buisson roux de ressentiment, une calculatrice froide que la douleur a rendu implacable ; l’autre une proie candide qui s’effraie de son propre inconscient, vulnérable et soumise. Entre les quatre murs d’une chambre d’hôtel, elles s’affrontent en une suite d’échanges âpres et introspectifs. Leurs armes : les mots. Et derrière eux, les sentiments. La haine se mêle à la séduction et l’ambigüité à la passion, comme si les deux femmes formaient les deux faces d’une même personnalité en lutte contre elle-même. Dans ce huis-clos bergmano-fassbinderien à la sourde cruauté, ce jeu mortel et toujours recommencé autour de la manipulation-culpabilisation, l’inflation verbale fait partie des règles, l’amour est fautif, personne ne sort innocent. Et l’austérité se trouble lentement d’un insidieux poison.
4/6
Barbara (Mathieu Amalric, 2017)
Parce qu’elle était une longue dame brune, osseuse et intellectuelle, que sa sophistication insolente inscrivait de plain-pied ses manières de diva dans le parcours de son existence, Barbara la chanteuse ne pouvait être incarnée que par Balibar l’actrice. L’évidence est telle que le cinéaste les confond dans un jeu de miroirs démultipliés, un mise en abîme perpétuelle qui fuit l’embaumement du biopic et ne laisse plus s’exprimer que la fascination fétichiste d’un metteur en scène pour son insaisissable sujet. À la fois portrait-patchwork et mosaïque de textures, d’images, de temporalités imbriquées les unes dans les autres, l’œuvre témoigne indéniablement de la rencontre entre un désir de filmer et une présence désirée, mais peine aussi à se défaire de sa complexion théorique, un brin artificieuse.
4/6
Daisy Clover (Robert Mulligan, 1965)
Devenue star après en avoir longtemps rêvé, une étoile née d’un miracle s’aperçoit qu’elle n’est que la marionnette d’un producteur cynique, froid et exagérément cruel. Sous des dehors de superproduction aux trois quarts déserte, Mulligan réalise un film de silence, d’angoisse, d’ombre et de glace, qui refuse le confort du "coulé" narratif propre au récit mythique traditionnel. Quelques Cadillac-corbillards glissent le long d’avenues vides, la légende d’Hollywood paraît conservée dans d’immenses studios comme dans un columbarium, et Daisy, esclave du rôle qu’on lui a forgé, devra trouver la force de s’évader de sa cage dorée, de cette cage de verre où elle se double vocalement avant de s’écrouler, anéantie, devant son image géante. Belle prestation, quasi autobiographique, de Natalie Wood.
4/6
Montparnasse 19 (Jacques Becker, 1958)
Avec cette évocation des derniers mois de Modigliani, Becker, reprenant un projet de Max Ophüls, délaisse la fresque facile, ne cède pas à la tentation de recréer un monde pittoresque et substitue aux lieux communs une réflexion un peu austère sur la solitude de l’artiste, son amour passionné de la peinture, la conscience de son talent et le doute destructeur que distille en lui l’échec public. C’est bien un personnage qui l’intéresse et quelques êtres l’entourant, deux femmes, un ami, et vers l’extérieur du halo, un marchand de tableaux quasi symbolique, le dépouillant à la fin de son œuvre comme un croque-mort. Si le refus de toute emphase est louable, si la volonté de tenir la même note mineure lui offre sa singularité, le film manque hélas de ces qualités essentielles que sont la fièvre et la passion.
3/6
Nana (Jean Renoir, 1926)
L’auteur a mis toute sa fortune dans cette dispendieuse adaptation de Zola. Manifestement influencé par les
Folies de Femmes de Stroheim, il tire la satire du second Empire vers la cruauté, opérant une analyse de la déchéance psychologique et sociale qui prend une femme comme agent de la contagion et préfigure sa double conception du plan : théâtre et biologie. La noirceur du propos est redoublée par le caractère monumental des décors, la présence plastique des étoffes, le jeu outré et truculent des acteurs, et s’il y a ratage ici (simple hypothèse et non fait établi), c’est que Renoir devait en passer par cette entreprise folle pour goûter véritablement au fruit défendu et s’assurer que son désir le portait bien vers celui-ci – car nul ne peut en être certain qui ne l’a goûté jusqu’à l’amertume.
