Chicago Calling
Publié : 29 janv. 15, 18:17
Chicago Calling ( 1951 )
Réalisation : John ReinhardtProduction : Peter Berneis (Arrowhead Pictures) - Distribution : United Artists
Scénario : Peter Berneis et John Reinhardt
Photographie : Robert de Grasse - Musique : Heinz Roemheld
Avec Dan Duryea (William R. Cannon, Mary Anderson (Mary Cannon), Gordon Gebert (Bobby), Melinda Plowman (Nancy)
William Cannon, un photographe au chômage qui a sombré dans l'alcoolisme rentre chez lui au petit matin après une nouvelle nuit de beuverie pour découvrir que sa femme s'apprête à le quitter emmenant avec elle leur petite fille. Le lendemain, il reçoit la visite d'un employé du téléphone venu pour couper la ligne à cause d'un impayé de 53 $. A peine la ligne est-elle coupée que Cannon voit le télégramme qui avait été glissé sous sa porte l'avertissant que sa femme et sa fille ont été victimes d'un accident de la circulation près de Chicago et que sa fille grièvement blessée doit subir une opération chirurgicale. Sa femme lui promettant de l'appeler dans 48 h pour donner des nouvelles de la fillette, il devient impératif pour Cannon de réunir les 53 $ nécessaire à la réouverture de la ligne car c'est son seul lien avec sa famille. Il se lance immédiatement en quête d'un moyen pour réunir cet argent...
Un petit retour vers Dan Duryea. Chicago Calling était le 2ème film qu'il avait tourné après la fin de son contrat chez Universal. Voici ce que Dan Duryea déclara dans les années 60 au sujet de ce film : Je ne touchais aucun cachet, mais seulement un pourcentage sur les bénéfices. Il n’y en eu aucun mais je n’ai aucun regret. Ce rôle a fait pleurer mon épouse, et ce fut un énorme compliment de la part de cette personne dont je vénère l’avis. Dan Duryea aurait aussi parfois déclaré qu'il s'agissait de son film préféré. Vu d'aujourd'hui, s'il a participé à des films encore supérieurs, ce tout petit film d'un inconnu avait offert effectivement à Duryea un de ses plus grands rôles, qui plus est dans un film qui reposait en grande partie sur sa performance car il est de presque tous les plans. Et il est merveilleux dans un rôle très inhabituel, interprétant un paumé magnifique, très sympathique malgré ses faiblesses. Je ne vois pas grand monde qui aurait été capable de rendre compte des troubles de cet homme, plein de bonne volonté mais faible, courageux mais malchanceux, lucide sur son état mais apathique à force de tristesse, épuisé mais qui va se montrer capable de retrouver des ressources physiques et morales insoupçonnées.
Reinhardt, scénariste et réalisateur de son film, va très vite à l'essentiel, c'est à dire la plongée dans la ville d'un homme qui va chercher par tous les moyens à rétablir le lien avec sa famille mais avant cela, il dresse très vite le portrait d'un homme à la dérive. Les dernières conversations entre Cannon et sa femme permettent de se faire une idée de ce qui a pu arriver à ce type qui fut un combattant courageux durant la 2ème guerre mondiale, qui fut ensuite un brillant étudiant en photographie mais qui s'est par la suite montré incapable de concrétiser ses espoirs. Cannon a tout perdu à cause de son alcoolisme, à commencer par ses différents emplois qu'il a été incapable de conserver très longtemps. La suite : la perte de confiance en soi, la dépression, l'amour propre qui en prend un coup…et on le retrouve quelques années plus tard, chômeur, passant l'essentiel de ses nuits dehors et délaissant sa famille. Cannon ne semble pas avoir pris la mesure de l'immense lassitude de sa femme car à force de promesses non tenues, celle ci songe sans doute depuis longtemps à le quitter. Néanmoins, l'annonce du départ de sa famille est le coup de grâce. Leur dernière sortie dans un jardin public de Los Angeles, après que Cannon, résigné, semblera avoir accepté la situation est magnifique. Si ces séquences avaient été muettes, à voir en arrière plan leur petite fille jouer ou tourner sur un manège, sur les images d'un couple en apparence très proche et qui ne se quitte pas des yeux, on aurait pu croire à la sortie d'une famille très unie...mais les dialogues dressent un bilan amer. Mary n'en peut plus de cette vie misérable après d'un homme qui part à la dérive alors, bien qu'encore amoureuse de son mari, elle préfère, peut-être momentanément, rejoindre sa famille dans l'est, en attendant de voir s'il est capable de se ressaisir.
