[...] « Je trouve que c’est un texte très fort. Adèle Haenel touche mon sens de la responsabilité et ses déclarations profondes et intransigeantes me culpabilisent, même si je ne fais pas partie de ceux qui protègent Polanski », confie la réalisatrice Aurélia Georges (La Place d’une autre).
[...]« Elle a un côté Antigone des temps modernes, sauf qu’elle ne cherche pas à enterrer son frère mais plutôt à déterrer les cadavres qu’on ne veut pas voir, décrit la cinéaste Axelle Ropert (Petite Solange), membre du collectif 50/50 et cosecrétaire de la Société des réalisatrices et réalisateurs de films (SRF). En coulisses, certains la traitent déjà de folle. J’admire au contraire la logique de sa trajectoire. Elle a tiré un premier fil lié à son expérience en tant que victime d’abus sexuels, puis elle en a exploré toutes les implications. En revanche, je ne suis pas d’accord avec son appréciation des films, que je trouve sévère. »
[...] Le cinéaste Pierre Salvadori, qui a dirigé l’actrice dans En Liberté !, en 2018, a fait part de son désarroi : « Je suis désolé, je ne sais pas trop quoi vous dire. Il y a dans son texte une telle colère, un tel rejet du cinéma, des gens qui le font ou y “participent”, comme finalement de ceux qui le voient, qu’il me semble qu’il n’y a aucun commentaire possible. » Sentiment partagé par d’autres cinéastes, qui ont souhaité garder l’anonymat.
[...] « Ne nous cachons pas les yeux, et n’ayons pas peur de le répéter, ce milieu est d’une grande homogénéité sociale et politique, et jamais ne remettra en cause par lui-même ses propres fonctionnements et surtout ses privilèges bourgeois », note tout de même Jean-Gabriel Périot [...] « Il ne faut pas avoir fréquenté bien longtemps ce milieu pour en saisir son impossibilité à s’ouvrir à quelque forme d’émancipation que ce soit », considère M. Périot.
[...]Audrey Vernon dit « bravo Adèle, et espérons que le milieu du cinéma va faire un grand nettoyage dans ses pratiques ». L’humoriste quadragénaire, l’une des plus engagées de sa génération, membre du mouvement d’écologie politique Les Soulèvements de la Terre, vise particulièrement les connexions du cinéma avec le monde du luxe, alors que les inégalités sociales se creusent – une autre critique soulevée par Adèle Haenel dans sa lettre.
La performeuse, qui a dénoncé dans son seule-en-scène Billion Dollar Baby le capitalisme sauvage, explique au Monde : « Il y a un problème avec l’art, et tout particulièrement le cinéma, qui appartient de plus en plus à des milliardaires. Les jeunes actrices en vue font d’ailleurs souvent la couverture des magazines parce qu’elles sont égéries, et que le média en question est tenu par une grande fortune, ou connecté avec tel mécène. Je ne comprends pas qu’à l’époque de #MeToo, on utilise encore des actrices pour vendre des sacs. »
[...]Denis Gravouil, le secrétaire général de la CGT-spectacle, qui est aussi membre du conseil d’administration du Festival de Cannes, confirme que les choses ne bougent pas : « Pour s’éviter des problèmes de conscience, le milieu du cinéma a nié que Polanski et Depardieu sont des agresseurs sexuels. » Ces derniers, également visés par l’actrice, ainsi que Dominique Boutonnat, ancien président du Centre national du cinéma (CNC), démentent les accusations dont ils font l’objet.
« Le milieu n’a pas fait suffisamment sa mue sur les violences sexuelles. En témoigne la sélection du film de Catherine Corsini, Le Retour, en compétition à Cannes, malgré les témoignages de certains professionnels sur les conditions de tournage, et alors que le CNC a suspendu son financement sur le film. En agissant ainsi, le Festival de Cannes donne une sorte de blanc-seing, comme si celles et ceux qui dénoncent les violences n’avaient pas voix au chapitre », déplore M. Gravouil.
« La parole d’Adèle Haenel et sa cohérence exemplaire donnent énormément de force à beaucoup de femmes dont je fais partie, témoigne la cinéaste Caroline Deruas, qui a dirigé l’actrice en 2011 dans le rôle d’une jeune femme tondue à la Libération, dans le court-métrage Les Enfants de la nuit. Ce milieu refuse pour l’instant de progresser, la justice n’est toujours pas à la hauteur pour protéger les femmes des violences sexistes et sexuelles. Mais ce qui a déjà changé, grâce à Adèle Haenel et au vaste mouvement de la libération de la parole, c’est qu’aujourd’hui les femmes savent et sont en mesure de se comprendre, de se soutenir et de résister. »
[...] « Comme d’autres jeunes femmes dans le monde, elle monte en première ligne médiatique pour venir inquiéter intimement notre façon d’appréhender l’autre et, plus largement, notre rapport au vivant, explique l’actrice Maud Wyler, également chargée de communication interne au sein de l’Association pour la promotion du cinéma, bureau qui régit l’Académie des Césars. Elle balise un autre chemin possible. Et cela suppose beaucoup de bravoure. »
[...]« Il me semble important de ne pas oublier que des noyaux de résistance existent, nuance Caroline Deruas. Surtout dans le cinéma d’auteur, où des acteurs de toute la chaîne de fabrication des films refusent de jouer des rapports de pouvoir et restent portés par un élan artistique et politique sincère. Mais ce sont ces mêmes noyaux de résistance qui se voient de plus en plus étouffés et pressurisés par le système de financement actuel. »
Même son de cloche du côté de la cinéaste Fleur Albert (Stalingrad Lovers), membre de la SRF : « Adèle Haenel a ouvert une prise de conscience originelle. En revanche, je trouve qu’on ne peut pas mettre tout le monde et tous les cinéastes du cinéma d’auteur sur le même plan. Je ne me sens pas visée par la désignation globalisante d’un cinéma d’auteur forcément riche, forcément gâté, qui irait à Cannes chaque année avec la bénédiction de Thierry Frémaux (un homme), un cinéma forcément blanc et raciste, aux sujets superficiels, divertissants, légers et politiquement corrects, où la liberté créative serait piétinée par un libéralisme autoritaire. [Cela] ne correspond ni à mon expérience ni aux conditions dans lesquelles je crée depuis vingt ans (…). Toute la richesse créative des cinématographies contemporaines françaises et européennes atteste aussi de cette résistance à l’uniformisation et nous tentons de survivre pour faire et accomplir notre métier, écrire et tourner ! »
[...]« Paradoxe, dit Maud Wyler. On a besoin d’Adèle Haenel, comme on a besoin d’artistes, besoin d’un cinéma qui proposerait une autre fiction que le prolongement d’abus de pouvoir. »
Comment agir autrement ? « Si je comprends le choix du retrait opéré par Adèle, je continue d’opter pour une stratégie différente, poursuit Jean-Gabriel Périot. Il me semble important, voire primordial, que des contre-cinémas, même minoritaires, existent. La fatigue, la pauvreté et le dégoût lassent évidemment, mais si les rares d’entre nous qui essaient de travailler un cinéma à la hauteur de nos engagements politiques partent, qui fabriquera ces films dont nous avons besoin ? Ne rien espérer du “cinéma français” n’est pas encore [pour moi] synonyme de désespérer du cinéma comme art possiblement politique. Et là, je parle autant comme cinéaste que comme spectateur. »