4/6
La maison et le monde (Satyajit Ray, 1984)
Derrière ce titre, un double scénario amoureux (comment un petit maharadja jette sa femme dans les bras d’un ami devenu leader nationaliste) et politico-social (les soubresauts tragiques du Bengale sur fond de scissions raciales et communautaires). Portant la litote et la métonymie à leur plus haute vertu, l’auteur travaille chaque tendance comme chambre d’amplification de l’autre et fait du conflit d’idéologies le miroir métaphorique d’une rivalité sentimentale. Superbement achevé sur le plan plastique, avec ses intérieurs nocturnes qu’éclairent les lampes à pétrole, ses bleus feutrés, ses orangés flamboyants puisés à la source du brasier intime et dictés par la vibrante rigueur de la mise en scène, l’œuvre procure l’émotion conjointe de la rencontre et de la découverte, que seul permet le regard le plus clair.
5/6
Casanova, un adolescent à Venise (Luigi Comencini, 1969)
Des sacristies aux alcôves, de la vocation ecclésiastique à sa joyeuse défroque, le cinéaste raconte la jeunesse du célèbre libertin, son apprentissage à la pauvreté, aux pouvoirs du paraître, de la séduction et du langage. Rien ne vient jamais trahir la crédibilité de ce XVIIème minutieusement reconstitué, de cette Venise déchiffrée avec la même direction qu’une toile de Guardi, de Tiepolo ou qu’un chapitre des mémorialistes du temps. Aucune image n’est gratuite dans cette chronique allègre et truculente où les expériences humaines sont évoquées sans que le problème de l’existence n’y soit soulevé, et dont chaque instant révèle une intelligence sensible à la beauté dans ce qu’elle a de périssable, au désir dans ce qu’il révèle du rapport à la vie, à la vérité des masques, du spectacle et de l’illusion.
5/6
Top 10 Année 1969
Le dingue du palace (Jerry Lewis, 1960)
Dans un silence tendu, religieusement observé par un public admiratif, un golfeur s’apprête à exécuter le putt final. Après deux minutes de manipulation, le héros muet et maladroit actionne le flash de son appareil photo, faisant alors manquer son coup au champion. Ceci est un gag, dont on ne sait ce qui l’emporte de la pauvreté ou de la prévisibilité. Si certaines idées s’élèvent un peu au-dessus de la médiocrité, le premier film de Lewis témoigne de curieuses limites. C’est une loi d’airain que la réception du burlesque par le spectateur se joue à quitte ou double : à titre personnel, pas un début de sourire n’est venu émailler cette suite disloquée de saynètes brouillonnes empilées au petit bonheur, où le fondu au noir vient systématiquement sceller une chute improbable, et dont il ne retombe aucun débris solide.
2/6
La cité des dangers (Robert Aldrich, 1975)
Des années 50 aux années 70 le film noir a muté, et ce polar désabusé, languide, d’une secrète tendresse, qui s’applique à désamorcer toute tension dramatique, se situe avec précision dans l’évolution du genre. Le héros n’est plus détective privé mais officier de police, l’univers corrompu et sulfureux où il progresse s’expose en pleine lumière (comme dans
Chinatown), et le cadavre d’une jeune fille trouvé sur la plage ne résulte pas d’un meurtre mais d’un suicide, phénomène tout naturel de la société contemporaine. La sensibilité pathétique de l’œuvre est à trouver dans les à-côtés de l’intrigue, la célébration du couple par-delà la peinture d’une conscience morale en crise, la rencontre pudiquement embellie entre Burt le super-mâle et l’exotique Belle-de-jour, tous deux en proie à bien des fêlures.
4/6
La flamme sacrée (George Cukor, 1943)
Manchettes de journaux, extraits de bulletins radiophoniques, cliquetis des machines à écrire proclamant la mort de celui qui fut héraut de la démocratie et héros du pays en guerre… Deux ans après
Citizen Kane, Cukor reprend le procédé de l’enquête éclairant une vie hors norme et plonge son reporter dans une broussaille d’éventualités obscures. Sur la trame des enjeux psychologiques veillent deux forces égales : d’une part la structuration de la montée en spirale des mystères, de l’autre l’équilibre de l’explicitation et des non-dits de l’intrigue, véhiculée par l’authenticité leurrante de la parole. Symptomatique d’une époque sous la menace du fascisme, le film, unique essai de politique-fiction de son auteur, reste néanmoins trop tributaire de ses intentions et du caractère édifiant de son discours.
4/6
Effi Briest (Rainer Werner Fassbinder, 1974)
Corsetant la moindre aspérité formelle, le réalisateur illustre avec un raffinement consommé l’histoire de cette Bovary de l’aristocratie que le conformisme de son milieu étouffe. Il s’efforce d’évoquer la préciosité calligraphique des vieilles photos à des fins d’atmosphère et recourt indifféremment au monologue, aux intertitres, aux fondus au blanc pour opérer les liaisons à l’intérieur d’un récit du désenchantement, de la mélancolie, de l’injustice institutionnalisée, de la solitude et de la mort, ces deux vérités amères qu’atteignent fatalement, dans la douleur et non par les voies de la lucidité, ceux qui comme Effi suivent la règle du jeu. Si son classicisme brouillé reste dans les limites du raisonnable, le film souffre d’une austérité dépassionnée qui dispense plus d’une fois les effets d’un bonne pilule soporifique.