Mais comment y parvenir quand on est dans un tel état de fragilité psychologique et après avoir perdu sa famille ? C'est un double choc émotionnel encore plus fort qui va réveiller Cannon : le très grave accident de sa fille et presque simultanément la perte du seul lien qui restait avec sa famille qui était en train de s'éloigner. A partir de cet enjeu minime, tellement minime qu'il pourrait paraitre ridicule (on coupe le téléphone à un pauvre type…) Reinhardt réussit à transcender un sujet de simple mélodrame et à partir d'un scénario aussi mince que la fragilité apparente du postulat de départ, il construit un film passionnant et en rien larmoyant, la quête de Cannon prenant la forme d'un récit très vivant, presque un récit d'aventure avec pour enjeu immédiat la course contre la montre pour réunir la somme d'argent nécessaire pour rétablir le lien cassé avec sa famille, une quête minuscule, certes, mais qui pourrait relancer Cannon et le mettre sur la voie d'une reconstruction (Reinhardt laisse la fin ouverte et ne répond pas mais malgré son désespoir, une renaissance de Cannon reste possible). C'est en plongeant au coeur de la ville, en s'ouvrant de son problème qu'il va rencontrer en condensé tout ce que la vie peut offrir, les belles et les mauvaises rencontres, mais les aides qui vont lui être apportées seront malheureusement contrebalancées par la malchance qui poursuit Cannon ; la fatalité qui s'abat sur notre personnage principal étant le principal élément noir d'un film qui en apparence repose sur le suspense mais qui est surtout un grand drame social esthétiquement très éloigné des standards Hollywoodien. C'est en fait un des rares exemples de films américains ayant semble t'il subit l'influence directe du néoréalisme italien, une influence que l'on sent chez d'autres américains, Losey ou Dmytryk par exemple mais surtout lorsqu'il travaillèrent en dehors d'Hollywood.
Cela commence avec la localisation de l'appartement de Cannon dans un ilot très ancien du quartier populaire de Bunker Hill, extrêmement photogénique avec ses escaliers et ses maisons pour certaines en bois posées à flancs de colline (qui a parait-il beaucoup changé depuis). On l'a entrevu dans de nombreux films noirs des années 50 (The Brasher Doubloon, The Turning Point, M, Cry Danger, Sudden Fear, Criss Cross, etc…) mais il n'a jamais été utilisé ainsi. Puis pour la façon dont sont filmées les déambulations de Cannon que nous voyons descendre de son quartier de déshérités, marchant au coté du seul compagnon qui lui reste, son chien, dans les rues de Los Angeles. Le film a été tourné au milieu de la foule mais c'est surtout pour toutes les rencontres avec le petit peuple de Los Angeles et pour la façon très naturaliste dont ces séquences urbaines ont été filmées que le rapprochement est le plus évident. La fébrilité de Cannon, son angoisse visible et ses efforts désordonnés mais son énergie véritable vont susciter en ville toutes sortes de réactions. S'ouvrant de son besoin d'argent urgent à qui veut bien l'entendre, il va rencontrer la cruauté ou l'indifférence mais il va aussi recevoir des aides parfois inattendues. D'un coté : les huissiers, la compagnie du téléphone, les banques et les sociétés de prêt vont lui refuser toute aide, voir vont l'enfoncer un peu plus. En dehors des réactions parfois désolées des employés, il ne va en effet rencontrer du coté des institutions et du "monde de l'argent" qu'un mur d'incompréhension…mais il va pouvoir compter en revanche sur la solidarité des gens modestes, et sur leurs aides qui l'est parfois tout autant, mais elles vont lui redonner espoir.
