Le Grand Momo
« Tout est fortuit sauf le hasard. » Eric Rohmer
« - Ca me fait penser qu’il faudrait que j’aille à la messe, courir les jolies filles. – Elles sont certainement moins moches qu’à la cellule du Parti. » Ma Nuit chez Maud
Curieux phénomène, n’ayant jamais été plus prégnant que pour la Nouvelle Vague (si l’on peut dire que celui-ci en a fait partie) : il y a les cinéastes et ce qu’ils représentent. Ainsi de Rohmer, du « grand Momo » : comment séparer les œuvres de la légende, les films du tournage au coin du jardin, les propos célèbres des biscuits et du thé à cinq heures dans son pied-à-terre, avec de jeunes écolières ? Tout cela ajoute au charme et nous n’avons nulle envie de le réduire. Car le cinéma de Rohmer est un cinéma de l’enchantement, au sens fort du terme, celui où la séduction a directement trait, par la manipulation, à une certaine forme d’ésotérisme. Il faudrait pourtant, aujourd’hui que son œuvre a reprise, nécessité faisant loi, une nouvelle actualité pour tous depuis sa disparition, tenter une démystification.
Sur son travail, certains lieux communs ont la vie dure. Ils constituent pourtant, à bien y regarder, de parfaits contre-sens. Le premier de tous : Rohmer serait un « réaliste », héritier des Lumières, de la captation directe du monde, caractère ethnologique de son cinéma, etc. Peut-être les Lumières, par Rossellini, se reflètent chez lui. Mais Rohmer c’est aussi une thèse sur l’espace chez Murnau, une image pensée de manière picturale (Almendros à la photographie). Ce n’est pas un réaliste, mais un moraliste : il est celui qui a transposé au cinéma la forme du conte philosophique. Que l’on revoie Pauline à la Plage : le machiavélisme de l’ethnologue, dont les pouvoirs de persuasion ont quelque chose de magique, l’innocence de deux jeunes femmes en robes blanches, jouant dans leur dos le destin des hommes, à la table du jardin, ce paradis (perdu lors du retour au labeur quotidien ?). Pour certains c’est du cinéma de vacances. Nous appelons cela du film fantastique. –Il y aurait des liens à tisser entre l’univers enchanté de Rohmer et celui (apriori aux antipodes) d’Argento : la vérité dans l’improbable, le décor conditionnant les personnages, des héroïnes folles parce qu’innocentes…- Seconde tarte à la crème : Rohmer s’intéresse à la normalité. Lequel de ses films est exempt d’une crise soudaine de larmes, de panique, d’une fuite immédiate et irraisonnée hors du cadre ? Il n’y en a pas. Car se sont ces moments qui l’intéressent : ceux où quelque chose excède le programme (tous ses personnages en ayant un). Dernier piège, le plus pernicieux de tous : Rohmer cinéaste du verbe. Pauline viendra encore à notre rescousse, la citation mise en exergue du Chrétien de Troyes faisant office de paradigme à son œuvre entière : « qui trop parloit mesfait ». Ca parle certes chez Momo, mais c’est pour moins agir. Le langage est un piège auquel je me laisse prendre, il m’emporte et me fait oublier. Que je suis là, face à des choix, dont la vie, sentimentale plus que tout autre, dépend.
