Une fois n'est pas coutume, écrasante présence du cinéma français cette année dans mon top, puisque sur les 12 films que je retiens parmi tous les autres en 2018, 10 constituent des productions ou co-productions hexagonales.
Mais ce n'est pas le seul fil que je déroulerais pour évoquer cette sélection et lier entre eux les grands films de ce top. Comme chaque année, la liste qui émerge de mes fréquentations en salles obscures reflète quelques obsessions, quelques méditations du moment. De la difficulté d'être intègre ; du salut de l'humilité ; de la douleur et du bonheur d'aimer ; de la solitude en compagnie des autres... c'est un peu de cela que parle mon année de cinéma.
1.
Mektoub, my love : Canto Uno, Abdellatif Kechiche, France
C'est peut-être le film le plus radical de son auteur - en tout cas c'est du pur Kechiche. Construite selon une boucle exponentielle, cette chronique d'un été méditerranéen fait se télescoper dans la plus grande confusion désirs sexuels et élans sentimentaux, au gré des jeux de plage, des confidences, des péroraisons et des entreprises de séduction qui n'en finissent pas de brouiller les cartes pour les personnages, en même temps qu'ils éclairent le spectateur amusé sur les paradoxes de chacun. Le film, en cela, rappelle Rohmer, même si la grammaire cinématographique du réalisateur de La Graine et le Mulet demeure profondément pialatienne dans sa logique de sidération et d'étouffement mêlés.
On peut voir, avec alors un certain malaise, dans les portraits dressés de la petite communauté suivie par le cinéaste, la radiographie un peu glauque d'un certain état d'esprit méditerranéen ; mais j'ai surtout envie de lire dans la galerie grotesque que croque Kechiche la manifestation d'un esprit grégaire en lequel toutes les âmes en quête d'un peu de chaleur ont la tentation de se lover, au risque de s'égarer. D'ailleurs, je trouve le film très fin parce que s'il n'est jamais tendre avec ses personnages, il n'est jamais malveillant non plus : plusieurs très belles scènes témoignent de la difficulté à être sincère dans le panier de crabes affectif qui a construit l'ensemble des acteurs du marivaudage que l'on suit. Et en l'occurrence tous, en dehors peut-être de deux êtres (Amin le héros, et Charlotte le flirt vite délaissé par le cousin Tony), revêtent des masques, mais personne n'est dupe des autres, et personne ne juge quiconque, sinon par dépit ou par jalousie de circonstance. Si bien qu'on est constamment balancé entre la cruauté, l'inconséquence, la bêtise d'un comportement, et la candeur, l'ingénuité, voire la générosité de l'attitude qui suit.
Je ne reviens pas sur la fascination des corps, et particulièrement des chutes de rein spectaculaires, à l'oeuvre ici (à ce titre, le corps d'Ophélie Bau est en lui-même une matière cinématographique assez extraordinaire) : tout au plus préciserai-je que d'une part, elle me paraît tout à fait cohérente avec le projet du film (faire monter le désir jusqu'à l’écœurement des chairs, à partir d'un regard essentiellement masculin et hétérosexuel), et que d'autre part je ne vois personne s'offusquer sur la fascination des corps masculins chez Pasolini, Fassbinder ou Claire Denis...
Au-delà des polémiques, la grande réussite du film me paraît bien résider dans sa puissance d'évocation et d'immersion : à partir du moment où on accepte le pacte de Kechiche (il n'y a - presque - rien à raconter, tout à ressentir), on est emporté dans la spirale entêtante de ce summer break sétois, dont la fièvre monte à chaque nouvelle baignade et à chaque nouvelle danse bachique, tandis que chacun tente de s'oublier dans sa propre fascination ou dans celle de ses partenaires... Et la rupture de cette boucle se fait de la plus belle des façons, à travers deux scènes apaisées (une chèvre au crépuscule et une errance sur la plage) dans lesquelles les prétentions faussement simples du protagoniste principal rencontrent le sublime d'une rencontre avec la vie dans ce qu'elle a de plus prosaïque, de plus anecdotique, de plus nu. (commentaire repris du topic sur le film)
2.