La propriétaire d'une sandwicherie va lui donner 5 dollars alors qu'elle avait d'abord semblé méfiante et froide. L'honnêteté d'une inconnue qui rapportera l'argent perdu lors d'une sortie au stade de base ball permettra d'entretenir l'espoir. Le contremaitre d'une entreprise de démolition va lui offrir un emploi malgré l'inexpérience totale de Cannon. C'est ainsi qu'une nuit on va le retrouver derrière un marteau piqueur au milieu d'une majorité d'employés noirs plutôt moqueurs en raison de son inefficacité (Je ne sais pas si beaucoup de stars américaines ont eu entre les mains un marteau piqueur ?). Plus tard, on reverra, comme il l'avait promis, l'employé du téléphone venu d'abord pour couper la ligne…et enfin, si du coté de la police certains se montreront indifférents, ne mesurant pas la détresse de Cannon (le policier de Chicago joint au téléphone ne va pas comprendre l'urgence de sa situation), d'autres policiers, ceux de Los Angeles, venus pour l'arrêter à la suite d'un vol commis un peu plus tôt vont lui accorder ce "break" demandé par un Cannon au bout du rouleau (Combien de fois les amateurs de films noirs ont-ils entendu : Please, Give me a Break ? )
Mais celui qui tentera sur le long terme de lui venir en aide et qui sera son compagnon d'infortune sur presque toute la durée du film après une rencontre accidentelle, c'est un autre être abandonné et livré à lui même, un enfant de 8 ans. Bobby, l'orphelin impeccablement interprété par le jeune Gordon Gebert (que l'on peut voir dans d'autres films noirs et thrillers : 14 Heures, La maison sur la colline, L'énigme du Chicago Express ou qui était un des orphelins de Saddle Tramp) est un autre personnage qui peut faire peur mais c'est l'autre très beau personnage de ce film. L'orphelin élevé par sa soeur et le petit ami de celle ci, fuit la maison à la moindre occasion et a grandi bien plus vite qu'un enfant protégé. Il est même un peu trop débrouillard, ce qui pourra éventuellement nuire à Cannon. La relation entre ces deux personnages est magnifique. D'autre part, on peut voir en Bobby, un précurseur du petit fugitif de Engel et Orkin voir un tout jeune Antoine Doinel.
Sans évidemment rentrer dans les détails, je signale le final exceptionnel. La fuite désespérée de Cannon à travers la ville, traversant les rues et carrefours au milieu des voitures, puis les voies d'un centre ferroviaire, est admirablement filmée par Reinhardt avant un final absolument bouleversant (malgré les transparences employées à priori pour l'unique fois de ce film entièrement tourné en extérieur véritable et au milieu de la foule). Les autres talents : la photographie de Robert de Grasse est magnifique, notamment pour ses plans superbes du quartier de Bunker Hill. Un mot sur le metteur en scène qui est un quasi inconnu. John Reinhardt qui était né en Autriche, est décédé en Allemagne à 52 ans après y avoir réalisé ses deux derniers films. Il était arrivé aux États-Unis à la fin du muet et y a poursuivit une carrière d'acteur dans des rôles et pour des productions modestes. Il passa à la réalisation dans les années 30 et signa des films en langue espagnole destinés au continent sud américain ou au public américain hispanophone. Après une interruption de quelques années, il réalisa enfin entre 1947 et 1951, année de Chicago Calling qui restera son dernier film américain, une poignée de films, presque tous des films noirs, que j'avais pour l'instant laissé de coté et que je vais m'empresser de voir : The Guilty, High Tide, For You I Die, tous les 3 réalisés en 1947 et Open Secret en 1948. Chicago Calling est absolument recommandable même s'il est loin d'être un pur film noir. Dan Duryea mérite un monument...