Re: Répulsion (Roman Polanski - 1965)
Publié : 9 oct. 10, 14:57
1. Regard vague, regard terrifié, regard du traumatisme : bienvenue dans le monde de Carol
Carol (Catherine Deneuve), jeune manucure belge, habite un appartement à Londres avec sa sœur Helen (Yvonne Furneaux). Elle est renfermée sur elle-même et a des comportements bizarres. Elle n'aime pas Michael (Ian Hendry), l'amant de sa sœur, et sa présence dans la chambre voisine l'empêche de dormir la nuit. Le jeune Colin (John Fraser) tente de la séduire mais elle repousse toutes ses avances, ce qui le met parfois en colère. Bientôt, Helen part en voyage en Italie avec Michael, malgré les protestations de Carol qui ne veut pas rester seule.SPOILERS. Premier film en langue anglaise de Roman Polanski, Répulsion est un coup de maître absolu, et, en ce qui me concerne, un chef-d'œuvre. Bien que le cinéaste ait tenu à son égard des propos curieusement sévères, il s'agit à mon sens d'une immense réussite d'autant plus vertigineuse qu'elle ne fait "que" préparer les gradians encore supérieurs que sont Rosemary's Baby (1968) et Le Locataire (1976), volets suivants de ce qui allait être sa trilogie des appartements maudits. Bien qu'ayant 45 ans au compteur (!), Répulsion demeure un film fascinant et déroutant, d'une acuité et d'une audace rare, et l'un des films les plus aboutis d'une carrière volontiers encline à s'intéresser aux dérèglements de l'esprit humain, à l'étrangeté, aux prisons mentales. Répulsion confirme comme jamais l'incroyable talent de Polanski lorsqu'il s'agit de retranscrire la folie latente et sourde à l'écran. Je n'ai pas les connaissances sur sa vie suffisantes pour pouvoir tirer à ce sujet des conclusions (peut-être Major Tom pourra-t-il apporter quelques éclaircissements là-dessus), mais je trouve vraiment fascinant et intrigant que cet homme sache si bien dépeindre, avec une authenticité terrifiante - et ce, dès le début de sa carrière - les méandres abyssaux et angoissés d'esprits frappés de démence. Le cas qui nous est exposé ici inaugure en effet une longue série de personnages névrosés ou schizophrènes qui peupleront régulièrement l'œuvre d'un cinéaste qui, décidément, doit bien être tourmenté lui-même pour être capable de retranscrire, avec une telle finesse et perspicacité, une folie rampante et dévorante que d'autres cinéastes rendraient grotesque. Dans ce registre, Polanski est un maître. Et il le montre dès 1965, bien aidé en cela par la performance hallucinée de Catherine Deneuve.
2. Fissures au propre comme au figuré : Carol prisonnière de son univers mental psychotique
Après Le Couteau dans l'eau (1962), production polonaise ayant fait sensation et ayant été nommée aux Oscars, le cinéaste investit la ville de Londres, sur laquelle souffle alors un vent de liberté dont savent tirer parti des réalisateurs en quête de nouveauté et de transgression (notamment Antonioni avec son Blow-Up). Polanski est alors engagé pour réaliser un film d'horreur à petit budget et dont le sous-texte sexuel ira aussi loin que la censure de l'époque le permet. Le cinéaste fera en fait bien plus que cela : son film n'est pas tant une œuvre horrifique qu'une œuvre de malaise pur. Ce malaise (marque de fabrique de son cinéma), il en puise la source au travers du personnage de Carol, jeune manucure londonienne que le scénario, qu'il co-écrit avec le futur fidèle Gérard Brach, nous invite à suivre. Au propre comme au figuré. Car tout le film repose sur ce personnage, qui est d'ailleurs tout à la fois présent et absent (de par son inertie, son attitude sans cesse déconnectée de la réalité) dans pratiquement tous les plans. Tout le film se filtre à travers son regard (1). Le plan d'ouverture du film, fixé sur l'œil de Deneuve que les crédits semblent lacérer, fonctionne en écho du plan final, spectaculaire zoom (sur une photo de famille clé) se mourant dans la rétine de la jeune Carol. En nous faisant épouser un point de vue subjectif, Polanski nous introduit - sans que nous nous en rendions d'ailleurs forcément compte tout de suite - dans l'univers mental dérangé de cette jeune femme atone, formidablement belle mais aussi formidablement bizarre. Sa bizarrerie déteint logiquement sur tout le film, puisque nous avons pénétré son point de vue dès le plan inaugural. Voici d'ailleurs ce que dit Bernard Payen à cet égard :"Plus tard, dans le film, Carol voit les murs se fissurer, reçoit le coup de téléphone malsain d’un voisin curieux : ces faits sont-ils réels ou sortis de son imagination ? Le balancement continu entre le réalisme et le fantastique, principe d'incertitude, ne tient que par une construction narrative que reprendra souvent Polanski : celle du récit subjectif."