3/6
Faute d’amour (Andreï Zviaguintsev, 2017)
Ce cinéma d’âpreté et de tourment vacille toujours au bord du désespoir. Dans une société russe devenue si cruelle qu’elle n’est plus capable d’aimer ses enfants, l’auteur impose aux personnages une rude épreuve. Elle, superficielle et fielleuse, incarne l’hédonisme imbécile des bourgeois ; lui, vaguement lâche et velléitaire, leur hypocrisie satisfaite. Sœur et frère en imperfection, sujets d’une haine transmise de génération en génération, ils sont malgré tout aptes à se reconstruire dans la douceur d’une nouvelle relation amoureuse. Et tandis que leur détresse dévoile une vraie douleur, ce qui aurait pu être une déplaisante charge tonnée depuis sa chaire par un prophète de malheur devient une déploration triste et sincère, formulée avec un sens toujours majestueux du cadre, du décor et de la lumière.
4/6
Un singe en hiver (Henri Verneuil, 1962)
La rencontre de Gabin et Belmondo, dans un village normand plein de figures pittoresques, a donné l’un de ces petits classiques du patrimoine populaire vaguement méprisés par la cinéphilie officielle sous prétexte qu’ils tombent avec complaisance dans la vieille ornière dorée du cinéma français. Le film est techniquement très correct, du drap soigné, bien coupé, bien repassé, bodygraph emballé par un chef de rayon à gros bagout (Audiard) qui se taille à coups de mots d’auteur la part du lion. Son savoir-faire éprouvé confère à la soulographie de ces roturiers de la muflée verve et cocasserie, malgré le conservatisme rance qui se devine derrière le discours de l’ex-fusilier marin, nostalgique du service effectué aux colonies et de ses sonneries, envois de couleurs, termes d’attaques et souvenirs de bordels.
4/6
Le redoutable (Michel Hazanavicius, 2017)
De l’échec de
La Chinoise au tournage de
Vent d’est, le cinéaste retrace avec une délectable ironie l’engagement et la radicalisation dogmatico-politique d’une icône culturelle vénérée entre toutes. Son sens du pastiche et de la dérision se fond idéalement dans ce détournement fantaisiste devant lequel on ne rit jamais grassement mais qui suscite le sourire de la connivence, le plaisir de la désacralisation, et où une élite intellectuelle confrontée à ses contradictions est sarcastiquement mise en boîte. Quant au grand numéro de Louis Garrel, il contribue à faire de ce JLG odieux et burlesque, détestable et touchant, immature mais d’un courage à la recherche et au renoncement qui suscite une certaine admiration, le formidable héros multi-face d’une comédie réjouissante mais plus amère qu’elle n’y paraît.
5/6
Un beau soleil intérieur (Claire Denis, 2017)
Fébrile quinqua, Isabelle enchaîne à un rythme boulevardier les rencontres comme autant d’hypothèses, cherchant avec une opiniâtreté désespérée et un romantisme dolent celle qui pourrait remédier à une inquiétude balancée de déceptions en empêchements. Elle renvoie à une autre héroïne : celle du
Rayon Vert, dont le parcours rime avec le sien, jusqu’à sa conclusion en guise de fol espoir. Explorant pour la première fois les sentiers sinueux de la comédie sentimentale (tendance dépressive), la cinéaste s’attèle à une cocasse mais pathétique anatomie des ratés du discours amoureux, à une épopée du désenchantement affectif qui analyse au gré des expériences le dérèglement invasif des comportements de séduction. La variété et le brio du prestigieux casting parachèvent le charme de l’ensemble.
4/6
All or nothing (Mike Leigh, 2002)
Ce n’est pas une vie, mais c’est leur vie. Celle du lumpen-prolétariat de l’Angleterre blairiste, dont le cinéaste poursuit la sociologie sans apprêts avec son film le plus sombre, âpre et désespéré avec
Naked. Au contraire de beaucoup d’autres, lui ne cherche pas à dire mais à laisser dire, ne dérobe pas le quotidien de ces couches défavorisées mais s’y immerge, s’en imprègne, en éprouve toute la complexité versatile, toutes les nuances contradictoires. La violence des sentiments, des rapports humains et des liens affectifs, l’attachement viscéral à autrui, la détresse de chacun, tout concourt à dresser un tableau terrible et poignant, superbement interprété (on ne dira jamais assez la suprématie des acteurs anglais dans ce domaine), et fort peu attentif aux codes de représentation usuels de la comédie humaine.
5/6