Curieux personnage que ce Grand Momo. Catholique, conservateur, pas réactionnaire pour autant. Comment le serait-on quand l’on cosigne un ouvrage sur Hitchcock avec un Chabrol marxiste, que l’on a pour première monteuse une porteuse de valise du FLN, que l’on soutient les débuts derrière la caméra d’un Brisseau ouvertement communiste ? Encore un paradoxe : un homme malingre et timide entouré de belles femmes, un littérateur tendance Ancien Régime collaborant essentiellement avec des gens de gauche. Ce n’est plus un secret pour personne que Rohmer savait filmer les femmes séduisantes, mais des beautés « ordinaires » (Rosette, Béatrice Romand, Marie Rivière) telles que l’on en croise le matin dans la rue. –Une connaissance cinéphile racontait son émotion, lorsqu’il rencontra Amanda Langlet, un peu oubliée, dans le métro parisien.- Ce que l’on sait moins, c’est qu’il filma, et tout aussi bien, le social dans les mêmes moments. Certains lui reprocheront de ne pas s’être assez intéressé aux classes populaires (présentes dans Le Rayon Vert ou Conte d’Hiver), lui qui disait ne travailler qu’avec ce qu’il connaît (comprendre les classes aisées). Cela se peut. Que l’on regarde pourtant Ma Nuit chez Maud : la sortie des ouvriers de l’usine Michelin (montée après celle de l’église par les fidèles), Vidal le communiste, saluant avec aisance la bonne de Maud libre penseuse, avant de lui donner son veston. Rien que deux plans, mais ils suffisent à rappeler sur quoi se fonde le confort. Le luxe, dit un bourgeois de la Collectionneuse, crée un sentiment de distance entre les hommes. Ce vide est ainsi nécessaire à la prise de conscience révolutionnaire. Il fit aussi du cinéma politique : L’Arbre, le Maire et la Médiathèque, en avance sur son époque quant à la question écologique, L’Anglaise et le Duc, réflexion forte sur les coûts d’une révolution, Triple Agent, où l’Ouest se désillusionne sur l’Est, Les Nuits de la Pleine Lune, regard (un peu trop ?) séduit par la nouvelle urbanisation des années 80. A tort ou à raison, ce ne sont pas ses films qui nous intéressent le plus. Nos préférés sont le Conte d’Eté, où face à la beauté le troublant jeune homme (est-il l’innocence incarnée où le plus parfait machiavélisme ?), choisit de ne pas choisir, celui d’Automne, où les jeunes filles en fleur d’antan sont les feuilles roussies et déclinantes d’aujourd’hui (mais l’histoire se situant dans un cadre viticole peut-être peuvent-elles tel le vin se bonifier?), le Rayon Vert, œuvre à la fois solaire et dépressive, saisissante image de ce qu’est, fondamentalement, la solitude, La Collectionneuse, modèle de suspens vacancier (couchera ? couchera pas ?), Pauline à la Plage, le plus rohmérien des Rohmer (projetez l’histoire début XXème, dans les années 60 ou 2'000, elle fonctionnera toujours de la même manière)… De Ma Nuit chez Maud, rêve éthéré, conte hivernal qui fond comme neige au soleil quand on veut « l’éclairer », il est plus difficile de parler.
A n’en pas douter, il s’agit de sa plus belle oeuvre. L’un des trois plus beaux films français, à dire la vérité. Inactuel encore : après 68, une décennie de modernité cinématographique, qui s’intéressera encore aux déboires sentimentaux de jeunes catholiques provinciaux pendant la période des fêtes? Plus de gens que l’on ne le croit au vu du succès récolté… Peut-être parce qu’avant 68, il y a eu Vatican II, lui-même important pour un plus grand nombre de personnes que celles voulant bien l’admettre. Curieux clin d’œil du calendrier, un autre grand film sorti la même année se situe à Clermont-Ferrand – Le Chagrin et la Pitié. Chez Ophüls l’Histoire écrase la petite ville, chez Rohmer, ses habitants à la veille de Noël discutent dans un café de sa marche, sur laquelle l’homme de gauche fait un pari pascalien – l’engagement. Il n’est pas sûr d’y croire lui-même, il n’a que des convictions, pas