Mademoiselle de Joncquières, Emmanuel Mouret, France
Dans la lettre 81 des
Liaisons dangereuses, la machiavélique Madame de Merteuil dresse le portrait implacable d'une société libertine au sein de laquelle elle a appris à évoluer dans la dissimulation et le mensonge constants, au point de devenir avec les années un monstre de calcul et de froideur. Femme guerrière dans un environnement patriarcal où le jeu des réputations biaise tout rapport humain, elle prend acte du déséquilibre structurel d'un monde qui conduit hommes et femmes à une perpétuelle valse de prédation ; mais en envisageant son émancipation personnelle dans la perversion des codes libertins et non dans leur explosion, elle se condamne, suivant une logique de survie qui ne remettra jamais en question la loi du plus fort, à la solitude.
Aussi son cynisme fatal pourrait-il trouver un contrepoint dans la mélancolie du très beau personnage interprété par Laure Calamy dans
Mademoiselle de Joncquières : spectatrice lucide des tensions sentimentales et de l'injonction au mensonge qui régit tous les rapports humains quand les commérages ordonnent l'existence des individus, elle constate avec amertume et résignation qu'en prenant ses distances avec les hommes par peur de la manipulation, elle s'est fermée à la séduction et à l'amour.
D'une certaine manière, ces deux figures pourraient dessiner le carcan et les lanières du corset dont sont prisonnières les femmes au XVIIIe siècle, un peu de la même manière que les images de pute et soumise peuvent aujourd'hui encore constituer un triste paradigme féminin en de trop nombreux endroits dans la France et dans le monde.
Entre ces deux chemins extrêmes menant chacun à ses impasses, Emmanuel Mouret imagine une troisième voie. Et aussi surprenante que puisse paraître l'entreprise de prime abord, c'est en puisant sa vision des relations humaines dans les fondements même de la philosophie libertine que le cinéaste cherche un apaisement des êtres. Car si la lumineuse mademoiselle de Joncquières, malheureux instrument de vengeance d'une femme blessée (magistrale Cécile de France, capable d'être tout à la fois glaçante et bouleversante dans le même regard), peut se révéler au monde dans toute la pureté de son âme, si elle apparaît crédible au spectateur, c'est non seulement parce qu'elle est incarnée avec génie par Alice Isaaz, mais c'est aussi parce que l'écriture ciselée de Mouret précise le portrait d'un idéaliste, le Marquis des Arcis, qui parce que ses idéaux dépassent tout orgueil déplacé, accepte de se confronter à la seule réalité qui puisse lui apporter le bonheur : la beauté se niche partout, et surtout là où on ne l'attend pas. D'une certaine manière, il y a quelque chose d'un peu baudelairien dans la fable : comme le poète, les personnages qui trouvent ici le salut pourraient conclure ainsi : "Tu m'as donné ta boue, et j'en ai fait de l'or"...
3.
Shéhérazade, Jean-Bernard Marlin, France
Je n'en peux plus de conseiller ce film à tout le monde et que personne ne se bouge le cul pour le voir toutes affaires cessantes !

C'est LE grand film d'amour de 2018 : celui, d'une mystique totalement dardennienne (comme chez les cinéastes belges, il question d'un grand éveil dans la caverne...), mâtinée de rugosité kechichote, qui te dit au premier degré que l'Amour sauvera le monde - et qui le dit si bien qu'en fait, tu y crois ! Magnifique couple formé par les improbables Dylan Robert (sic) et Kenza Fortas, incandescents tous les deux.
4.
Call me by your name, Luca Guadagnino, France, Italie, USA, Brésil
Peut-être le film le plus solaire de l'année. Aussi caressante que le cadre idyllique des grands lacs italiens qui lui sert d'écrin, c'est une oeuvre dans laquelle, si illusoire que cela puisse paraître, tous les protagonistes sont BEAUX et dignes. Les amants sont magnifiques, la fille tristement délaissée est magnifique, le père est magnifique... Et qu'est-ce que ça fait du bien, une oeuvre dont les personnages respirent autant la bienveillance et la sanité d'esprit ! Evidemment, d'aucuns diront que tout cela est un peu trop parfait... On s'en fout, non ?
5.
Plaire, aimer et courir vite, Christophe Honoré, France
Parce qu'il a fait naître au cinéma véritablement Vincent Lacoste, parce que Denis Podalydès m'a fait chialer et que ça faisait des lustres que je ne l'avais pas vu si bon, parce que c'est un film qui réussit le miracle d'être à la fois solaire et crépusculaire, euphorisant et cruel, le dernier Christophe Honoré ne pouvait pas faire autrement que se trouver là...
6.
Jusqu'à la garde, Xavier Legrand, France
Toujours pas d'accord avec les réserves émises ici et là sur ce faux film simple - à la fois précis et honnête, complexe et franc, évident et vertigineux. Cf. mon commentaire inaugural sur le topic du film.