3. Dégradation mentale et physique : la métaphore du lapin
Gestes mécaniques, attention maniaque portée à des détails qu'aucuns jugeraient insignifiants (telle cette persistance à ne pas vouloir que l'amant de la sœur mêle ses affaires de toilette aux siennes), attitude effacée, Carol nous est dès le départ présentée comme une jeune femme sinon anormale, du moins insaisissable, troublée par un rapport que l'on devine rapidement phobique envers les hommes et la sexualité qu'ils incarnent. Dans une société urbaine vivante et bruyante, le sexe, interpellant à chaque recoin (de l'ouvrier salace demandant derechef si une partie de jambes en l'air l'intéresserait, aux bruits d'orgasme derrière le mur de sa chambre, en passant par l'amoureux éconduit que les collègues raillent graveleusement), agresse véritablement la jeune femme. L'homme est une menace. La blondeur virginale et l'innocence candide de Catherine Deneuve renforcent ainsi cet espèce de désir intérieur de pureté que Carol souhaite conserver (cf. son dégoût après le baiser de Colin, qu'elle "efface" en se lavant ses dents) avec une obsession qui interpelle. Mais cette obsession ne cache pas seulement une frigidité. C'est bien à un esprit instable, fissuré, traumatisé, que l'on a affaire (2). L'origine du traumatisme expliquant la répulsion de Carol envers les hommes demeure incertaine, même si de gros indicateurs nous aiguillent vers la piste plus que probable d'un père incestueux. Véritables déclics psychologiques, le départ de la sœur de Carol, figure protectrice et bienveillante, puis plus encore le baiser de Colin, conduisent la jeune femme dans un précipice de folie dans lequel ressurgissent des terreurs enfantines pas vraiment enfouies. On comprend ce qu'elles sont rétrospectivement, à la lumière du terrifiant plan final (1), zoom sur le visage de la petite fille (dont il est impossible de déterminer vraiment l'âge), à la fois figée et "ailleurs", qui avance inexorablement dans l'œil (comme pour pénétrer son esprit) dans une démarche inverse du plan d'ouverture : le plan final nous invite véritablement à percer le mystère, à deviner ce que Carol a vu. Les viols à répétition qu'elle subit durant tout le film se lisent alors comme les répétitions d'un traumatisme vécu bien des années plus tôt. Polanski souligne d'ailleurs cette idée de terreur infantile dans ces moments d'attentes angoissées, où Deneuve, scrutant les rais de lumière sous sa porte ou l'oreille aux aguets du moindre bruit, redevient la petite fille terrorisée dans le noir de sa chambre (4). Figure masculine sans réel visage venant sauvagement la prendre et la violer dans sa chambre (chaque fois introduite par un bruit bien précis, traumatique), mains surgissant des murs pour l'attraper et l'immobiliser (2), viennent hanter l'imaginaire dérangé du personnage qui, chutant progressivement dans les tréfonds de ses propres angoisses, en vient à commettre l'acte catharsique : l'élimination physique de l'homme-menace (Colin, le propriétaire). Là où Polanski est très fort, c'est que ces actes procèdent d'une psychose que l'on en vient à comprendre que trop bien. Ce qui nous met dans une position très inconfortable car on plaint le personnage et on souffle presque avec elle lorsqu'elle se débarrasse de ces inopportuns. Le regard final de Deneuve pour Michael qui la transporte laisse d'ailleurs dans l'expectative quant à la fameuse répulsion : existe-t-elle toujours ?4. Le décor comme prolongation de la pyschose
Il serait injuste de ne pas insister sur la performance de Catherine Deneuve, absolument magistrale (son meilleur rôle ?). En blanche colombe se muant en ombre fantomatique - dégradation illustrée par celle du lapin qui pourrit au milieu de l'appartement (3) -, elle délivre une prestation exceptionnelle. Il serait également injuste de ne pas insister sur les qualités techniques de Répulsion. Polanski maîtrise son sujet et son affaire en proposant une réalisation adoptant parfaitement l'état d'esprit du moment de Carol. Le cinéaste est un artiste du huis-clos et le prouve à nouveau en gérant superbement son décor (4). Jeu sur les profondeurs de champ (avec les pièces qui changent de taille), jeu sur les ombres, sur les bruits, caméra à l'épaule qui emprisonne littéralement le visage angélique de l'actrice, tours visuels culottés (le plafond qui descend, la silhouette dans le miroir de l'armoire), ponctuent tout du long ce chef-d'œuvre dont la lenteur des débuts se révèle finalement indispensable tant elle contribue au basculement imperceptible du personnage principal dans sa folie, dépeinte avec une précision et une authenticité terrifiantes. Elles seront d'ailleurs louées par plusieurs cliniciens.