de certitudes, mais le gain est infini, et les chances, mêmes minimes, font que le jeu en vaut la chandelle. Cette idée nous a séduite. Rohmer, rusé, la comprend bien. Mais en homme sérieux, plus kantien que pascalien, il ne peut la faire sienne. Ce sera donc à Jean-Louis, l’ingénieur, l’homme des chiffres, qu’il, malgré sa mauvaise foi évidente, donnera raison. La chance sourit aux audacieux : ceux qui choisissent une épouse au premier regard à la messe (l’on raconte que Rohmer décida une fois qu’il rencontrerait sa femme le soir même dans un bal populaire – ce qu’il fit), qui se résignent à attendre le père de leur enfant des années durant (Conte d’Hiver). Conte de Printemps explique très bien, et en fort peu de mots, ce qu’est l’impératif catégorique. Les héroïnes rohmériennes, quant elles ne sont pas Collectionneuse ou Femme de l’Aviateur y ont toujours crû dur comme fer. Le cinéaste veut qu’il en soit ainsi, mais vis-à-vis des spectateurs il n’est pas dictatorial. Rien ne nous dit que des lendemains chantants succèderont aux larmes « de joie » de la mère célibataire sur le générique de fin du Conte d’Hiver. Quant aux lendemains de la Nuit chez Maud… Le discrètement cruel épilogue semble rappeler que tout amour a pour origine un malentendu, que le mariage bourgeois est un mélange de compromissions et de non-dits. Mais à la fin qui est le plus heureux : la femme seule et honnête où le mari comblé mais floué ?
La question reste en suspens. Ce n’est qu’un conte et Amanda Langlet n’est pas encore sur cette plage pour jouer les bonnes fées un peu intéressées (Conte d’Eté). Il est possible d’aborder le cinéma de Rohmer par ses particularités : « provincialisme » (salutaire quand toute sa génération se focalise sur Paris la capitale), jeux du hasard et de la nécessité... Il est peut-être plus intéressant de voir ce qui le relie à une manière universelle de raconter, par-delà les chemins de traverse de la langue, une histoire. On appelle cela « conter ». Rohmer ne cesse, à l’écran et sur le papier, de faire l’éloge de la fidélité : à une idée fixe (je veux voir le Rayon Vert, je veux faire L’Amour L’Après-Midi, je veux toucher le Genou de Clair…), aux personnes avec qui il travaille, à ses thèmes de prédilection, à son style parfois insolite, au français correct d’avant la modernité... Celle aux vieilles manières de conter s’ajoute à ces autres-ci. La fidélité a pour fondement la croyance qu’une action répétée trouvera naturellement un sens dans le cours des choses et de l’Histoire. Ainsi du hasard, qui est l’évènement le moins fortuit chez Rohmer. Les cyniques argueront qu’il ne s’agit là que de la vieille illusion rétrospective. Laissons-les à leurs sarcasmes, ils n’ont rien compris. Ils ne savent pas que ça fait sens, qu’on les joue, qu’ils sont les personnages d’un conte naïf et saisonnier. Dieu n’existe peut-être pas, mais le Rayon Vert, oui.
Qu’on me permette une dernière digression, à la première personne cette fois-ci: après avoir lu dans un café fribourgeois la fameuse boutade rohmérienne (« le hasard n’est pas fortuit »), je sors dans la rue, croise ma marraine sur le trottoir, lui parle d’une connaissance, pour ainsi dire injoignable, qui avait proposé (une autre fois par hasard, après des mois de silence) de passer en notre compagnie un dîner à l’occasion. Je me retourne, pour l’apercevoir de l’autre côté du pavé. Nous n’avions chacun aucunes raisons d’être ordinairement à cet endroit, à ce moment de la journée. Le rendez-vous fut fixé au dimanche soir suivant, dans l’appartement de l’une d’entre nous. Ce fut l’une des plus agréables soirées de ma vie. Jean-Louis Trintignant se retrouvait dans une situation similaire, quarante plus tôt à Clermont. Certains comprennent que ces hasards n’ont rien de fortuit, d’autres n’y voient qu’une banale coïncidence, dans une petite ville bourgeoise et catholique.