7.
First Reformed -
First Reformed : Sur le chemin de la rédemption, Paul Schrader, USA
Pur film schraderien, dont l'absence de sortie dans les salles obscures reste la plus grande injustice de l'année, c'est le récit d'une conscience qui grandit dans le brouillard de la foi malmenée par le monde. C'est aussi l'histoire de mains qui se tendent pour se tenir l'une l'autre. Et il y a dans le parcours de son héros (Ethan Hawke, toujours merveilleux) l'austérité superbe qui préside à tout voyage intérieur, en même temps que l'éclat fulgurant d'une épiphanie à laquelle devraient aboutir toutes les belles rencontres humaines.
8. 映画 聲の形 (
Eiga koe no katachi) -
Silent Voice, Naoko Yamada, Japon
Le dolorisme nippon, pas si étranger à son corollaire chrétien, est sans doute un peu appuyé dans ce film délicat et complexe. Mais je retiens avant tout dans
Silent Voice la grande quête qui traverse tous ses beaux et imparfaits personnages : celle d'une empathie retrouvée, de murs enfin levés entre eux et les autres, de visages enfin fixés lorsqu'arrive le temps où on peut soi-même se regarder dans le miroir. C'est une oeuvre d'une grande honnêteté et d'une grande sensibilité sur les failles de chacun, et sur la manière dont on se construit dans la communauté, dont on s'y love, dont on s'en émancipe, parfois honteusement, souvent douloureusement - depuis les bancs de l'école jusque sur les trottoirs de la vie.
9.
Nos Batailles, Guillaume Senez, France, Belgique
Romain Duris n'en finit pas de grandir en tant que comédien ; il est ici bouleversant, incarnant un personnage avec la tête dans le guidon, qui s'efforce tant bien que mal de faire au moins pire avec ses collègues, avec sa famille, et qui se trompe quand même... Encore une oeuvre généreuse, où chaque personnage satellite trouve sa place comme un épiphénomène dans la vie de cet homme débordé, mais qui pourrait tout autant être le héros ou l'héroïne d'un autre film aussi passionnant - à l'image de la collègue en manque d'amour campée par Laure Calamy, ou encore de la soeur du héros, sensiblement incarnée par Laetitia Dosch...
10.
Guy, Alex Lutz, France
Ubi sunt qui ante nos fuerunt ?
A travers son vrai-faux documentaire sur une gloire passée fictionnelle, Alex Lutz interroge avant tout la question de la mémoire, de la postérité, de la transmission... sous l'angle mélancolique de la solitude existentielle. J'ai été très touché, et quelque part surpris par ce beau film brassant des questions qui me tiennent à coeur depuis longtemps...
11.
Mes Provinciales, Jean-Paul Civeyrac, France
Si l'an dernier Antoine, le jeune héros de
L'Atelier, finissait par trouver le moyen de tromper la vanité de son existence, c'est peut-être tout le drame des personnages de ce beau long-métrage (le premier que je vois de Civeyrac) que de ne pas parvenir à trouver le geste ou la parole qui les feront exister. J'avais très peur, en voyant la bande-annonce, de l'imbitable pensum. En fait c'est un film très élégant et sincèrement inquiet, qui s'interroge avec beaucoup de finesse sur la qualité et la portée de tout engagement - amoureux, politique, éthique... Quelque part, il faut espérer que la jeunesse maladroite et idéaliste qu'il dépeint existe encore, et existera toujours.
12.
Amanda, Mikhaël Hers, France
Il y a des défauts dans le troisième long-métrage de Mikhaël Hers, mais il y a aussi des trouées magnifiques, à l'instar de cette conclusion apaisée dans un parc londonien, faisant directement écho à la scène allusive du carnage à Vincennes. Il y a de beaux personnages blessés aussi, comme celui interprété par Stacy Martin (beaucoup plus intéressante ici que chez Lars Von Trier soit dit en passant...). Surtout, il y a un art de filmer la ville et le cadre comme un prolongement des hommes assez remarquable chez le cinéaste français. Belle idée ainsi de filmer un Paris en deuil, sorte de manifestation physique de l'empathie qui résonne au sein de tout drame collectif - c'est-à-dire de tout drame tout court.
Pas trop envie de m'attarder sur les quelques petites baudruches de l'année ni sur les vraies purges à mes yeux, donc je m'arrête là.