Considérations sur Raoul Walsh (4)
Donc, en exergue du bouquin dirigé par Mathieu Macheret -
Raoul Walsh: en jeux- nous trouverons cette phrase ci que je suis allé piquer en suivant le lien partagé par Lohmann:
«Une filmographie monstre, une autobiographie (Un demi-siècle à Hollywood) d’une telle densité que l’exercice biographique aurait peu de sens, une variété de thèmes et de genres rendant l’exercice critique et monographique sans fin...»
En effet, je disais plus haut «quand il y en a plus, y en a encore», répercutant ce sentiment exprimé ci-dessus, sinon d’insaisissabilité (surtout pas), du moins de difficulté d’appréhension, de celle que l’on doit éprouver quand on ne sait pas par quel bout attaquer une montagne.
J’ai cité plus haut, je citerai encore.
Pas trop mais un peu parce que il y a eu de beaux textes sur Walsh (je garde ceux que je connais toujours à portée de mains), rédigés par des passionnés qui ont perçu que la richesse de l’œuvre était plus une question de profusion de cinéma qui exsude que d’enchevêtrements thématiques, pourtant pas inexistants chez le réalisateur.
On aborde Howard Hawks, cinéaste de génie, sous l’angle des thèmes qu’il entrecroise de façon presque obsessionnelle. On appréhende John Ford, génie du cinéma sous celui d’une geste irlandaise agglomérée à l’Histoire des Etats-Unis.
L’œuvre d’un Hawks, d’un Ford, d’un Wellman sera rectiligne ; on en délimitera les contours (ce qui ne veut évidemment pas dire les limites). Chez ces gens-là, occurrences et récurrences facilitent l’approche analytique, confortent l’exégèse.
L’univers de Walsh est une galaxie bourdonnante d’échos autour lesquels vibrionne notre soif d’explorer.
Le circonscrire est une tâche ardue, sinon impossible.
Il ne s’agit pas seulement d’admettre et de saluer la versatilité superbe d’un mercenaire surdoué de l’artisanat hollywoodien, mais, plus que cela, d’accuser réception d’une telle puissance de tempérament qu’elle a suffi à elle seule à servir de point d’ancrage à cet imaginaire que l’enfance s’était ingéniée à tisser entre tous ces noms prestigieux de metteurs en scène.
En d’autres termes, Raoul Walsh a incarné à lui seul le cinéma américain. Il était l’œil du cyclone, .
Raoul Walsh ne fait pas seulement les films qui lui ressemblent, on devine qu’il ressemble à ses films, fougueux quand la fougue se déploie, plus nonchalant, voire désinvesti, lorsque pointe le bout du nez de la routine. Tous les films que j’ai vu de lui semblent le répercuter, d’un bout à l’autre de la filmographie.
Il ne s’agit pas de dire qu’il réussissait tout ce qu’il entreprenait.
Mais tout ce que l’on peut voir de lui témoigne d’une aisance à exister, d’une absence de complexes, d’une sorte d’invincibilité, de force marmoréenne. On ne l’imagine pas, contrairement à Ford, rencontrer des problèmes d’alcoolisme alors que lever le coude ne devait pas l’effaroucher.
Walsh donne le sentiment d’être le maître de sa destinée, de charrier avec lui le charisme naturel des grands conteurs, de ceux qui entraînent avec eux, tels des joueurs de flûte de Hamelin, rats des villes et rats des champs, producteurs, comédiens et techniciens vers les rivages trépidants de l’aventure humaine.
Parmi tous ces noms de cinéastes, énumérés dans le commentaire précédent, c’est Raoul Walsh qui a fini par ressortir, à la fois parce qu’il était celui qui résonnait le plus avec le sentiment de l’enfance mais surtout parce que s’établissait un étrange rapport de (dis)proportion entre un certain angle mort (qu’est ce qui était abordé par son cinéma, après tout, alors même que Ford et Hawks, toujours eux, semblaient ne faire qu’un bloc thématique que chaque nouvelle découverte venait renforcer?) et l’assurance que son œuvre n’en finirait plus de révéler ses trésors.
Autrement dit, rien qu’à lire le nom de Raoul Walsh, on se sentait nourri, sustenté d’avance comme sous l’effet d’un magnétisme de cinéma entretenu par des images de pure fougue, d’énergie brute, cosmique, à la fois plébéiennes, sans complexes (au risque du lourd, parfois) et portées pourtant par une élégance instinctive semblant venir d’avant le cinéma.
D’où ce sentiment, lorsqu’on est face aux films, d’un au-delà de la modernité, d’un super-classicisme prenant possession (comme le démon) du narratif tout en se défiant de tout diktat des contingences.
En d’autres termes, la filmographie a beau paraître éparpillée et compartimentée au gré des décennies, c’est la même coulée de lave qui nous emporte et qui trouve, au cours des années 40, la travée idéale à ce qu’elle soit torrentielle: le giron Warner, l’ultra-modernité de ce studio et une complicité féconde avec comédiens et producteurs.
C’est ainsi que Walsh semble inventer le style Warner alors qu’il ne fait qu’y insuffler son génie narratif.
Tentons de percer le secret du Chef.
Après la diffusion au Cinéma de Minuit de
La Piste des géants (
The Big Trail, 1930) fin 1991, un pote, devant une bière, se mit à saluer plus que positivement la fameuse séquence des chariots que l’on descend de la falaise.
Dans la réalité du tournage, le convoi devait de toute façon être déplacé en contrebas.
La manœuvre était donc prévue d’un point de vue logistique. Walsh décida que ce serait filmé et que cela deviendrait le clou du film: idée de génie.
Le pote, qui devait connaître l’anecdote, se fendit d’un spontané autant que mémorable
«Chez Walsh, on ne triche pas». Ce qui est vrai.
Ce refus de la tricherie, on va le trouver tout au long d’une filmographie qui propulse la mise en situation (James Cagney, dans la scène du réfectoire de
L’Enfer est à lui) au rang de manifeste esthétique.
Ainsi, dans
Sadie Thompson (1928,
Faiblesse humaine, en français), Raoul Walsh tient le rôle du Sergent 0’Hara (Handsome, pour les intimes) amoureux de la prostituée Sadie avec laquelle il partira, une fois qu’elle se sera débarrassée de l’infect charlatan puritain qu’interprète très brillamment Lionel Barrymore.
Parmi les quelques adaptations du roman de Somerset Maugham, celle de Lewis Milestone datant de 1932, titrée
Rain, et dont Joan Crawford et Walter Huston, dans le rôle du prédicateur, sont les vedettes, est tout à fait remarquable, plus âpre, plus glauque même que la version Walsh.
Mais cette dernière reste un grand moment, d’abord parce que Sadie Thompson est interprétée par Gloria Swanson dont il faut absolument prendre conscience de l’extrême beauté qu’elle affichait à l’époque. Elle est ici éblouissante de modernité piquante et sexy.
Ensuite, je considère que le fait que Raoul Walsh joue le rôle du beau gosse de service produit un je-ne-sais-quoi d’étonnant et de jubilatoire.
On sait que Raoul Walsh jouait dans beaucoup de petits films qu’il réalisait dans les années 1910 et qu’il apparaissait de façon spectaculaire dans le rôle de John Wilkes Booth, l’assassin du Président Lincoln dans
Naissance d’une nation mais ce fut tout et il n’était pas Douglas Fairbanks.
C’est donc de façon très fraîche et très spontanée qu’il rempile en 1928 pratiquement au pied levé car Gloria Swanson aurait manœuvré pour que ce soit lui qui prenne finalement le rôle.
Etait elle secrètement amoureuse de son réalisateur? Walsh ne se prononce pas vraiment à ce sujet dans son autobiographie mais je jurerais, en visionnant le film, qu’il se passe quelque chose entre eux.
C’est qu’on a le sentiment qu’il n’y a qu’avec Walsh qu’une telle chose puisse se produire et on imagine pas l’équivalent avec John Ford ou Allan Dwan.
C’est aussi que là encore, du cinéma est en train de survenir, en fonction des contingences. C’est certes moins spectaculaire qu’une descente de chariots le long d’une falaise à pic mais nous n’assistons pas moins au bousculement claquant du bon ordre romanesque par une effarante bouffée d’invention, quand bien même elle serait le fruit de l’improvisation.
On peut voir également dans ces observations duelles, la prise d'acte suivante : tout au long de l'œuvre walshienne, puissance épique et maîtrise plus discrète de la circonvolution romanesque ne feront que cohabiter, dans la plus parfaite complémentarité.
Gloria Swanson et Raoul Walsh dans
Sadie Thompson
A suivre..